Un Coréen à Paris. Hong Sang-soo déplace son cinéma géographiquement mais conserve sa signature inimitable. Drôle et enchanteur.
Depuis Le jour où le cochon est tombé dans le puits (1996), Turning Gate (2002) ou encore La femme est l’avenir de l’homme (2003), on avait appris à aimer le petit univers de Hong Sangsoo. On connaissait et reconnaissait ses marottes, ses personnages récurrents, ses situations de prédilection : jeunes gens bourrés au soju (l’alcool coréen), chassés-croisés et affaires d’amours contrariées, jolies filles insaisissables, jalousies et rivalités, sexe triste, mâles lâches, menteurs, mous, sans volonté, etc. On retrouvait avec plaisir ses récits en deux parties, ses plans très structurés, souvent fixes, qui s’animaient depuis Conte de cinéma (2005) de zooms soudains, etc. On le réduisait volontiers à ces clichés. On les croyait innocemment inexportables, tant ils paraissaient attachés à un décor, à une société, à un pays, la Corée du Sud.
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C’était sans doute oublier combien le cinéma de Hong est hanté par le cinéma français, essentiellement les films de Rohmer (pour le sens de l’espace et de la composition) et d’Eustache (pour le sens du trivial et de la puissance du désir), à qui il vient aujourd’hui tendre un miroir bienveillant. Car Hong Sangsoo est venu tourner un film à Paris. Comme par hasard.
A vrai dire, dans Night and Day, Paris devient une ville coréenne l’espace de deux heures. Ce ne sera pas le seul élément incongru de ce film au comique fondé sur l’ironie et le décalage entre toutes choses, en premier lieu entre les sentiments. Lorsque le récit s’ouvre sur le très solennel deuxième mouvement de la 7e Symphonie de Beethoven, on s’attend à un drame. Mais non, nous indique une série de panneaux au contenu dérisoire : Sung-nam, peintre de profession, a fui la Corée à la suite d’une banale affaire de joint qui lui a fait craindre la prison…
Débarqué dans le XIVe arrondissement de la capitale de la France, l’artiste va glander pendant plusieurs mois, parcourir ses rues et ses musées, se lamenter sur son sort, espérer une résurrection, draguer la Coréenne, toujours accroché à l’inévitable sac de supermarché bleu qui lui sert de portefeuille. Où qu’il aille, bureau de tabac ou église, café au métro Pernety, il y a un Coréen, une Coréenne, une communauté coréenne omniprésente, et Sung-nam, oiseau tombé du nid (comme celui qu’il va sauver un jour), très couard, velléitaire et mufle (il ne reconnaît pas la femme avec laquelle il a longtemps eu une liaison et qui a avorté six fois à cause de lui), incertain comme les nuages qu’il aime peindre, va peu à peu recomposer sa vie antérieure (restaurants, batailles idéologiques et infantiles avec un étudiant nord-coréen – une des scènes les plus drôles du film), jusqu’au cauchemar (un drame). Alors il retournera au pays, où l’attend apparemment une bonne nouvelle…
Formellement, le film emprunte ouvertement la forme du journal intime, chaque épisode, aventure ou mésaventure de Sung-nam, héros rohmérien par excellence (oisif, cultivé, séducteur et urbain, donc offert aux rencontres) faisant l’objet d’un sketch, ou plutôt d’une esquisse liée par le défilement des jours et une voix off plutôt discrète. Sur un schéma narratif d’une grande simplicité (un homme, éloigné de la femme qu’il aime, est attiré par une autre), qui lui a été inspiré par ses maîtres en cinéma, il va composer des variations de son cru, où tous les clichés de son cinéma (voir plus haut) trouveront leur place.
Mais ce qu’il y a d’intéressant dans ces clichés, et que ce séjour parisien va nous révéler, c’est qu’ils n’ont au fond aucune importance. Leur présence est à la fois décorative, figurative, rassurante et confortable pour leur auteur et pour le spectateur, des signes de reconnaissance entre amis. L’essentiel est ailleurs, dans ce qui n’est pas dit, dans la composition des plans, dans ce qui sépare la crotte dans le caniveau et L’Origine du monde de Courbet (auquel nous rendrons une courte visite au musée d’Orsay), dans le titre enfin, emprunté à un standard de Cole Porter, qui marque la différence entre les points de vue, entre celui du héros et celui de son épouse restée en Corée : ils se parlent au téléphone mais l’un vit le jour tandis que l’autre vit la nuit.
C’est dans cette légère et pourtant essentielle différence que le charme mélancolique du film et surtout son sens véritable prennent naissance : dans ce va-et-vient permanent entre la lumière et l’obscurité concomitantes, entre ce qui est “bon” ou “mauvais” au même moment, ce qui est possible et ce qui est souhaitable, dans cette alternance des valeurs morales qui guident une vie, dans l’ambivalence des actions décisives qui peuvent complètement modifier l’avenir des êtres humains. Car, jouet du hasard et de la volonté des femmes, c’est finalement grâce à un mensonge que Yung-nam trouvera (peut-être) une forme d’accomplissement et de sérénité.
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