[Archive] En 2008, nous nous demandions si l’icône absolue des années 2000 vivait la fin de son règne. C’est la rumeur qui enflait à Hollywood, tandis que l’actrice tentait un coup de poker avec le sentimental Australia. Nous revenions sur un genre unique au monde : le Kidman movie, ou comment elle a marqué chaque film de sa propre logique d’auteur. A l’occasion de la sortie de Aux yeux de tous ce 23 mars 2016, nous republions cette archive.
Faut-il y voir un signe de changement imminent de décennie ? L’Amérique semble en tout cas bien décidée à passer par pertes et profits celle qui fut la plus grande star féminine des années 2000 : Nicole Kidman. Icône absolue à l’orée de la décennie, actrice la mieux payée d’Hollywood (jusqu’à approcher les 18 millions de dollars sur ses films les plus récents), Kidman doit affronter une campagne de dénigrement, orchestrée depuis plusieurs mois dans la presse (“L’actrice la moins rentable d’Hollywood”, titrait Forbes), visant à faire de la sortie d’Australia, énorme superproduction signée Baz Luhrmann, sa dernière chance de conserver sa couronne.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Et si Australia se plante – ce qui est assez probable, car ce Out of Africa made in Australia est une bluette à grand spectacle d’une facture assez désuète, oscillant entre un kitsch trop timide et une sentimentalité très conventionnelle –, les échotiers d’Hollywood, qui n’aiment rien tant qu’achever dans une liesse cruelle les grands fauves blessés, décréteront la star définitivement has been.
Par une troublante convergence de destins, l’ex-mari de l’actrice se trouve d’ailleurs acculé de la même façon : encore un échec au box-office et Tom Cruise rejoindrait sa partenaire d’Eyes Wide Shut sur le carreau. Si Australia s’avérait être le tombeau pharaonique de Kidman, un parcours géographique se trouverait parfaitement bouclé : émigrée d’Australie, elle retournerait sur son sol natal achever son règne. Mais ce serait aussi tout un genre du cinéma américain de ces quinze dernières années qui se retrouverait orphelin.
Le Kidman movie, invention d’un genre
Car Kidman a fait mieux que d’être une très grande comédienne (ce qu’elle fut plus que quiconque depuis le milieu des années 90), elle a accompli l’une des œuvres d’auteur les plus cohérentes du cinéma mondial, a rendu possible un type de récit et un genre de cinéma – qu’on pourrait nommer le Kidman movie – dont on ne voit pas grâce à qui il pourrait lui survivre. Si Kidman est elle-même un auteur (dans ses choix, dans les motifs obsessionnels qui constellent ses films – on y reviendra), c’est néanmoins grâce aux auteurs, dans le sens le plus conventionnel du terme, qu’elle doit son statut.
La célébrité, elle la conquiert très vite. Dès 1989 (elle a 22 ans), Calme blanc, un thriller maritime américano-australien, obtient un succès d’estime qui lui vaut d’être choisie comme partenaire de la jeune star Tom Cruise dans un onéreux film d’action dans le milieu des voitures de course, Jours de tonnerre (1990) de Tony Scott. L’issue de la rencontre est connue : Kidman devient l’épouse de Cruise, et immédiatement une des figures people les plus exposées d’Amérique. Elle enchaîne avec un autre film véhicule pour son époux, le western Horizons lointains (1992), puis avec Batman Forever (1995) aux côtés de Val Kilmer. Les films marchent, sa cote financière grimpe, mais la reconnaissance de comédienne reste à venir.
Et Van Sant vint
Cantonnée comme partenaire féminine durant les cinq premières années de sa carrière, vedette mais pas encore totalement actrice, Kidman doit opérer un déplacement, se désenclaver de ces grosses machines pour trouver dans la haute couture du cinéma d’auteur un art du sur-mesure propre à révéler son aptitude au jeu. C’est donc grâce à un pas de côté vers le cinéma indie, et la rencontre en 1995 de Gus Van Sant, que Nicole Kidman trouve son premier grand rôle. La pertinence de Prête à tout est d’inscrire le volontarisme de la démarche (trouver enfin l’emploi qui la révèle actrice) au cœur même de son récit.
Satire de l’arrivisme social hissé en trouble psychopathe, Prête à tout photographie la fureur d’une comédienne consciente à chaque instant de passer le casting de sa vie. Casting dont la réussite pour la comédienne est à la mesure du désastre pour son personnage. Contrairement à sa Suzanne Stone, qui voulait devenir célèbre et finit gelée dans un cercueil de glace une balle dans la tête, Kidman devient désormais une star, mais une star de films d’auteur.
Elle passe de Gus Van Sant à Jane Campion (Portrait de femme l’année suivante, 1996), puis Kubrick (Eyes Wide Shut, 1999), reste toujours curieuse des jeunes talents (Jonathan Glazer – Birth, 2004, Steven Shainberg – Fur, 2005), avide de faire venir à Hollywood des cinéastes étrangers (l’Espagnol Alejandro Amenábar – Les Autres, 2001, l’Allemand Oliver Hirschbiegel – Invasion, 2006), prompte à tourner en Europe (Lars von Trier – Dogville, 2003).
Le paradoxe de la carrière de Kidman tient à cette émancipation de l’industrie lourde hollywoodienne. Sa cote culmine au début des années 2000, lorsqu’un point d’équilibre est trouvé entre prestige artistique (Moulin Rouge, Les Autres, The Hours, Retour à Cold Mountain, autant de films qui ravissent la presse américaine et cumulent les nominations aux oscars – elle l’obtient elle-même pour The Hours) et de bons résultats au box-office.
Mais, même satisfaisants, ceux-ci restent néanmoins modestes, ne dépassant jamais la jauge des 100 millions de dollars, condition indispensable pourtant à ses homologues masculins pour se maintenir à un tel niveau de gloire et de salaire. L’exception Kidman tient à ce crédit accordé, rare à Hollywood, au prestige artistique. Et dans les années qui suivent ce moment de plénitude, à partir de 2004, tous ses films connaissent des échecs cinglants (les films risqués comme Birth ou Fur, mais aussi les entreprises de reconquête du public comme la comédie Et l’homme créa la femme ou Ma sorcière bien-aimée) sans pour autant inverser le cours ascendant de ses exigences salariales.
Machine désirante
Cette rencontre avec des univers d’auteur se double donc, à partir de Prête à tout, de la mise en place d’une logique auteuriste propre, la sienne. A sa première apparition dans Australia, la voix off du petit garçon qui conduit le récit confie : “Je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi étrange.” Etrange est peu dire. La première figure du Kidman movie est le dérèglement métabolique. Suzanne Stone, l’héroïne de Prête à tout, est une jeune femme de l’Amérique moyenne dont l’appétence pour la société du spectacle (elle veut passer à la télévision, commence par présenter la météo sur une chaîne locale) se meut rapidement en logique phagocytaire.
Usant du meurtre comme de la dépravation sexuelle, elle avale tout sur son passage. Suzanne Stone n’est plus tout à fait un être humain, plutôt une machine qui ne connaît qu’un seul programme et que seuls l’accomplissement du programme ou son propre anéantissement peuvent arrêter. La libération d’une énergie insoupçonnée et effrayante, la métamorphose de la petite bourgeoise en machine désirante déréglée est déclinée sur un autre mode par Stanley Kubrick dans Eyes Wide Shut (1999). Il suffit d’un petit joint roulé sur le sage lit conjugal pour que, alors que monsieur s’en trouve bien peu affecté, madame se transforme d’abord en harpie querelleuse, puis déverse un flot de confidences érotiques qui laissent son époux pantois (et Tom Cruise excelle en boy-scout violenté).
Sous le délicat minois, la chevelure châtain-roux, la peau splendidement opaline (peut-être la plus claire et nacrée du cinéma américain), sommeille Mrs Hyde, un inconscient qui tempête, des enfers dantesques qui couvent une violente éruption. D’ailleurs, Nicole Kidman est tracassée par ses rêves. Dans Calme blanc (1989) et Les Autres (2001), elle se réveille en hurlant, s’extirpant dans l’effroi d’un affreux cauchemar (visualisé dès la première séquence des deux films). Dans Portrait de femme (1996), deux étonnantes scènes en noir et blanc montrent les rêves de la jeune aristocrate très prude qui se refuse à tous ses prétendants : elle s’y livre à des saillies sexuelles déchaînées, et dans un plan saisissant, de la nourriture dans une assiette se métamorphose en lèvres piaillantes et affamées.
Dans Eyes Wide Shut, Tom Cruise la réveille alors qu’elle gémit dans son sommeil. En larmes, elle lui raconte qu’elle baisait en songe avec des dizaines de mecs sous l’œil de son mari, que ça ne s’arrêtait jamais, que les autres hommes riaient de lui. Quels appétits la tenaillent pour provoquer de tels rêves ? Quelles révolutions en cours bouillent dans ce joli crâne ?
La femme, la maison, l’amant
Dix ans après Portrait de femme, Fur, biographie imaginaire de la photographe Diane Arbus, reprend la figure de l’épouse mal aimée étouffant sous les convenances, mais substitue à la frustration un provocant passage à l’acte : elle devient la maîtresse d’un homme aussi velu qu’un yéti, qui vit reclus dans l’appartement du dessus. La maison, le rapport de la femme à sa maison, est une autre épine dorsale de l’œuvre kidmanienne. Dans les premières scènes de Fur, Diane Arbus entend d’étranges bruits venant de l’appartement du dessus. A travers les conduits d’aération, les tuyauteries sanitaires, elle épie tous les signes venant de ce mystérieux espace qui jouxte son lieu de résidence.
De la même façon, la mère des Autres frémit en longeant des couloirs et claque des portes aux moindres vibrations de lustre ou grincements de plancher. Il y a des présences, peut- être hostiles, peut-être désirables, dans la maison. Le Kidman movie est un film de ménagère hantée, de femme seule, quittée par les hommes souvent (partis à la guerre dans Retour à Cold Mountain, Les Autres), ou sortis en virée nocturne (Eyes Wide Shut), veuve souvent (Birth, Prête à tout) et dont les murs deviennent le théâtre d’un délire hystérique.
En cela, Nicole Kidman façonne un canevas narratif absolument opposé à celui de l’actrice à laquelle elle a succédé au sommet d’Hollywood : Julia Roberts, grande pourvoyeuse de comédies romantiques. Avec Roberts, il y avait de la rencontre, du cheminement vers (en général le prince charmant). Chez Kidman, la force n’est pas de propulsion mais plutôt d’ingestion.
La maison devient le prolongement de l’inconscient et toutes les forces telluriques du monde sont magnétisées par la maison. Henry James (elle a interprété Portrait de femme et Les Autres tient de l’adaptation inavouée du Tour d’écrou) et Virginia Woolf (qu’elle incarne dans The Hours) constituent deux points du triangle littéraire, peuplé de ménagères borderline, dans lequel se meut Kidman.
La troisième pointe en est Marguerite Duras. Dans plusieurs de ses œuvres (Vera Baxter, La Vie matérielle…), l’écrivaine revient sur un texte de l’historien du XIXe siècle Jules Michelet, étudiant à travers les âges le mythe de la sorcière. La sorcière selon Michelet, interprété par Duras, serait d’abord une femme passée de la vie communautaire de la tribu à l’espace individuel de la cabane. Son mari parti à la guerre ou à la chasse, elle se met à parler aux arbres, aux animaux, à la mer, elle développe une connivence avec les éléments et la matière du monde. On la tient pour folle, on lui prête même des pouvoirs qu’on craint. “Je suis de même inconsolable de n’être plus cette sorcière brûlée, dans toute la gloire de sa différence”, écrivait Duras.
L’infanticide, geste d’amour
Au générique de fin de Prête à tout retentit le tube sixties de Donovan, Season of the Witch, qui vaut comme clé interprétative de la malfaisance de l’héroïne. Dans le blockbuster pour enfants A la croisée des mondes – La Boussole d’or (2007), Kidman interprète une magicienne polymorphe et maléfique. Dans Les Ensorceleuses (1998), elle joue une sorcière, plutôt sympa cette fois. Et dans Ma sorcière bien-aimée (2005), elle reprend le rôle cathodique de Samantha, sorcière qui ne s’assume pas et préférerait ressembler à n’importe quelle épouse modèle.
Nicole Kidman a été la sorcière du cinéma contemporain et a prolongé ce mythe séculaire de la sorcellerie comme recours ultime de la femme au foyer pour pallier le défaussement des hommes. Si on ajoute que, dans Les Autres, elle incarne un fantôme, son œuvre ne cesse d’interroger ce frottement entre l’absolue normalité (de mère, de ménagère) et l’espace infini de la folie et du paranormal. Dans Les Autres justement, elle est une mère inquiétante, qui calfeutre ses enfants, persuadée que la lumière du jour les tuerait, et peu à peu convaincue que sa maison est hantée.
En fait, ces occupants sont simplement les nouveaux habitants de la maison et c’est elle, et ses deux enfants, les fantômes. Un dernier twist nous révèle qu’elle les a tués, en les étouffant avec un oreiller, avant de se suicider. C’est bien sûr Duras qui revient, et son mémorable texte sur Christine Villemin, décrivant l’infanticide comme le plus radical geste d’amour. Les Autres, de façon incroyablement subversive, rend extrêmement émouvant l’amour maternel de cette mère infanticide. Et le dérèglement du rapport de la femme à l’enfant est une autre figure du Kidman movie.
Dès Calme blanc (1989), elle part en croisière avec son mari pour tâcher de faire le deuil de la mort de leur enfant – dans un accident de voiture dont elle est responsable. Dans Prête à tout, elle couche avec un adolescent d’une quinzaine d’années et le manipule pour qu’il abatte son mari. Dans Invasion, elle se ligue avec son jeune fils pour tuer le père du garçon (devenu, il est vrai, un alien). Dans le magnifique Birth enfin, elle croit aux chimères d’un petit garçon de 10 ans qui prétend être la réincarnation de son époux décédé. Le film s’engage assez loin sur la piste d’un amour pédophile, jusqu’à une troublante scène où elle prend un bain avec le garçonnet, nu comme elle. Epouse, elle échappe aux hommes en muant en sorcière ; mère, elle tue ses enfants, vampe les mineurs : ce sont les fonctions sociales de la femme qu’elle retourne en menace.
Cette étrangeté, ce devenir freak que libèrent tant de récits kidmaniens se sont trouvés ces dernières années combinés à un phénomène nouveau : les spectaculaires transformations qu’elle a accomplies sur son corps par l’usage très peu modéré de la chirurgie esthétique. Difficile même de penser à autre chose en découvrant Australia. Le visage s’est figé en masque, la lèvre inférieure est protubérante, les sourcils hissés vers le haut du visage et les yeux de plus en plus bridés. Mais en même temps que son apparence devenait de plus en plus irréelle s’est développé un nouveau type de fable kidmanienne. Celui qui fait d’elle la dernière des femmes réelles. Et l’homme créa la femme (2004) imagine un village où les hommes ont remplacé toutes les femmes par des robots, visuellement conformes à leurs modèles, mais programmés pour être des épouses totalement soumises.
La dernière femme
Pas encore clonée, Kidman entre en résistance pour sauver les femmes biologiques. Dans le méconnu et pourtant excellent Invasion (2006), nouveau remake du classique SF L’Invasion des profanateurs de sépulture (1956), elle lutte contre l’infiltration des corps humains par des extraterrestres. L’étrangeté du film tient à ce que la présence de l’actrice, la métamorphose physique qu’elle a amorcée depuis quelques années contredisent absolument le scénario. A l’écran, le seul alien vraiment inquiétant, c’est elle, beaucoup plus que tous les autres corps de personnages censément “bodysnatchés”. La torsion produit une vraie puissance de trouble : à mesure qu’elle se déréalise, Kidman s’acharne à représenter une humanité authentique menacée d’être entièrement rectifiée. Celle qui prétend être la vestale de l’humanité est, plus que tout autre, déjà une mutante. On ne peut pas dire que les comédiennes qui l’ont probablement déjà dépassée au sommet du vedettariat féminin, Angelina Jolie ou Charlize Theron, aient restauré le naturel de l’apparence physique (la première ressemble à une image virtuelle, la seconde multiplie les transformations).
Le temps semble provisoirement fini des “girls next door”, grandes sœurs sympas de l’Amérique à la Julia Roberts. Mais on voit mal qui de ces prétendantes pourrait imposer un imaginaire aussi structuré, innovant, audacieux. Il reste alors à espérer quand même que l’Australia de Baz Luhrmann ne soit pas l’échec redouté, pour que le génie de Nicole Kidman puisse se déployer encore dans des histoires dérangeantes et féroces. Il est définitivement trop tôt pour que l’Amérique brûle cette sorcière “dans toute la gloire de sa différence”
{"type":"Banniere-Basse"}