Bien avant que des attentats ne frappent la France, le cinéaste Bertrand Bonello travaillait sur un scénario autour d’une bande de jeunes qui posent des bombes dans Paris. Avec Nocturama, il livre un point de vue inhabituel, celui de “ceux qui font le mal”.
Nous étions encore sous le coup de son Saint Laurent (avec Gaspard Ulliel dans le rôle du grand couturier), quand nous apprenions qu’il se lançait dans un film racontant l’histoire d’un groupe de jeunes terroristes qui opère en plein cœur de Paris…
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Sujet brûlant, même en 2014, et qui peut sembler provocateur aujourd’hui, surtout quand on ne l’a pas vu. Nocturama, refusé dans toutes les sélections cannoises en mai, sortira enfin sur nos écrans le 31 août, tout en voguant vers d’autres contrées pour les festivals de rentrée (Toronto, San Sebastián…).
Au sortir d’un été marqué par de nouveaux attentats meurtriers, rencontre avec le cinéaste de L’Apollonide, du Pornographe, de Tiresia, etc., avec cette question qui ne nous lâche pas : le cinéma peut-il nous aider à appréhender le présent ?
L’idée du film vous est venue en 2010. Pourquoi ? Parce que vous ressentiez alors une tension dans la société française, ou parce que vous sentiez monter en vous une colère ?
Bertrand Bonello – Je dirais les deux. Aujourd’hui encore, en marchant dans Paris, en parlant avec les gens, j’ai toujours l’impression qu’ils vont exploser. Je les ai presque vues, ces explosions, je les ai imaginées, et j’ai écrit très vite un récit – j’étais en pleine préparation de L’Apollonide. Je l’ai repris un an après. J’avais moi-même des désirs d’explosion. C’était un ressenti très puissant, à la fois extérieur et intérieur.
Au début, le film s’appelait “Please, kill me”, qui est le titre d’un gros livre assez génial sur le punk américain. J’avais l’envie d’un geste punk. Le punk, c’est une jeunesse qui dit “stop”. Cette brutalité me plaisait. Les 18-20 ans d’aujourd’hui le disent aussi, ce “stop”, mais à leur manière.
Est-ce que vous avez senti que ça pouvait être un sujet brûlant et un choix de mise en scène – le fait de regarder des attentats du seul point de vue de leurs auteurs – qui pouvaient provoquer un rejet chez le spectateur ?
Provocateur, non. Mais on peut provoquer sans le vouloir. Quand j’ai commencé à faire lire le scénario, je me suis effectivement rendu compte que c’était problématique pour certains d’entre eux que de passer leur temps avec ceux qui font le “mal”, et de n’avoir aucun contrepoint. Or j’y tenais beaucoup. J’avais aussi en tête Assaut de John Carpenter, un remake assumé de Rio Bravo, un casse qui se termine en huis clos. Il m’a aidé pour tout ce qui concerne la manière de fabriquer de la tension dans l’attente.
J’ai aussi revu Dawn of the Dead (Zombie) de George Romero, qui se déroule dans un supermarché. Ce sont des films que j’ai beaucoup vus gamin et que j’ai toujours ressentis comme des films politiques, sans que ce soit dit explicitement. C’est ce que je voulais faire ici : passer par l’action.
Vous avez pensé à Le Diable probablement de Robert Bresson ?
Je n’ai pas revu de film de Bresson pour faire Nocturama. Mais je les ai tellement vus… Que ce soient les gestes de Pickpocket dans le métro ou Le Diable probablement pour la jeunesse, ces films m’ont structuré. Pareil pour Pasolini. En revanche, j’ai revu Elephant d’Allan Clarke, qui reste le grand film sur la guerre civile, sans aucune parole. Le film fait quarante minutes, mais quand il se termine, on a compris ce qu’était une guerre civile : traverser la rue pour tuer quelqu’un.
Quant aux textes, je me suis aperçu que pour plusieurs des jeunes acteurs qui jouent dans le film et qui sont politisés, L’insurrection qui vient du Comité invisible était leur livre de chevet. Alors je l’ai lu. Comme Discours sur la servitude volontaire de La Boétie, qui est un livre fantastique. Ça fait 45 pages, il a été écrit au XVIe siècle, mais c’est pour moi le grand texte politique français.
On n’entend pas dans la bouche de vos jeunes personnages de discours politique très précis…
Ils en ont un, mais il constitue le hors-champ du film, il correspond à la demi-heure qui précède le début du film. Comme ils viennent de milieux différents, ils n’ont pas tous les mêmes idées. Mais la rage peut naître de raisons différentes. J’y crois. Il n’y a pas de hiérarchie dans la rage. Alors, je me suis retrouvé avec un postulat utopique : je vais rassembler ces jeunes au lieu de les diviser – on fait généralement beaucoup de choses pour les diviser… Et on va voir.
Ensuite, dans leur discours qui n’est pas dans le film, il doit sans doute y avoir de la naïveté, de la maladresse, du romantisme. Mais c’est leur discours à eux, pas le mien. Le film se met à leur disposition. Autant j’accepte que le film soit un endroit politique, autant je ne veux pas exprimer un discours qui serait le mien. Je comprends les choses, je les ressens. Mais je n’ai pas de discours positif sur les attentats qu’ils commettent. Ni de discours négatif sur l’action du GIGN à la fin du film. Parce qu’il n’y a pas d’autre fin possible. Mon discours, c’est ma mise en scène.
Dans tous vos films, il y a l’idée d’enfermement : une maison close dans L’Apollonide, une incarcération forcée dans Tiresia, un château dans De la guerre, Saint Laurent s’enferme aussi dans son travail…
Je sais. Il y a des motifs qui reviennent sans que ce soit conscient. Je n’ai de cesse de vouloir recréer des mondes à l’intérieur du monde, qui inventeraient des règles qui pourraient être idéales. Mais le monde réel est plus fort que le monde que l’on se crée… C’est l’une de mes obsessions. Et le grand magasin, c’était génial pour moi : c’est vraiment un monde dans le monde, offert tel quel. C’est le monde idéal tel qu’on essaie de nous le vendre toute la journée. (Ironique) Tout est parfait.
Le film aborde clairement cette question : ces jeunes gens font exploser des bombes pour protester contre la société, mais en même temps, quand ils se retrouvent enfermés mais libres dans ce temple de la consommation qu’est un grand magasin, ils en profitent.
Oui, c’est plus fort qu’eux. C’est là que le film devient humain et n’est pas programmatique. Si je m’arrête aux explosions, et s’ils continuent à détruire lorsqu’ils se retrouvent dans le grand magasin, cela devient un programme. Je trouvais plus juste et fort de travailler cette ambiguïté, à laquelle je crois d’ailleurs : il est beaucoup plus difficile de décrypter le monde aujourd’hui parce qu’il est devenu très complexe. L’idée qu’à un moment ces gamins croient dur comme fer que c’est bien d’aller brûler la statue de Jeanne d’Arc, et qu’à un autre ils vont voler une veste, ça me semble très humain. Et j’assume le fait que le spectateur puisse en être troublé.
Pensez-vous que le fait que votre film n’ait pas été sélectionné au dernier Festival de Cannes est dû à son sujet ?
Il faudrait le demander à Thierry Frémaux. On ne m’a pas donné de raison. Peut-être que dans une année où Cannes était très obsédé par la sécurité, il pouvait paraître dangereux de montrer un film comme ça. Ensuite, jeter un film comme celui-ci dans un climat de consommation de films, où tout le monde doit avoir un avis sur tout, tout de suite, n’était peut-être pas la meilleure idée. Mais Nocturama va faire l’ouverture de la compétition du festival de Toronto, il sera aussi à San Sebastián, à New York…
Et puis, nous sommes en France. Aux Etats-Unis, la fiction a la fonction cathartique que lui donnaient les Grecs. Elle sert à expurger, à structurer une société. Chez nous, c’est beaucoup plus pudique : il faudrait que la fiction soit adoubée par le réel. Moi, je reste persuadé que la fiction aide à mieux vivre, et qu’elle est là pour raconter certaines choses, même monstrueuses, comme dans la tragédie. Enfin, je crois que le cinéma sert aussi aux cinéastes à exprimer leurs peurs.
Craignez-vous que la réception de votre film soit brouillée par les attentats de l’été qui se sont produits à Nice, à Saint-Etienne-du-Rouvray, en Allemagne ?
Oui et non. Mon film est très éloigné des derniers attentats : prendre un camion et écraser des enfants, ce n’est pas ce qui est montré dans mon film, c’est de l’assassinat barbare et lâche. Dans mon film, les attentats perpétrés par mes personnages sont, dans leur majorité, plus symboliques que meurtriers. Ensuite, le film peut paraître compliqué pour ceux qui ne l’ont pas vu. L’idée qu’on s’en fait, à cause des mots qu’on peut employer pour en parler – “terroriste” ou “attentat” –, peut en donner une mauvaise image.
Pensez-vous que votre film peut aider à décrypter ce qui se passe en Europe aujourd’hui ?
Non. C’est l’un des multiples reflets possibles de ce qui se passe. Mon film ne décrypte absolument rien parce que c’est trop compliqué de le faire, comme je le disais. Nous manquons de recul. Mais Nocturama montre, je crois, l’ambiguïté idéologique et politique de notre époque.
Nocturama de Bertrand Bonello, avec Finnegan Oldfield, Laure Valentinelli… (Fr., 2016, 2 h 10), en salle le 31 août
A voir également Sarah Winchester, opéra fantôme, court métrage inédit de Bertrand Bonello, cet automne sur operadeparis.fr/3e-scene
{"type":"Banniere-Basse"}