Il y a un an, Nobuhiro Suwa se lançait dans H Story, une variation autour d’Hiroshima mon amour avec Béatrice Dalle dans le rôle principal et Caroline Champetier à la lumière. Nous avons suivi ce tournage de près et observé la méthode intense et singulière du cinéaste : un projet enthousiasmant, qui sera présenté dans la section Un certain regard.
– Paris, avril 2000
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Je rencontre Nobuhiro Suwa dans son hôtel près de Beaubourg. Le jeune cinéaste est en ville pour travailler sur un projet encore flou, embryonnaire, mais très excitant.
Quelques mois auparavant, M/Other, son deuxième film, présenté à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes 99, est sorti en France et a reçu un accueil critique enthousiaste. Evoquant à la fois Antonioni et Cassavetes, M/Other nous a convaincus de deux ou trois choses : Suwa est un grand cinéaste du couple, un grand cinéaste de l’improvisation du récit et de la captation du présent, un grand cinéaste du cadre et de la durée, un grand cinéaste tout court.
Plus tard, 2/Duo, son premier film, vu en cassette, est venu confirmer ces convictions naissantes. Avec Aoyama, Kurosawa, Kawase, Nakata et d’autres, Suwa fait partie de cette nouvelle vague nippone dont on va suivre de très près l’évolution. Mais si ses collègues de génération travaillent à partir de genres très codifiés (le road-movie pour Aoyama, le thriller pour Kurosawa et Nakata…), Suwa affiche sa singularité en forant le mystère des rapports humains, la difficulté de communiquer, le couple en crise, c’est-à-dire les thèmes essentiels du cinéma moderne européen d’après-guerre.
On attendait donc avec gourmandise son prochain film, attente décuplée quand Suwa me présente le projet en question en ce dimanche de printemps 2000. De quoi s’agit-il ? Une actrice française part à Hiroshima pour tourner un remake du film de Resnais/Duras de 1959, Hiroshima mon amour ; elle y rencontre un Japonais. Point barre. Pas de récit, pas de scénario, pas de séquences en tête, pas de caractérisation des personnages : cet embryon de pitch suffit à Suwa.
Se lancer dans un film sur un argument de départ aussi mince peut sembler très casse-gueule, mais il me suffit de penser au film de Resnais puis à ceux de Suwa pour me dire que le résultat peut être magnifique et ne risque certainement pas de ressembler au Breathless (A bout de souffle) de Jim McBride ni au Psycho de Gus Van Sant, remakes de mauvaise mémoire. D’ailleurs, il me paraît impossible que Suwa fasse un remake au sens strict du terme, il vaudrait mieux dans son cas parler de variation libre.
Suwa est à Paris pour choisir son actrice française. Au départ, il pensait à Isabelle Huppert, qui était surbookée. Puis il a beaucoup correspondu avec sa directrice de la photo française, Caroline Champetier, qui lui a fait un certain nombre de suggestions. Aujourd’hui, il hésite encore entre quatre actrices. Il les rencontre longuement et me confie qu’elles sont toutes les quatre de remarquables personnes et qu’il souhaiterait faire un film avec chacune d’elle dans le rôle principal. Quelques jours plus tard, il arrête son cruel choix, ce sera Béatrice Dalle, une fille aussi solaire et charnelle qu’Emmanuelle Riva était lunaire et cérébrale : l’idéal pour se garder de tout risque de remake figé. L’affaire se présente bien, le tournage doit débuter dans trois mois.
– Tokyo, 3 juin 2000
Novice au Japon, je prends le choc Tokyo en pleine figure. Bien sûr, j’ai plein d’images en tête, de films, de lectures, de conversations avec des amis nippophiles. Dans le train qui roule vers le centre-ville, je pense aux vues urbaines d’Ozu, au Sans soleil de Chris Marker, au Tokyo Eyes de Jean-Pierre Limosin et à ses propos sur le Japon, aux premiers écrits de Daney sur la culture manga… Tout ce bagage culturel s’entrechoque dans ma tête, mais ne me prépare pas à l’immensité horizontale et verticale de Tokyo, à sa densité oppressante, à son ciel blanc plombé. La nuit, du côté de Shibuya, la ville ressemble à celle de Blade Runner : on se croirait dans un immense flipper, ou dans un jeu vidéo. Dans le Shin-Kansen, le TGV local qui parcourt en quatre heures les 700 km de Tokyo à Hiroshima, je regarde défiler le paysage par la fenêtre et, du départ à l’arrivée, je perçois environ 10 % de campagne, de rizières et de champs de thé : le reste, ce ne sont que mégalopoles (Yokohama, Nagoya, Kyoto, Osaka, Kobe, Okayama…) et leurs banlieues à perte de vue.
Et toujours ce ciel gris-blanc : la première chose qui a frappé Caroline Champetier à son arrivée au Japon, me dira Suwa un peu plus tard.
– Hiroshima, 3 juin 2000
Après avoir pris mes quartiers au Rihga Royal Hotel, à cent mètres à peine du point d’impact de la bombe, je rejoins l’équipe du film dans une chambre du 20e étage transformée en bureau de production et point de chute central. Je suis drivé par les Français et francophones de l’équipe : Caroline Champetier, son assistant Léo, Béatrice Dalle, Michiko la traductrice (au rôle essentiel sur ce tournage), et surtout Philippe Avril et sa collaboratrice Anne Gange, les coproducteurs français de H Story qui ont organisé ma visite ici (plus tard, Philippe quittera amèrement le projet pour de sombres motifs qui sont actuellement examinés par les tribunaux).
Le film s’intitule donc provisoirement H Story et la chambre du 20e étage est le lieu où chaque matin se réunissent Suwa, les comédiens et les techniciens principaux pour une séance de brainstorming sur l’évolution du récit et du film. « La conception générale du film n’a pas trop bougé depuis le début du tournage, m’explique Suwa. Je ne peux pas dire si le tournage correspond à mon idée de départ car quand j’entreprends un film, je n’en ai jamais une image préconçue. Mon travail de réalisateur consiste à mettre en situation, à créer un point de départ en l’occurrence une actrice française à Hiroshima, c’est tout. A partir de là, le film peut prendre toutes les directions possibles. On passe à une phase délicate du tournage. Jusqu’à présent, l’histoire était assez simple. La fabrication d’un film est le sujet principal du film, mais l’histoire n’est pas une ligne droite, c’est beaucoup plus compliqué. Il y a aussi le contexte de la ville d’Hiroshima, qui est chargée de beaucoup de choses. » Chacun est donc amené à donner son avis en fonction des scènes tournées la veille, Suwa arbitrant les débats et prenant la décision finale.
Le scénario change ainsi quotidiennement et l’histoire finale sera réellement le fruit d’un travail collectif et d’une évolution au jour le jour. Un membre de l’équipe m’explique qu’il y a un tiroir rempli de scénarios morts. « Ce tournage, raconte Caroline Champetier, j’ai parfois le sentiment que ça pourrait être un tournage de Godard et parfois un tournage de Garrel. C’est dire que je ne me sens absolument pas perdue sur l’absence de scénario, chose que j’ai déjà vécue avec Jean-Luc, ni sur l’idée de la prise unique et de cet exercice de fermentation du plan qui vient à maturité et que l’on tente de capter en une prise, méthode qui rappelle Garrel. »
Le soir, l’équipe tourne au restaurant La Chambre une scène du film dans le film, c’est-à-dire du remake d’Hiroshima mon amour. Calme du quartier, exotisme du décor, douceur d’une terrasse en une nuit printanière. Je remarque que Suwa tourne à travers une vitre (les fenêtres ou cadres dans le cadre abondaient dans M/Other), qu’il utilise un court travelling (M/Other était filmé quasi exclusivement en plans fixes)… Champetier : « Sur H Story, il y a moins de plans fixes que sur les précédents, plus de plans en mouvement. Mais il n’y a pas de frénésie de la mise en scène, Suwa ne croit pas à ça ni à la frénésie ni à la mise en scène. Il croit à la durée cinématographique, à l’aventure du plan. L’idéal de Suwa, c’est une séquence/un plan. »
Ce qui frappe également, c’est l’apparence très zen de Suwa (alors qu’il doit intérieurement cogiter dur), le calme et la gentillesse de toute l’équipe. Pas de cris, pas de tensions, pas de conflits exacerbés, mais beaucoup de travail, d’efficacité tranquille, de silence poli, de respect. Quand Suwa et Caroline discutent, c’est en douceur, à voix basse, comme pour ne pas rompre l’ambiance de la scène. « Suwa est d’une fermeté extraordinaire dans ce qu’il veut, poursuit Champetier. Mais très intelligemment, très habilement, il ne croit pas à l’artifice de l’autoritarisme (l’autorité, il en a naturellement), ni à l’artifice de la fonction de metteur en scène. J’ai le sentiment que Suwa se pose des questions, et nous pose des questions, mais qu’il ne doute pas. Quand je lui demande de choisir entre deux objectifs, il me répond à la japonaise « Moi, je préfère ça, et toi ? » Si je voulais, je pourrais entrer en contradiction avec lui, sauf que la plupart du temps, il a raison, nous sommes en accord. »
La question la plus intéressante de ce type de séquence (film dans le film) tourne autour du point de vue de Suwa : sachant qu’il est plutôt contre toute idée de remake, est-ce qu’il le tourne quand même comme si c’était son propre remake, ou est-ce qu’il filme l’idée qu’il se fait d’un remake d’Hiroshima par autrui ? « Au début, répond Suwa, je pensais séparer et filmer différemment le film dans le film (le remake d’Hiroshima mon amour) et mon film (H Story). Mais finalement, je filme tout avec la même caméra, je préfère que l’intensité soit la même. Quand je « joue » mon rôle de metteur en scène du remake, je le fais avec autant d’intensité que quand je suis metteur en scène de H Story. Fiction et réel se mélangent et se confondent. Je ne sais pas quel sera le point final de ce film, mais j’essaye de tendre vers lui, j’avance à tâtons en espérant entrevoir à un moment le point final et le chemin qui nous y mènera. »
L’actrice jouée par Béatrice Dalle doit interpréter la célèbre « tirade de Nevers » (le moment, dans le film de Resnais, où le personnage joué par Emmanuelle Riva raconte ses mauvais souvenirs de la Libération à Nevers, suite à sa relation amoureuse avec un soldat allemand). Suwa lui demande de mieux rentrer dans sa mémoire du texte, de ne pas oublier « ton nom allemand ». Selon l’idée de Suwa, Béatrice est censée craquer à ce moment-là. Elle ne craque pas, va normalement au bout de la scène. Suwa est surpris, mais garde la scène en boîte.
– Hiroshima, 4 juin 2000
Champetier parle de son travail avec Suwa et revient sur le tournage de la veille : « Suwa fait simplement ce que Godard rêverait de faire s’il ne faisait pas si peur à ses équipes. Il installe un climat où l’on parle du film entre nous. Et parler du film, c’est le faire vivre. On tourne plus ou moins dans l’ordre. Dans nos réunions du matin, le script bouge en fonction de ce qu’on a tourné la veille. Par exemple hier, dans la scène où Béatrice énonce la tirade de Nevers, elle ne s’est pas abîmée contrairement à ce qui était indiqué dans le synopsis. J’en ai parlé ce matin à Suwa, et il pense qu’il faudra peut-être une autre séquence de ce type. »
On se retrouve en début d’après-midi dans la chambre de Suwa, au 20e étage du Rihga Royal. Le cinéaste est en pleine discussion avec Machida Kou, l’acteur qui joue le comédien dont doit tomber amoureuse la comédienne jouée par Dalle il faut décidément s’habituer aux trois niveaux de H Story : la situation réelle du tournage, le film lui-même, et le tournage fictif du film dans le film, d’autant que ces trois étages se ressemblent tellement et sont tellement imbriqués qu’ils finissent par se confondre.
Dans la vie, Machida Kou n’est pas comédien mais jeune écrivain culte, une sorte de Houellebecq nippon, si j’ai bien compris. Il est venu jouer dans le film par amitié pour Suwa et dans la discussion en cours, il s’interroge sérieusement sur son personnage, sur ses capacités à pouvoir assumer le rôle, sur sa difficulté à jouer une relation avec Dalle alors qu’ils n’ont aucune langue commune (Dalle ne parle pas japonais et Machida ne connaît pas deux mots de français). Suwa tente de le rassurer, lui explique que la barrière linguistique et la difficulté de communiquer sont justement le sujet du film. La conversation est dense, profonde… et intégralement filmée par une caméra fixe qui tourne jusqu’au bout de son magasin. C’est en voyant ce plan-séquence intense que je comprends que H Story sera plus un documentaire sur son propre tournage qu’une variation sur le classique de Resnais, et que tout ce qui se passe dans la réalité de ce work in progress (doutes, accidents, engueulades, impasses, hésitations) sera utilisé au profit du film.
Suwa raconte doucement et calmement ses espoirs, son désir et ses angoisses : « H Story, c’est avant tout l’histoire d’un homme et d’une femme qui n’ont pas de langue commune, deux êtres qui ne se parlent pas. Cette impossibilité de langage est la grande difficulté du film et son axe de recherche artistique. Ma crainte, tous les jours, est la suivante : Est-il possible de raconter une histoire avec cette impossibilité de langage ? Au moment où nous parlons, j’ai moins peur qu’au début, mais encore un peu quand même. Le meilleur moyen d’adoucir la peur, c’est d’avoir un scénario. J’ai essayé d’en écrire un, mais ça n’a pas marché. Hiroshima ne peut pas se raconter avec une histoire… Je pourrais régler toutes ces difficultés et dissiper la peur en décidant d’aller une bonne fois pour toutes dans telle direction. Mais ce n’est pas ma méthode, ce n’est pas mon envie, ce n’est pas ça mon film. Nul ne sait ce qui se passera demain, ou dans quelques minutes. On ne connaît que le passé et l’instant présent. Cette idée de l’imprévisibilité de ce qui va se passer est encore plus aiguë à Hiroshima. »
Le cinéma selon Suwa, ce n’est pas illustrer une histoire avec compétence et savoir-faire, c’est vivre une expérience en commun, partager une recherche artistique et humaine, puis tenter de la saisir sur pellicule au moment où ça se passe. Champetier : « Ce qui est stimulant avec Suwa, c’est la certitude de faire du cinéma et du grand cinéma. Ça passe par une émotion de spectatrice quand j’ai vu ses films, mais aussi par une acceptation de la méthode, qui est plus qu’une méthode, un concept. Je suis toujours très émue par les cinéastes conceptuels… Il y a chez Suwa cette puissance du concept qui fait que parce qu’on va faire un plan soi-disant d’Hiroshima mon amour, qu’on n’arrêtera pas la caméra et que lui, metteur en scène, viendra parler à l’actrice, qui lui répondra, il va se passer là un truc de cinéma très puissant. Ce n’est pas compliqué comme idée, de laisser tourner la caméra, mais ça donne des plans très forts : c’est l’enregistrement du présent. »
En fin d’après-midi, le soleil descend sur le Dôme atomique, seul vestige gardé en l’état d’Hiroshima bombardée, préservé comme témoignage du martyre : en contrebas, sur le fleuve, des jeunes font des prouesses en jet-ski, plus loin des adolescentes arpentent en rigolant une artère commerçante (commerciale serait le terme plus exact). Ville martyre aux yeux du monde, Hiroshima est redevenue pour ses habitants une cité normale, où la vie a repris ses droits depuis longtemps. Il est intéressant de confronter le point de vue du cinéaste, natif de la ville, et ceux de Champetier et Dalle, les deux Françaises, au sujet du poids historique de l’endroit. Suwa : « Hiroshima a une histoire, c’est sûr. Cette histoire est un destin, on ne peut pas la changer, elle est irrémédiable, on ne peut plus y échapper. Ce qu’on vit aujourd’hui à Hiroshima est plus ou moins marqué par cette histoire. Et cette histoire rend difficile l’écriture d’une histoire, ce qui entraîne ma crainte. » Béatrice Dalle : « J’oublie que je suis à Hiroshima, je veux parler du contexte historique. Peut-être parce qu’il y a eu une transition par Tokyo, que j’ai eu le temps de m’immerger dans le Japon. Et puis Hiroshima est tout sauf une ville morte, c’est très dynamique… Qu’est-ce qu’ils bossent, les Japonais, ils dorment quasiment au bureau (rires)… J’ai quand même visité le musée, c’est perso, mais j’ai trouvé ça moins bouleversant que le film de Resnais, où là, tu en prends plein la gueule. Ce qui touche forcément, c’est de voir exposés des habits d’écoliers brûlés, des bouteilles cramées par la chaleur… » Champetier, quant à elle, a saisi un truc très subtil et sans doute très juste : « Sans être née à Hiroshima comme Suwa, je ne vois ici que le consumérisme, la vie grouillante, cette ville qui se reconstruit avec un volontarisme effréné. Je me rends compte que Suwa est un fou de cinéma et que c’est à Hiroshima que le cinéma l’a saisi. Et c’est ce qu’il veut filmer : ce que c’est que d’être saisi par le cinéma. Et comme le cinéma, c’est le présent de l’acteur en train de jouer, c’est du sentiment en train de se faire, il est venu le faire dans la ville qui a bercé son premier éblouissement cinématographique. On voit nos rushes dans la salle où il a vu tous les films européens qui ont bâti sa cinéphilie. Quand il m’a présentée au projectionniste, le même qui officiait pendant son adolescence, il y avait un truc très fort. »
L’équipe doit mettre en boîte deux petites scènes de transition en extérieur dont l’une où Dalle, prise du mal du pays, passe un coup de fil à Paris depuis une cabine téléphonique. Ça se passe dans la belle tradition des tournages pirates : petite équipe légère, pas d’autorisation administrative, repérage et installation du plan sur place et au débotté, dissolution de l’équipe dans la vie quotidienne de la ville (pas question d’arrêter la circulation ou de bloquer un carrefour). La conversation téléphonique est improvisée par Dalle et un comédien au bout du fil à Paris, simplement prévenu qu’on allait l’appeler et mis au courant du contexte général de l’histoire.
Caroline Champetier, dont le souci principal et récurrent concerne la lumière et les yeux des acteurs, s’inquiète du soleil couchant, de la lumière qui baisse d’une prise à l’autre. Heureusement, Suwa est adepte de la prise unique, et quand il en refait, ce qui est le cas ici, ça ne dépasse jamais les trois ou quatre prises. La spontanéité et la fraîcheur du premier jet sont fondamentales dans son projet esthétique. « J’impose un peu la méthode qui consiste à préparer les plans parce que je tiens à éclairer le film, explique Champetier. M/Other n’était quasiment pas éclairé. Par rapport aux deux précédents films de Suwa, il y a une liste de lumières extrêmement conséquente, mais pour moi, c’est une petite liste. Tous les jours, je me rends compte que ce film n’est pas facile à faire à l’image. La cabine téléphonique tout à l’heure, c’est un plan qui se répète deux fois sur cinq minutes, et dans lequel le jour tombe à la caméra. Le ciel a perdu trois diaphragmes en trois minutes. J’ai voulu utiliser un réflecteur pour renvoyer une petite chaleur solaire sur son visage, et au moment où on a tourné, le soleil n’était déjà plus là. Je tenais à ce que les visages des acteurs soient éclairés. Je le fais en finesse, en légère sous-exposition, parce que je sais que Suwa aime ça, mais je tenais à ce qu’on accompagne la présence des acteurs jusqu’au bout jusqu’au bout, c’est-à-dire qu’on voie leur regard. Moi, je crois à l’âme ; le regard, c’est ça. »
– Hiroshima, 5 juin 2000
Ce matin, on tourne dans l’un des nombreux bars branchés de la ville, le Kiss Luminescence tout un programme. La porte d’entrée est celle d’une chambre froide, les murs sont blancs, parsemés de néons jaunes et verts, les tables sont des colonnes rose fluo. Pour la première fois depuis mon arrivée, Suwa semble décontracté, d’humeur presque rigolarde. La scène est celle de la première vraie rencontre entre Elle et Lui, entre Dalle et Machida. A l’instar de Machida, Béatrice Dalle s’interroge, se demande comment engager une rencontre sans parler. La comédienne est à la fois ravie et perplexe d’être là, enthousiaste et légèrement paumée par les méthodes de Suwa : « Je dois dire que ça m’a complètement perturbée. Demander aux acteurs et aux membres de l’équipe d’inventer le film avec lui, c’est vrai que c’est une liberté totale, c’est flatteur pour nous et du coup, tout le monde se donne du mal pour lui… Mais moi, ça m’a posé un vrai problème. Je suis plutôt un soldat qui écoute son chef. Et Suwa ne se comporte pas du tout comme un chef qui donne des ordres. En même temps, c’est génial cette attention qu’il porte aux gens, la délicatesse dont il fait preuve, c’est une belle leçon d’humilité. Mais au début, c’était dur pour moi. Je n’avais pas vu le film de Resnais, mais en lisant le livre de Duras, notamment la première partie, je me disais « Mais comment je vais faire ? » La première semaine de tournage, c’était un cocktail d’Hiroshima mon amour et du film qu’on était en train de tourner, avec l’aspect improvisation au jour le jour. J’étais un peu perdue. Et à un moment, j’ai compris qu’il fallait oublier l’aspect remake : on envisageait un film très différent, au présent. Mais ça me perturbait aussi. On passait de ce tournage avec Suwa jouant son propre rôle de metteur en scène à un film in progress, où il fallait que je me perde dans mon texte, que j’improvise, que j’accepte les erreurs ou hésitations… j’étais un peu perdue. Mais je crois que c’est peut-être ce que cherchait Suwa, pour capter de vraies émotions au présent devant la caméra. »
Caroline prépare le plan de cette conversation accoudée au bar. Elle demande à Suwa ce qui est important dans la scène. Celui-ci répond « La relation entre eux. » Champetier ordonne alors de rapprocher la caméra. Petit échange anecdotique, mais qui résume bien la façon dont ce film est une vraie création collective. Et si le générique ne portera probablement pas de signature collective, il pourrait préciser sans la moindre once d’exagération « un film de Nobuhiro Suwa & Caroline Champetier », tant la directrice de la photo aura été essentielle à toutes les étapes du processus créatif. La rencontre Dalle/Machida devant la caméra se double d’une rencontre Suwa/Champetier derrière et c’est bien le Japon et la France qui tentent d’aller l’un vers l’autre sous la lumière du cinéma. Ce que confirme le cinéaste : « C’est une coproduction franco-japonaise. Français et Japonais travaillent ensemble, avec leurs langues et leurs cultures différentes, peu connues mutuellement. Comment travailler et communiquer ensemble, c’est aussi le sujet du film. » « Son pacifisme passe par le cinéma, renchérit Champetier. Si on est là, Japonais et Français, à travailler ensemble, c’est grâce au cinéma. Si je suis là, ce n’est pas grâce à moi, mais grâce au cinéma, grâce à mes moments partagés avec Godard ou Doillon, cinéastes parmi les favoris de Suwa. Le cinéma, quand on y croit, c’est vraiment un langage commun. Ça, c’est très rassurant pour quelqu’un comme moi qui éprouve parfois un sentiment de lassitude par rapport à certains films ou certains cinéastes. »
Le soir, on déménage pour le Shiawa Senaraba, un club punk culte à Hiroshima, au sévère décor rouge et noir. Depuis le début du tournage, Béatrice Dalle se pose un tas de questions sur ses repères perdus, sur l’aspect improvisé du récit et du texte qui la déstabilise, et sur ce que Suwa attend d’elle. « Moi, il faut qu’on me drive, martèle-t-elle. J’ai découvert cette rigueur de travail avec Doillon et je l’ai ensuite toujours recherchée. Mais c’est vrai qu’un cinéaste comme Abel Ferrara est plus proche de Suwa, en ce sens qu’il n’est pas vissé à un scénario et qu’il laisse place à l’improvisation. Ce que je constate avec Doillon, Jarmusch, Ferrara, Suwa, c’est qu’ils ont peut-être des méthodes très différentes, mais que tous les quatre sont des gens qui parlent avec leur c’ur, leurs émotions. La méthode de Suwa n’est pas rassurante : à la limite, ce n’est pas que je n’aie pas confiance en Suwa, mais plutôt pas confiance en moi parce que je voudrais tellement qu’il soit content de moi. »
De leur côté, Suwa et les Japonais attendent de Dalle qu’elle se lâche complètement, qu’elle s’abandonne au film. Suwa a tendu une immense perche d’amour à Béatrice Dalle et il attend qu’elle la saisisse et lui renvoie la balle. « Suwa m’a dit qu’il était encore éloigné de Béatrice, confie Champetier. Est-ce que Béatrice va parvenir à lui offrir ce qu’elle ne connaît pas d’elle-même ? C’est l’aventure de ce film. »
Béatrice Dalle semble avoir saisi le truc et la scène tournée ce soir est peut-être un déclic, un virage majeur. Suwa et Dalle s’expliquent longuement sur le projet et la Française lâche tout sur son peu de goût pour les remakes, sur ses angoisses face à l’improvisation, elle en rajoute sans doute un peu, mélangeant jeu et réalité, tourments réels et exagérations pour les besoins de la scène. L’échange fait des étincelles alors qu’autour, l’équipe est dans une attention et un silence impressionnants, simplement troublés par le ronronnement de la caméra qui enregistre intégralement la scène. Ce soir-là, H Story semble vraiment lancé sur des bases élevées.
– Paris, février 2001
Je reçois des nouvelles éparses par différents membres de l’équipe. On me dit que Suwa est content de ce qu’il a filmé et que le montage se passe bien. Les plus grandes difficultés du projet à ce stade semblent provenir des longues négociations juridiques avec les ayants droit de Resnais et Duras.
– Paris, avril 2001
H Story est sélectionné à Cannes dans la section Un certain regard. On va enfin le découvrir.
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