Des soldats français disparaissent sur le sol afghan… Glissant finement de la géopolitique au trouble métaphysique, le premier film très maîtrisé d’un jeune plasticien.
En Afghanistan, un petit bataillon français surveille la frontière avec le Pakistan, en zone dite “tribale”. Un soir, tandis qu’au loin, sur une crête, un groupe de villageois procède à une étrange cérémonie funéraire avec une brebis, deux soldats disparaissent. Corps et biens.
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Les nuits suivantes, d’autres s’éclipsent à leur tour, sans qu’aucune explication rationnelle ne vienne combler le vide. Le capitaine Antarès, joué par Jérémie Renier, qui a atteint depuis quelques films une plénitude de jeu spectaculaire, tente alors par tous les moyens de percer le mystère, y compris en négociant avec l’ennemi taliban…
Une fascination pour le lien unissant les soldats
Pour son premier long métrage, Clément Cogitore, passé par le court (on se souvient de son beau documentaire Bielutine sur un couple de vieux Russes vivant au milieu de fausses toiles de maîtres) et les arts plastiques, a vu grand. Et juste. Réaliser un film de guerre – même si l’attente domine largement sur l’action – avec les moyens forcément limités du cinéma d’auteur est un défi audacieux, qui a toutefois par le passé plutôt réussi à ceux qui se l’était lancé : que l’on pense au Beau travail de Claire Denis (auquel une scène de danse/transe sur de la techno peut faire penser), à la première partie de Flandres de Bruno Dumont, ou plus récemment à Sarah Leonor et son Grand Homme, qui s’intéressait, avec Jérémie Renier déjà, à l’amitié par-delà la mort de deux légionnaires.
Différents dans leurs traitements et leurs propos, ces films ont cependant quelque chose en commun, à quoi Ni le ciel, ni la terre n’échappe pas : une forme de sécheresse (au sens stylistique, mais aussi littéral, puisqu’ils se passent tous dans le désert) qui vient servir une fascination pour le lien magique unissant les soldats. C’est comme si, livrés à la sauvagerie du combat (même dans la version quasi clinique du champ de bataille contemporain), les hommes se reconnectaient à une essence mythologique que le cinéma serait à même de capter.
Une inclination métaphysique
Ce qui intéresse précisément Cogitore, c’est la confrontation des récits, la rencontre brutale entre deux mondes qui se toisent avec méfiance – pas un rapport qui ne soit de force ici, qui ne soit guidé par autre chose que la règle du “bon côté du fusil”. D’un côté donc, les soldats français, leur cartésianisme en bandoulière, teinté de christianisme (l’irruption d’un prêtre au camp) et d’un peu de paganisme (la transe electro) ; de l’autre les musulmans, villageois ou moudjahidine, qui se réfèrent au Coran accompagné d’ancestrales légendes (incroyable trouvaille que cette sourate de la grotte).
Il aurait été facile de s’en tenir là, à ce face-à-face relativiste un peu stérile (ils sont primitifs, nous sommes butés), mais Cogitore le dépasse par un autre système de croyance : le cinéma. Et si l’on peut émettre une petite réserve sur le caractère quelque peu verrouillé du scénario, peu importe en fin de compte car la mise en scène vient le déborder.
C’est là que ressurgissent, pour le meilleur, les habitudes de plasticien du cinéaste : par un travail approfondi sur la texture de l’image numérique (vision nocturne, vidéo-surveillance, caméra thermique), sur ce qu’elle montre et ce qu’elle cache, Cogitore déplace la problématique culturelle vers quelque chose de plus métaphysique.
On pense à Antonioni et Apichatpong Weerasethakul
Quelque chose qu’Antonioni, dans L’Avventura, Blow up ou Profession reporter avait lui aussi cherché jadis : l’image, au fond, ne dit rien, ne révèle rien, n’assène aucune vérité, et la coupe entre deux plans est un abîme que rien ne peut venir combler – et certainement pas quelques pelles de soldats désespérés.
Il faut alors s’abandonner à la toute puissance de l’image, montre Cogitore, s’y abandonner pour saisir le vertige du manque. Et c’est à Apichatpong Weerasethakul que l’on pense lorsque, dans l’ultime mouvement du film, ressurgit l’animalité tapie des hommes. C’est ici une montagne désertique plutôt qu’une jungle foisonnante, ce sont des moutons plutôt qu’un tigre, mais il semblerait qu’une même maladie tropicale ait affecté la troupe de ce très prometteur cinéaste français.
Ni le ciel, ni la terre (Fr., Bel., 2015, 1 h 40)
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