[Agnès Varda est décédée ce vendredi 29 mars à l’âge de 90 ans. Nous vous proposons de replonger dans cet entretien fleuve] Electron libre du cinéma français, Agnès Varda joue au ping-pong avec le temps et les époques, sautant allègrement la frontière entre fiction et documentaire. Ni Nouvelle Vague ni Qualité Française, ni commerciale ni confidentielle. Avec la qualité du regard, le goût du jeu, la rue Daguerre et Jacques Demy comme constantes.Agnès Varda pouvait être considérée en 1993 comme un électron libre qui jouait avec le temps et les époques et sautait allègrement la frontière entre fiction et documentaire. Celle que l’on disait seule figure féminine de la Nouvelle Vague nous raconte son histoire et son œuvre intimement liés, lors d’un tout premier entretien donné aux Inrocks.
Dans Ulysse (1982), vous dites que vous n’alliez jamais au cinéma dans votre jeunesse. Dans ces conditions, quel est le cheminement qui a fait de vous une cinéaste ?
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Agnès Varda – Je ne sais pas vraiment. Vers 24-25 ans, comme ça, sans avoir appris le cinéma. Jane Campion non plus n’a pas fait d’école de cinéma, elle n’était pas spécialement cinéphile. Moi, j’étais pire que « pas cinéphile », j’étais ignare. J’ai grandi partout. Je suis née à Ixelles en Belgique, j’ai été élevée à Sète dans l’Hérault, mon père était grec, ma mère jurassienne… Bon, les parents ont une influence sur les enfants : les miens ne m’emmenaient pas au cinéma, tout simplement.
A cette époque-là, les enfants étaient très dépendants des parents. On sortait le dimanche, on allait marcher, faire des balades. Enfant et adolescente, j’ai aussi beaucoup joué : des jeux d’affabulation, des jeux d’extérieur. Non seulement je n’allais pas au cinéma, mais je n’ai pas lu du tout les livres d’enfants. J’ai commencé à lire à 15 ans. J’aimais beaucoup Prévert et j’avais quand même vu Quai des Brumes et Les Enfants du Paradis, qui m’avaient beaucoup plu. J’ai étudié à l’école du Louvre, je me suis passionnée pour la peinture : pas peindre, regarder la peinture. Et j’ai fait l’apprentissage de la photo, les cours du soir pour le C.A.P.
Vous êtes passée successivement par tous les stades de l’image : peinture, photo, cinéma.
J’allais beaucoup au théâtre. Par une série de hasards, je me suis retrouvée une des premières à photographier Jean Vilar en 1948. Par les hasards, on finit par devenir spécialiste de quelque chose. Pendant toue ce temps, je n’allais toujours pas au cinéma, ou très peu. J’ai vu L’diot, parce que Gérard Philipe y jouait. Puis j’ai écrit La Pointe courte et je suis entrée dans le cinéma en 1954 avec un long métrage en 35 mm, tout ce qu’il y a de professionnel. Mais le premier jour de tournage, je n’avais jamais vu une caméra de près.
Vous êtes devenue réalisatrice « par hasard » alors que chez Jacques Demy, c’est une passion qui venait de loin.
C’est justement ce qui m’avait fascinée et poussée à faire Jacquot de Nantes (1990). Chez Jacques, le cinéma était une vocation tenace qui lui était venue tôt dans son enfance. Moi, je ne sais pas très bien pourquoi j’ai fait du cinéma. Peut-être à cause de mon goût extrême pour la littérature et du fait que je faisais des photos silencieuses. En cout cas, ce n’est pas par cinéphilie ou amour du cinéma, je ne connaissais pas le cinéma. J’étais photographe, j’avais du temps le week-end, je me suis mise à écrire un scénario, ici dans la cour, comme ça, et je pensais qu’il ne serait jamais tourné.
Dans vos films, on sent que vous étiez photographe : vous cadrez souvent des murs, de la végétation, des choses inanimées…
Non, non… Les plans sur les murs, c’est vieux comme le monde, c’est le cliché même… Antonioni n’a pas été photographe, il a fait des murs et des murs, Wenders aussi. Le goût d’un certain type d’image ne vient pas de la photographie, il est là en soi. J’aurais commencé cinéaste, j’aurais filmé les mêmes choses. Ce que la photographie m’a apporté, c’est la connaissance des objectifs, comprendre le rendu d’un grand angle, d’une certaine ouverture de diaphragme, etc. Mais ce n’est pas pour autant qu’on fait un cinéma de photographe.
Pour un cinéaste, est-ce un avantage ou un inconvénient d’être photographe ?
La technique de la photographie est un avantage : le cinéma, ce n’est pas raconter une histoire ou montrer les choses, c’est avant tout savoir comment ce sera perçu par le spectateur. Notre travail est là. Il ne s’agit pas seulement de se faire plaisir en filmant une jolie image ; le problème, c’est ce que comprend celui qui regarde. Que voit-il ? Que sent-il ? Surtout, qu’est-ce que ça lui fait? Si on maîtrise les moyens de faire parvenir au spectateur des petits signaux, des clins d’ œil, des complicités de regard, c’est mieux. En ce sens, la photographie peur aider.
Souvent, quand on parle d’un film de photographe, c’est plutôt péjoratif : on insinue que le film n’a que de belles images à offrir, de beaux cadrages.
Ce que j’ai appris par la photographie, ce n’est pas du tout la belle image ou le cadre, c’est le hors-cadre. Qu’est-ce qui est contenu dans le cadre et qu’est-ce qui est suggéré en dehors du cadre ? On travaille avec un cadre qui est comme une boîte, une restriction du monde que l’on voit à l’œil nu. L’œil voit plus et quand on cadre, on doit choisir. Dans quelle mesure ce que j’ai choisi raconte aussi ce que je n’ai pas pu choisir ? Voilà ce qui m’intéresse. Parfois, j’aime bien ne pas installer le cadre. Dans Documenteur (1981), j’avais une remarquable chef-op, Nurith Aviv. Je me souviens lui avoir dit que je voulais une image sale : une image sombre de fin de journée, avec des ombres mauves, l’impression qu’on a loupé un peu le cadre, qu’on est là sans être là, une sensation d’inachevé, d’imperfection. Quand on demande ça à un chef-op moyen, il ne comprend pas.
Mais ce genre de question passionne les grands directeurs photo. Cette leçon, on ne l’apprend pas au cinéma, mais en peinture. Regardez Degas, c’est un peintre extraordinaire pour ces questions de lumière et de cadre : les gens sont bizarrement coupés, on voit un bout de personnage, un autre sort du cadre … Il a une façon extraordinaire d’englober le hors-cadre. Le travail du cinéma n’est pas la belle image, c’est ce travail sur le cadre et le hors-champ. Et aussi le temps.
Le temps et la mémoire sont les sujets de tous vos films.
Un livre, on peut s’interrompre, le poser quand on fatigue, le reprendre le lendemain, revenir quelques pages en arrière… Un film est proposé dans le temps qu’il dure. Si je dispose d’un petit pouvoir, c’est celui de choisir la durée de chaque image. L’écriture de cinéma passe par cette notion de durée. On doit sentir si une image doit durer quarre ou sept secondes. Trois secondes, ce n’est rien dans la vie d’une personne ; mais au cinéma, ça peut tout changer. Le cinéma est un art de la manipulation.
Le spectateur est entre mes mains pendant une heure et demie. Je vais lui donner des sensations qui dureront peut être un peu après le film. Ce que j’ai voulu dire dans le film n’a aucune importance ; l’important est ce qui est perçu quand on voir le film. Ce qui est perçu par moi et par les autres, qui sont tous différents. Mais il y a toujours un dénominateur commun entre tous ces gens. Il faut donc jouer avec cette petite chose commune à tout le monde et avec de petits épiphénomènes qui ne sont partageables qu’avec certains.
Votre travail, ce n’est pas seulement le temps du film, c’est aussi le temps au sens large, les quarante ans en arrière de Jacquot de Nantes ou les vingt cinq années depuis Les Demoiselles de Rochefort (1967).
Je joue avec ça. Quand je fais ces films, ce n’est pas pour me lamenter « Ah, le temps, la mémoire, nous mourrons, tout a une fin. » Tout le monde sait ça. Moi, ce serait plutôt « Venez, on va se balader à travers le temps. » Dans Les Demoiselles ont eu 25 ans (1992), je crois que ça fonctionne. Retrouver des figurants qui étaient gamins, qui ont 40 ans aujourd’hui, les voit revivre leur scène, raccorder cela à la scène originale du film. C’est un jeu, je l’ai proposé aux Rochefortais et au public. Les Demoiselles ont eu 25 ans dure soixante-crois minutes ; au début, je voulais faire soixante-six minutes en l’honneur de cet été 66.
Mais comme je suis rigoureuse, j’ai coupé crois minutes qui n’étaient pas nécessaires – le montage est quelque chose de très précis, il faut savoir resserrer. Il y a quatre ou cinq temps simultanés dans ce film. Le temps de la personne qui regarde le film. Le temps de la fête organisée par Rochefort en 92 avec la présence de Deneuve, Michel Legrand, etc. Ce temps de la fête des 25 ans renvoie au temps de 1966. A l’époque, j’avais moi-même tourné un documentaire sur le tournage du film de Jacques Demy.
Et puis, il y a Les Demoiselles de Rochefort, la fiction tournée en 66 qui a sa propre durée et sa propre histoire J’ai mélangé tous ces temps, toutes ces images qui se répondent les unes aux autres. Tout cela n’est pas du tout métaphysique, c’est juste un jeu, comme du ping-pong ou du badminton. C’est comme des cartes postales qu’on timbre, qu’on poste et qui arrivent dans d’autres pays à des milliers de kilomètres. Il ne s’ agit pas de faire revivre les choses ou les mores, non, ceux qui sont partis sont partis. Mais le film de Jacques est toujours vivant, se répète et revit à chaque fois qu’on le voit. La « magie » du cinéma, c’est quand ça dure.
Dans Jacquot de Nantes, vous faisiez la démarche inverse: à partir du présent, reconstituer la réalité du passé grâce à une fiction.
C’était une fiction puisqu’il fallait recréer les années 40, mais basée sur les souvenirs de Jacques. Nous l’avons tournée dans le vrai garage où il avait été élevé. Parce que le temps, c’est aussi les lieux. J’ai la chance d’habiter la même maison depuis quarante ans et dans ce lieu, je peux voir le travail du temps. J’habite le village du 14e arrondissement. Je suis une villageoise. Parfois, je me dis que j’aurais dû faire Daguerréotypes ( documentaire sur les commerçants du bout de la rue Daguerre, quartier d’Agnès Varda) tous les dix ans. Je l’ai fait en 1975, j’habitais déjà là depuis vingt ans.
En faisant Daguerréotypes tous les quinze ans, j’aurais pu documenter les changements d’un quartier sur une période de quarante ou cinquante ans. Du film de 75, il reste encore quelques personnages : le plombier et sa femme, le marchand d’accordéons, c’est tout. Le reste a changé. Il y a eu des strates successives. En 75, ils étaient encore tous originaires de Bretagne, sauf l’épicier tunisien. Puis, il y a eu l’Afrique du Nord et maintenant, c’est plutôt l’Asie. C’est une rue et un quartier très préservés.
Dans toute la rue Daguerre, il n’y avait qu’un seul immeuble moderne. Mais ça ne va pas durer : dans le pâté d’à côté, il y avait un encadreur, un rempailleur, un café. Ils commencent à s’en aller, ça va démolir, on va faire un immeuble. Ce sera le second de la rue Daguerre en quarante ans. Attention, je ne suis pas en train de faire la défense et l’illustration du petit 14e à l’ancienne, mais j’aime beaucoup ce quartier. Il a déjà changé, il s’est embourgeoisé, il y a plein de restaurants chics et branchés. Un remake de Daguerréotypes vingt ans après, ce serait de la sociologie. On m’a aussi proposé de faire un remake américain de Cléo de 5 à 7 (1961) avec Madonna, en couleurs.
J’avais accepté ce projet, parce que faire soi-même un remake d’un de ses films, c’est encore un jeu avec le temps: la peur du cancer serait remplacée par la peur du sida, Madonna jouerait ce rôle d’une chanteuse qui a peur d’un résultat d’analyse médicale. On retrouverait le sujet de l’attente pendant une heure et demie et Madonna, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Corinne Marchand. Madonna avait pris une option sur, le projet, on s’est vues, mais c’est un peu compliqué à monter.
Vous disiez que trois secondes peuvent tout changer au cinéma. Mais dans Cléo, le temps fictionnel est égal au temps réel.
Je n’ai rien inventé. Le Train sifflera trois fois se passait en temps réel. J’ai dit de 5 à 7 pour m’amuser du 5 à 7, mais c’est Cléo de 5 h à 6 h 30. Personne sauf Andy Warhol ne tourne en temps réel, mais j’ai en tour cas tourné dans l’ordre du récit. Ça, c’est rare. Comme cela, j’ai pu demander à Corinne Marchand (qui était belle et sculpturale) de perdre 6 à 7 kg pendant le tournage. Personne ne perd tant de poids en quatre-vingt-dix minutes, justement c’est là que le cinéma peut faire ressentir quelque chose de plus vrai que la réalité. Pendant quarante-cinq minutes, Cléo est regardée pendant qu’elle a peur. Puis elle arrache sa perruque, mec une petite robe simple et sort. C’est elle qui regarde, et sa peur la rend plus humaine, plus directe. Elle s’affine, elle se sent mieux, elle fait avec sa peur, elle parle avec un troufion d’Algérie. Au cinéma, les choses ressenties sont très directes. Personne ne voir que l’actrice a maigri : on sent que Cléo s’affine.
Vous filmez ce que le cinéma dominant ne filme pas : les moments incertains, les interstices de la vie, les instants banals entre les moments forts.
Le cinéma peur raconter des instants, des moments fragiles et très beaux. J’ai essayé cela, de Cléo aux Demoiselles ont eu 25 ans. Qu’ est-ce qui sort de ce dernier film ? La fragilité, l’incroyable bonheur fluide et gracieux qui est passé un été 66 entre Jacques Demy, Catherine Deneuve, Françoise Dorléac et Danièle Darrieux. Les quatre D, comme disait Libé. J’ aime les temps fragiles, les temps suspendus. Ce ne sont pas des temps morts : les temps morts, ça n’existe pas, je ne sais pas ce que c’est.
L’attente est un sujet magnifique. Mais il faut doser. Dans Documenteur, j’ai filmé des gens qui attendent dans les aérogares ou dans ces endroits magnifiques d’attente, le lavomatic. Les gens mettent leur linge puis attendent : il y en a qui lisent, mais il y en a aussi qui se vident, qui deviennent complètement absents à eux-mêmes ; c’est très intéressant. Dans votre œuvre, on ressent très fortement la notion de cinéma-empreinte. J’appellerais ça des traces. Je ne crois pas tellement au cinéma-témoignage, au message, au film-témoin de son temps, non, tout ça n’est pas pour moi. La sociologie, c’est trop rigide et trop didactique.
Ce serait plutôt « J’étais là, j’ai senti ça ». Les sociologues ont été les premiers à dire que les séries B américaines nous en disaient plus sur la société américaine que les films hollywoodiens. Le cinéma français d’avant-guerre, même certains films très moyens, nous en apprend beaucoup sur son époque. J’aime faire des documentaires. J’aime bien que chaque film contienne non seulement du divertissement ou du sentiment, mais aussi une information. Je ne parle pas de journal télévisé, je parle d’information dans le cadre d’une action, d’une histoire. Quand Andy Warhol répète quarante-huit fois une photo de la chaise électrique, son traitement de l’information n’est pas le même que celui d’un journaliste qui dirait qu’il faut supprimer la chaise électrique.
Je n’ai pas fait Cléo avec l’idée de témoigner sur le Paris de l’époque. Je l’ai fait parce que j’observe beaucoup les lieux et les gens, que j’aime regarder, et il se trouve que nous étions en 61. Dans les choses que j’observe, je ne recherche pas le pittoresque, mais plutôt le tissu de la vie, les gestes quotidiens, comme avec le couple de quincaillers de Daguerréotypes : ils sortent leurs bonbonnes de butane le matin, ils les rentrent le soir, c’est tous les jours les mêmes gestes, cela tient du rituel. La gestuelle, le comportement sont des choses qui me fascinent. Quand j’ai dirigé Sandrine Bonnaire dans Sans toit ni loi (1985), nous n’avons pas parlé psychologie, sociologie, solitude ou méchanceté du monde ; nous avons discuté de comment il fallait marcher, comment il fallait ouvrir une boîte de sardines, comment on mange des sardines avec les mains, où s’essuie-t-on les mains… Des gestes crédibles. Avec son sac à dos et sa couverture, ses bottes et son blouson de cuir, elle a un côté contemporain mais elle rappelle aussi les pauvres hères du moyen âge qui vagabondaient sur les routes. Manière de dire que, quand il s’agit de mourir de froid et de solitude, il n’y a pas de modernité. Il y a quelque chose dans la misère qui fait que le moyen âge est encore là.
Vous avez vécu aux Etats-Unis à la fin des années 60. Qu’y recherchiez-vous ?
J’ai manqué mai 68 à Paris. J’étais partie parce que Jacques Demy était invité par la Columbia à faire un film là-bas, Model shop. Je l’ai suivi avec Rosalie et le chien, parce qu’on vivait ensemble. Je n’avais aucun désir particulier pour ce pays, aucun fantasme culturel. J’y ai fait des films. Un documentaire sur les Black Panthers. J’ai fait aussi Lions love (1969), un film très libre avec Viva, égérie de Warhol. Je souhaitais Jim Morrison, et j’ai eu James Rado et Jerome Ragni, les auteurs-acteurs de Hair.
A cette époque, vous avez bien connu Jim Morrison. Le rock faisait-il partie de votre culture, de vos passions ?
J’ai connu un peu Jim et je l’aimais beaucoup. J’ai toujours aimé la musique de cette époque. Aujourd’hui, j’ai un peu lâché le morceau, je ne suis plus du tout Les Inrockuptibles (rires)… J’ai lâché il y a environ dix ans, parce qu’à un moment donné, il y a trop de choses et on ne peut pas tout faire. Mais pendant très longtemps, j’aimais vraiment ça, j’avais beaucoup de disques, j’allais dans les concerts… Quand nous étions en Californie, il y avait toute cette explosion de groupes : Buffalo Springfield, Jefferson Airplane, les Byrds, c’était formidable.
Je me souviens aussi des Marnas and Papas, de Spirit que je n’aimais pas beaucoup. Et puis les Doors qui étaient au-dessus de la mêlée. On a rencontré Morrison par un ami commun, étudiant en cinéma à UCLA. Morrison n’était pas toujours bavard, il parlait puis ça s’arrêtait pile. Il planait, buvait énormément. J’ai assisté à des répétitions, j’ai vu des concerts formidables. Les Doors, c’était quand même assez fabuleux, Jim en scène était impressionnant. Ça n’a pas vieilli, les gens écoutent toujours ça, c’est quand même touchant.
Vous avez vu le film d’Oliver Stone ?
Alors là, sans commentaire ! Si, je vais faire un commentaire. C’est vrai qu’ils ont trouvé un type qui ressemble à Jim de manière troublante, qui a dû bien étudier les films et les vidéos des Doors. Sa démarche dans le film me donnait parfois froid dans le dos, c’était bien imité. Mais à part la ressemblance… On a montré un hystérique. Il jette la dinde, il est hystérique sur scène, il est hystérique de la braguette, il est hystérique tout le temps. Il n’était pas comme ça. Il avait ses moments d’excitation, mais je l’ai vu parfaitement calme, intelligent.
C’était un grand connaisseur de littérature, un amateur de poésie française, un écrivain et un poète. Par ailleurs, devant le succès phénoménal de son groupe, il lui arrivait de basculer dans une certaine hystérie, surtout sur scène. Quand on le voyait à Paris, personne ne savait qu’il était là. Il n’avait qu’à claquer des doigts pour avoir tous les attachés de presse au garde-à-vous, tous les magazines de rock à ses pieds. Mais non, il avait décidé de vivre une vie calme, une vie d’écrivain. Il était attaché à ce romantisme de I’écrivain américain exilé à Paris. C’était un garçon très secret, très peu bavard. Il aimait bien venir chez nous parce que nous étions discrets, nous n’ameutions pas le tout-Paris pour l’exhiber comme une bête curieuse, il aimait cette tranquillité. Il savait qu’on ne profiterait pas de lui, qu’on ne lui demanderait pas de chanter une chanson ou de signer un disque. Jacques était aussi discret, ça marchait.
La chanson est souvent présente dam vos films, sans parler de ceux de Jacques Demy.
C’est moi qui ai commencé à faire des chansons, pas Jacques Demy. Quand il tournait Lola, il voulait une chanson pour le film et il m’a demandé d’en écrire une. Il m’avait die qu’il ne savait pas faire cela. Après, il en a fait des cinquantaines ! Quand on est jeune, on n’ose pas se lancer, c’est comme ça. Moi, peut-être que je refoulais d’être Piaf, je ne sais pas. Une chanson, c’est une façon d’être, de la gaieté, de la mélancolie. J’aime les chansons tristes, comme celles de Prévert et Kosma. J’aime pleurer pour une chanson, j’aime pleurer au cinéma.
Jacques Demy a commencé avec un court métrage très réaliste, Le Sabotier du Val-de-Loire. Ensuite, il n’a presque tourné que des comédies musicales. Pourquoi n’a-t-il jamais voulu refaire un film dans la veine du Sabotier ?
Le Sabotier, c’était dans la veine de ce qu’il avait appris avec Georges Rouquier donc il étaie l’assistant. C’était surcout un hommage au sabotier chez qui il avait été pendant la guerre, épisode que je raconte dans Jacquot. Ce sabotier lui avait enseigné une leçon de sagesse et de sérénité. Jacques a voulu témoigner de cette sérénité dans son court métrage. Mais il rêvait de films « musicals ». Même Lola était prévu pour être une comédie musicale en couleurs. Mais le producteur, de Beauregard, n’a pas voulu, c’était trop cher. Alors Jacques a fait Lola sans chansons, sans couleurs et sans ballets.
Demy et vous faisiez partie de la Nouvelle vague sans en faire partie. Quels étaient vos rapports avec toute cette bande ?
Parfois, on m’a appelée « l’hirondelle de la Nouvelle Vague », d’autres fois « la grand-mère de la Nouvelle Vague ». Tout simplement parce que j’ai commencé avant eux. L’autre précurseur était Melville. J’ai tourné en 1954, La Pointe courte : c’ était le premier film de Philippe Noiret. Un film libre, tourné avec une petite équipe, des petits moyens, en noir et blanc et décors naturels… C’était un film nouvelle vague avant la Nouvelle Vague. Jacques Demy, il n’écrivait pas de critiques mais il était copain avec les gens des Cahiers, il fréquentait régulièrement Rivette, Godard et les autres, tandis que moi, pas du tout.
“Je n’ai jamais été une théoricienne et j’étais ignorante en cinéma. Si j’avais connu ces beaux films que j’ai vus après, je n’aurais peut-être jamais osé me lancer”
Quand le mouvement a éclaté, historiquement, on m’a incluse dans le paquet, mais il n’y avait pas de théorie de groupe, chacun était différent. Le point commun, c’ était la génération et les budgets. J’avais deux avantages sur tout ce petit monde. D’abord, je n’ai jamais été une théoricienne. Et j’étais ignorante en cinéma. Si j’avais connu ces beaux films que j’ai vus après, je n’aurais peut-être jamais osé me lancer.
Pour La Pointe courte, le montage se passait ici même et le monteur était Alain Resnais – eh oui, il était encore monteur. Il habitait le 14e, il venait travailler chez moi à vélo. De temps en temps, il me disait : « Oh, cette scène me fait penser à La Terre tremble. » Moi, je n’avais jamais entendu le nom de Visconti. Il me citait Antonioni, Dreyer, d’illustres inconnus pour moi ! Resnais s’étonnait: « Tu n’es jamais allée à la Cinémathèque? » J’avais 26 ans et je ne savais même pas qu’il existait une Cinémathèque à Paris ! Ignare j’étais, et parfaitement fraîche. Mes influences, c’ était la peinture, les livres et la vie. J’avais choisi Sylvia Monfort parce qu’elle avait un long coup, comme les femmes chez Piero della Francesca. Référence comme une autre, mais pourquoi pas ?
Etes-vous préoccupée par le grand débat d’époque sur la fin du cinéma, corollaire de la toute-puissance de la télévision, de la vidéo et de l’informatique ?
Le danger, c’est le Gatt, l’Europe. Le danger, c’est que le cinéma soit entièrement considéré comme un produit. Il faut veiller à ce que les produits de l’esprit soient bien différenciés des produits tout courts. Et puis l’autre problème, qui a toujours existé, c’est l’impérialisme commercial américain. Ils sont dans tous les marchés, ils sont partout. Mais si les gens aiment ça et se déplacent en masse pour ces films, on a ce qu’on mérite. Quand un type a des biscottos comme une armoire et une mitraillette pour descendre cinquante personnes à la fois, les gens trouvent ça drôle. Moi, je ne trouve pas ça drôle du tout, que ce genre de film soit d’Amérique ou d’ailleurs. Je ne fais pas d’anti-américanisme primaire, il se trouve que beaucoup des films crétins qui envahissent le marché sont américains.
Mais on ne peut pas reprocher aux Américains de s’implanter partout s’il n’y a pas de résistance. En France, on en parle mais on résiste peu, et le public résiste encore moins. Ça me mec en rogne de voir que des gens cultivés se précipitent sur des films comme Terminator. On m’a dit que le dernier chic, c’est d’être glauque, glabre et gluant (rires)… Les trois G. Et NAC, vous connaissez ? Nul à chier. Quand on sort d’un film, il faut dire NAC. Ou « pas mal » si on aime beaucoup (rires)…
Quand j’ai présenté le projet Jacquot à un producteur, le type m’a demandé si c’était un produit de prime time. Je lui ai dit »Au revoir, monsieur. » Je ne peux pas parler ce jargon. Mais c’est comme ça : aujourd’hui, la télé aide à la production des films, mais dans le but de les passer en prime cime deux ans plus tard. C’est très pervers. La télé a besoin que le « prestige cinéma » rejaillisse sur ses programmes, et c’est ainsi qu’elle m’aide parfois. Je suis une nullité du prime time, mais mes films vont dans les festivals et ramènent des prix. Ça plaît à la télé, jusqu’à un certain point. Prenez Sans toit ni loi : Lion d’or à Venise, 1 300 000 encrées, un film plutôt propre commercialement : eh bien, ils n’ont pas voulu le passer à 20 h 30.
Alors j’ai foncé dans le tas, je me suis battue et ils ont fini par le passer aux Dossiers de l’écran. Même si Sans toit ni loi était tout sauf un film à dossier social, l’important était de le passer à 20 h 30. On a fait un excellent taux d’écoute : la preuve que cela relève d’une décision arbitraire de dire qu’un film n’est pas prime time. En France, tout redevient sérieux, on se remarie, l’Eglise reprend du poil de la bête. Dans le cinéma, ça se traduit par le retour de l’académisme, de la Qualité Française. Eh bien, je suis fière de ne pas faire partie de cette Qualité Française. Je suis toujours une marginale, un élément libre dans le cinéma français. Je passe du documentaire à la fiction, du court métrage au long métrage puis au moyen-métrage, de Tas de beaux escaliers, tu sais (trois minutes) à Les Demoiselles ont eu 25 ans (soixante-trois minutes). Le cinéma est une industrie, mais il y a encore quelques artistes.
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