Après avoir vu Tenet, vous aurez peut-être un peu mal au crâne tant Nolan joue avec la linéarité du temps. Notre remède ? Un état des lieux schématique de la mise en scène du temps au cinéma, de la pop culture à Tarkovski.
Que ce soit le temps troué du héros de Memento qui n’a aucune mémoire à court terme, le temps relatif des rêves dans Inception ou du voyage spatial d’Interstellar qui sépare les personnages principaux de leurs proches dans des temporalités différentes, on peut dire que Christopher Nolan est un cinéaste obsédé par le temps. A l’occasion de la sortie de Tenet, dans lequel il est possible de revivre des actions dans le sens inverse du temps, voici différentes manières de jouer avec le temps au cinéma. Attention, petits spoilers et maux de tête probables d’ici la fin de cet article…
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L’image obsédante du passé : origines et fantasmes
Ce que l’on apprend très vite avec les voyages spatio-temporels, c’est à quel point un simple geste, un simple changement dans le passé, a de grandes répercussions sur le présent tel qu’il était avant qu’on ne le quitte. Dans le film culte par excellence Retour vers le futur (1985) de Robert Zemeckis, Marty McFly retourne dans le passé et vit des situations embarrassantes auprès de ses (futurs) parents, qui, à cette époque, ont le même âge que lui. Habile variation autour du complexe œdipien, la mère, sans le savoir, tombe sous le charme de son propre fils (car n’a-t-elle pas éduqué son propre homme idéal finalement ?). Ce faisant, le fils ayant pris la place du père dans cette version alternative de la réalité, Marty ne pourra pas naître. Dans une course contre la montre, il doit donc réparer ses bêtises et restaurer le cours du temps.
Avec des moyens bien moindres (un photo-roman tout simplement), Chris Marker réalise en 1962 un film de science-fiction dystopique, La Jetée, “l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance”. L’obsession pour une image chez le cinéaste s’explique par le fait que “l’image d’enfance” n’est rien d’autre que l’image de son propre destin, l’image interdite par excellence, ce que l’on peut deviner, espérer ou craindre, sans jamais la voir réellement. Le personnage principal de La Jetée préfère, lui, rester dans le passé, changer et tordre définitivement le cours du temps. Il privilégie une relation amoureuse, absolue et éternelle, à la pauvre logique temporelle.
Terry Gilliam a réalisé en 1995 un remake du court-métrage de Marker, L’Armée des 12 singes, avec Bruce Willis dans le rôle principal et le tout jeune Brad Pitt. Malgré les qualités de film d’action et de science-fiction de cette version grand public, tout le génie de La Jetée tenait dans sa forme faite uniquement d’images fixes (des photos, sans durée intrinsèque). Car, quel meilleur paradoxe qu’un film sur le temps sans image en mouvement ?
https://youtu.be/fU99W-ZrIHQ
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Plonger dans l’image : regrets et nostalgie
Plonger dans le passé, c’est donc bien souvent plonger dans une image, dans l’image que l’on s’en fait. Le passé finalement n’est toujours que cela, une idéalisation en bien ou en mal de ce que l’on a vécu et qui nous a irrémédiablement échappé. Le passé n’est pas une durée, mais la vision fixe et immuable de ce qui a été. Imaginer un voyage dans le passé au cinéma revient donc à mettre en image un paradoxe. Dans Camille redouble (2011) de Noémi Lvovsky, comme dans Peggy Sue s’est mariée (1986) de Francis Ford Coppola, une femme est amenée à revivre ses années lycée. Dans les deux cas, aux yeux du spectateur, l’actrice principale (replongée dans ses années de formation amoureuse) garde la même apparence physique d’adulte accomplie. Ainsi rit-on de voir Lvovsky déguisée en ado des années 1980 aux côtés de ses parents du même âge qu’elle.
Cela crée un effet comique indéniable, mais explicite aussi le véritable fantasme ici mis en scène : et si à tel instant de notre vie nous n’avions pas agi de la manière dont nous avons agi… ? En l’occurrence, deux femmes abandonnées par leur conjoint après des années de vie commune se demandent si, maintenant qu’elles savent ce que leur couple va devenir, elles auraient tout de même choisi à l’époque de vivre cette histoire d’amour là. N’ont-elles pas au final raté leur vie en consacrant tant d’années à un homme qui a fini par les quitter ? Est-ce que cela vaut le coup de souffrir par amour, ou ont-elles perdu leur temps auprès d’hommes ingrats ?
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Quand le passé envahit le présent : la mélancolie
Dans l’expérimental Je t’aime, je t’aime (1968) d’Alain Resnais, Claude Rich fait face à l’incompréhension induite par la fin d’un amour. Comment l’émotion humaine la plus forte, qui semblait si réelle et solide, peut soudain ne plus être ? Comment comprendre la finitude de ce qui devrait par définition être éternel ? Resnais est sans conteste l’un de ces cinéastes obsédés par la perception du temps et la mémoire (L’Année dernière à Marienbad, Hiroshima mon amour…) et dont les personnages sont systématiquement porteurs de souvenirs douloureux ou en proie aux mélodrames les plus bouleversants. A plusieurs reprises d’ailleurs, le suicide représente chez lui une position de refus face à la nature éphémère des choses. Les héros resnaisiens ne veulent pas accepter que les choses les plus grandes (à l’échelle d’une vie humaine ou de l’Histoire) aient une fin ou sombrent dans l’oubli.
Ainsi, confronté au néant, le personnage principal de Je t’aime, je t’aime n’oublie rien. Les souvenirs s’accrochent à lui et c’est à travers eux qu’il voyage grâce à une machine à remonter le temps un peu détraquée. La structure non narrative du film est éclatée en autant de visions aléatoires que l’écrivain Jacques Sternberg a imaginées lors de sessions d’écriture ponctuelles étalées sur cinq ans – un romancier de science-fiction dont Chris Marker avait conseillé la lecture à son ami Alain Resnais…
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Quand le futur est inévitable : le destin tragique
Dans le voyage temporel, l’être humain se confronte avant tout à la pauvreté de sa condition : être mortel, être dans le temps malgré des aspirations et des idées que l’on pense hors du temps. Ce déterminisme de la vie humaine est à l’origine de toute tragédie. Peu importe la force de sa volonté, il est des choses sur lesquelles l’homme n’a pas de prise. Ce grand retournement de perspective – voir une vie non plus du point de vue du déroulement progressif des évènements, au cœur de l’action et du temps présent, mais depuis sa fin inéluctable – marque le basculement du mélodrame à la tragédie.
Par exemple, dans sa version originale, Irréversible (2002) est sans conteste une tragédie tandis que l’on pourrait qualifier le nouveau montage du film de Gaspar Noé (la version dite « intégrale » de 2020) de drame. En effet, le principe même de cette œuvre était de montrer dans le sens inverse du temps les évènements menant d’une vie heureuse à l’horreur la plus totale. La nouvelle version du film remet donc l’action dans l’ordre chronologique des séquences et, pour un spectateur non averti, efface donc tout sentiment tragique. Car celui qui n’a pas vu le film original n’est pas entré dans l’œuvre de Noé dans un même état de sidération et de choc que le public de l’époque.
Quand le futur est évitable : une responsabilité de tous les instants
Mais heureusement, Hollywood est là pour nous remonter le moral avec ses scénarios héroïques. Connaître le futur n’est pas forcément tragique pour l’être humain, du moment que l’on admet la possibilité du changement. On peut toujours, nous assènent les Américains à coups de blockbusters et de happy ends, prendre son destin en main. Le petit garçon du Big Fish de Tim Burton voit dans l’œil de la sorcière comment il sera amené à mourir. Et loin d’être terrifié, cette connaissance du futur lui permet de surmonter tous les obstacles sur son chemin car il connaît d’avance la fin, une happy end, qui le pousse à se surpasser.
Dans Minority Report de Spielberg, Tom Cruise sauve les victimes de crimes à venir grâce à une « précognition », une préconnaissance des actes criminels pas encore advenus. Le film, dystopique, pose des questions morales très précises : s’il est possible de connaître le futur, sommes-nous coupables des crimes que nous n’avons pas encore commis et dont nous n’envisageons même pas pour l’heure la possibilité ? N’est-il pas préférable de vivre dans une société où le crime est possible plutôt que dans un monde où l’on peut être condamné pour des faits uniquement potentiels ?
Tel un oracle ou un chœur antique, un messager venu du futur vient annoncer à Sarah Connor en 1984 l’apocalypse à venir dans Terminator. Un holocauste nucléaire élimine en effet une grande partie des êtres humains dès 1997. La conscience de la catastrophe à venir pose la question de la responsabilité humaine. Qui peut revoir Terminator aujourd’hui sans penser à la menace du réchauffement climatique qui plane au dessus de nos têtes ? Les scientifiques prédisant l’extinction de masse du monde vivant font, d’une certaine manière, peser sur nous la même responsabilité que celle que doivent endosser Sarah puis John Connor après avoir pris connaissance de l’avenir. Schwarzy incarne selon les films de la saga un méchant puis un gentil Terminator (envoyé dans le passé pour tuer ou sauver John) : la menace de la fin du monde nous porte-t-elle à agir maintenant pour l’éviter à tout prix, ou nous condamne-t-elle au contraire à l’inaction et la fatalité tragique ?
La comparaison satirique pour réfléchir au temps présent
En France, qui ne connaît pas Les Visiteurs (1993), la célèbre comédie avec Jean Reno et Christian Clavier dans les rôles cultes de Godefroy de Montmirail et Jacquouille la Fripouille ? Ce film familial, aux répliques inoubliables, prend pour point de départ tout le potentiel comique d’un voyage spatio-temporel en imaginant la rencontre improbable entre des personnages sortis tout droit du Moyen-Age et les Français les plus bourges du XXe siècle. Le décalage socioculturel crée non seulement un effet burlesque indéniable, mais également un discours implicitement satirique, dénonçant avec humour le ridicule de certaines classes et conventions sociales.
Dans un autre genre, le film américain Idiocracy (2006) nous plonge dans un futur dystopique où tout le monde est devenu bête au point qu’un idiot d’aujourd’hui y passe pour un génie. On a tous pu se rendre compte en 2017, lors de l’accession de Trump au pouvoir, à quel point le film touchait juste et, sous couvert de blagues un peu lourdes, décrivait en fait l’évolution de notre société de manière critique et prémonitoire !
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Le point de vue de Dieu : des œuvres qui imaginent un hors temps
Comme nous l’avons vu, la représentation du futur au cinéma est souvent une manière de nous faire prendre du recul par rapport au temps présent, et de rappeler la responsabilité que nous avons à chaque instant. Des œuvres comme Cloud Atlas (2013) ou L’Effet papillon (2004) mettent en scène cette chaîne causale infinie que nous mettons en branle malgré nous à chacun de nos actes. Comme dans les films d’envergure cosmique des sœurs Wachowski, la fiction permet de mettre en scène des univers entiers, d’embrasser la totalité du temps, la marche même du monde, représentant tout un système de réactions en chaîne de cause à effets.
Ultimement, la fin devient le début dans les dernières images de 2001, l’Odyssée de l’espace (1968), l’extrême vieillesse rejoignant l’état prénatal du fœtus en formation, la mort n’étant rien d’autre qu’un retour au néant d’où nous venons. Cause première et fin des temps, Kubrick joint les deux extrémités du temps tel que nous le connaissons pour donner une image à l’inconnaissable : l’au-delà du temps, l’infini de l’univers.
Certains cinéastes se sont plutôt intéressés à l’idée d’un hors temps à échelle humaine : c’est James Stewart qui voit le monde tel qu’il aurait été s’il n’avait pas existé dans La Vie est belle (1946) de Frank Capra, ou Jared Leto dans Mr. Nobody (2009) qui a vécu plein de vies différentes selon divers choix faits à un instant T. Les personnages incarnés par ces deux acteurs sont en quelque sorte relégués à un en dehors du temps, et de ce point de vue inhumain voient toutes les réalités alternatives possibles, qui auraient pu exister dans telle ou telle condition (si je n’étais pas né, si j’avais suivi mon père plutôt que ma mère, si j’avais épousé la première femme que j’ai rencontrée plutôt que la seconde, etc.).
Des paradoxes temporels au-delà de l’existence humaine
Dans un autre genre, Christopher Walken joue dans The Dead Zone (1983) un homme capable de voir l’avenir, projeté dans la vision de ce qui n’est pas encore advenu à chaque main qu’il touche. Plus récemment, le personnage du Dr Manhattan dans la série Watchmen incarne à lui seul un véritable paradoxe temporel. Ce dernier est de tous les temps, à tous les instants ! Il est à la fois là, au présent, mais également dans le passé et le futur… Oui, la chose est difficilement visualisable, et encore plus complexe à mettre en images, car l’être humain n’est jamais ailleurs que dans le temps. La série de Damon Lindelof use et abuse de montages parallèles pour imaginer cet être divin qui n’est pas pris dans le flux temporel de l’existence. D’ailleurs, certains éléments de l’histoire ne sont compris qu’a posteriori, le spectateur remettant rétrospectivement les choses dans l’ordre chronologique.
Le dessin animé pour adultes Rick & Morty joue beaucoup sur des paradoxes temporels pour aborder de manière drôle et décomplexée les sujets métaphysiques les plus pointus. Après quatre saisons, on ne compte plus le nombre de vies différentes que Rick et Morty ont vécu, ni combien il existe de versions alternatives d’eux-mêmes. Se déplaçant à loisir d’un univers à l’autre ou d’une ligne temporelle à un autre espace-temps, ils ont pu rencontrer les « autres » versions de Rick et Morty. Des clones qu’ils ont eux-mêmes créés pullulent également un peu partout et, dans la dernière saison, Morty a vécu toute une vie avant de l’effacer d’un coup de baguette magique en revenant dans le passé, pour choisir finalement de ne pas la vivre. Un rare moment émouvant dans cette œuvre aussi méta que sarcastique.
La boucle, ou le cinéma comme art du temps subjectif
Le cultissime Un Jour sans fin (1993), tout comme le film d’action Edge of Tomorrow (2014), imaginent des boucles temporelles. Les personnages, coincés dans un espace-temps limité qui se répète à l’infini, doivent trouver une solution pour sortir du cycle infernal (quel pire cauchemar ?). Tom Cruise doit mourir mille fois pour comprendre comment ne pas mourir. Bill Murray doit vivre une journée pourrie mille fois pour comprendre à côté de quoi il passe. La métaphore nous inculque une jolie leçon de vie, nous incitant ironiquement à ne pas faire du surplace. A ne pas se laisser encroûter par la routine du quotidien, mais à y puiser au contraire une force d’apprentissage, une puissance de changement…
Au contraire, l’œuvre du grand maître russe Andreï Tarkovski nous plonge avec délice dans les méandres de ses boucles temporelles. Cinéaste par excellence du temps subjectif, il est celui qui aura le mieux lu A la recherche du temps perdu et fait du septième art la fameuse “cathédrale du temps” proustienne. Il écrivait même très explicitement dans Le Temps scellé (1984) que la mise en scène cinématographique consiste à “sculpter dans le temps”. Que ce soit le plan infini de la bougie et l’éternelle dernière image de Nostalghia (1983), ou bien la prégnance des souvenirs et l’omniprésence dans l’œuvre du cinéaste du thème de la mémoire, Tarkovski pense le cinéma comme autant de sensations temporelles.
Le Miroir (1975), par exemple, est un immense palimpseste d’images-temps (selon le vocabulaire deleuzien). Une sorte de longue rêverie sans logique chronologique depuis le lit d’un malade, faite de visions intimes, souvenirs ou non, d’une vie vécue. Les mêmes acteurs incarnent la mère, la femme, le père et le fils : le temps n’est plus une suite linéaire d’avant/après, de cause/conséquence, il est une durée plus ou moins intense, plus ou moins réelle pour le spectateur. Le réalisateur russe fait partie des rares artistes qui ont su mettre en scène le temps non pas de manière spatialisée, se déroulant à travers le montage comme une ligne droite en direction d’un sens ou d’un autre (à la manière de Nolan avec ses marche avant et marche arrière dans Tenet), mais comme une sensation de durée, une force transcendante. Un mouvement traversant l’image et lui conférant une certaine valeur temporelle.
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