Notre numéro Sexe 2022 est en kiosque depuis mercredi dernier. Pour l’occasion, chaque critique cinéma des Inrocks a élu la scène de sexe qui l’a le plus marqué, et vous explique ici pourquoi.
Olivier Joyard – Flaming Creatures de Jack Smith (1963)
Lors de sa projection new-yorkaise en 1963, le film de Jack Smith a été saisi par la police pour obscénité. Quelle obscénité, exactement, au regard de l’Amérique pré-trumpiste ? Sans doute le ballet de personnages en drag, hommes et femmes souvent indiscernables, lancés dans une orgie sans limite où les pénis et le seins gigotent, et les bouches ultra maquillées s’exhibent. Pas une scène isolée, mais une longue plage d’images assemblées en bazar qui forment un film entier de 42 minutes, défendu par Susan Sontag dans son célèbre texte de 1964 sur le “camp”. Du sexe non pénétratif, à la fois joyeux et violent, radical et outrancier : le sexe inflammable des Flaming Creatures.
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Jean-Marc Lalanne – Mulholland Drive de David Lynch (2001)
“Ne jouez pas trop vrai jusqu’à ce que ça le devienne”, conseille le metteur en scène précautionneux à l’adresse de son comédien sugar daddy et de la débutante qui passe un casting. La jeune Betty (Naomi Watts) s’apprête à jouer une scène de tension sexuelle écrite dans le plus style des soaps et libère soudain une émotion qui sidère son auditoire et lui vaut d’être engagée. Une demi-heure de film plus tard, la même Betty s’abandonne à une étreinte folle avec la sublime Rita – et rarement une scène de sexe au cinéma n’aura procuré une telle impression de plénitude désirante. La simulation, c’est la question taraudante de tout rapport sexuel dans la vie : l’autre jouit-il ou joue-t-il à jouir ? Que la simulation se voit, c’est le spectre de toute scène de jouissance sexuelle représentée : peut-on voir autre chose que des acteur·trices jouant à jouir ? En montrant aussi peu qu’une main qui empoigne un sein, quelques doigts qui courent sur une joue, un visage dévasté qui, dans un débordement émotionnel, s’exclame deux fois “I’m in love with you”, Lynch accomplit pleinement le défi qu’il s’était lancé via l’avertissement de son personnage de réalisateur : le surgissement d’une vérité au cœur d’une simulation. La transcendance d’un simulacre. Un tremblement sublime. Une sorte d’orgasme total par lequel le film, le spectateur, les personnages, sont emportés dans une même extase.
Jean-Baptiste Morain – Tristana de Luis Buñuel (1970)
La belle Tristana (Catherine Deneuve) vient d’être amputée d’une jambe. Le fils sourd de sa femme de chambre pénètre comme chez lui dans la chambre de la jeune femme, qui a retiré et posé sa prothèse sur son lit. Par gestes, il lui demande une faveur sexuelle qu’on devine habituelle, elle refuse. Vexé, il va dans le jardin, s’amuse à lancer des cailloux dans la porte-fenêtre du balcon de Tristana. Elle jette ses sous-vêtements à côté de sa prothèse, enfile un déshabillé et se rend sur le balcon. Le jeune homme lui demande, toujours par gestes, d’ouvrir son déshabillé, et elle écarte brusquement les deux pans de son vêtement. Impressionné par ce qu’il voit (le corps nu et beau d’une femme mutilée, devine-t-on), l’adolescent s’enfuit. Nous, grâce à de parfaits cadrages, nous n’avons rien vu, sinon le visage de Tristana. Tout se joue dans notre imagination, guidée par son regard (sans intention, comme Buñuel l’avait demandé à Deneuve) et son sourire épanoui, fatigué, sépulcral. Hitchcock adorait Tristana.
Léo Moser – Titanic de James Cameron (1998)
Une main qui se plaque sauvagement sur une vitre embuée pour signifier l’orgasme. Deux amants perlant de sueur qui lient leurs mains sur la plage arrière d’une voiture, dans le calme ouaté d’un parking, quelque part dans les entrailles d’un titanesque paquebot. Si la scène la plus chargée érotiquement a lieu quelques minutes plus tôt, lorsque Kate Winslet pose nue devant un Leonardo DiCaprio un peu penaud, la séquence de la voiture, qui scelle bibliquement un amour aussi passionné que fugace, a su émoustiller un jeune spectateur de huit ans, qui découvrait alors les salles de cinéma. Un premier émoi insubmersible.
Théo Ribeton – Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman (1976)
Dans le flot quotidien de corvées dont Jeanne a rempli sa morne vie, il y a, chaque jour, ce moment où on sonne, elle laisse la viande mijoter, c’est un homme qu’elle accompagne jusqu’à la chambre, en ressort quelque temps plus tard, et ding, c’est prêt. Ce jour-là, quand elle sort, tout est changé : la poupée se trompe d’heures, brûle la viande. Elle est cassée. Où a-t-elle donc la tête, elle qui veut tout faire, afin de ne surtout pas penser ? À quelque chose qui s’est passé là – un orgasme, peut-être, sûrement. Pudeur extrême, atroce, sublime, d’un film qui offre de tout détruire à une scène de sexe qu’il s’est abstenu de filmer.
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