Doté d’une politique très audacieuse, le géant du streaming s’impose peu à peu comme un contrepoids décisif au marché illégal.
On n’arrête plus l’expansion de Netflix, service de location de DVD par correspondance né en 1997 et diversifié dès 1999 dans la distribution digitale. Avec son offre de flux vidéo continu, l’entreprise basée à Los Gatos, près de Santa Clara en Californie, est devenue au cours de la dernière décennie un incontournable de la diffusion de films, mais aussi de programmes télévisés, qui peut se vanter d’avoir changé le visage de l’industrie audiovisuelle américaine – et s’apprête à faire de même de par le monde, avec une extension en 2012 à plusieurs territoires d’Europe du Nord.
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Le point le plus surprenant est la grande lucidité affichée par la direction de Netflix sur la réalité du piratage, qui n’a rien à voir avec un quelconque défaitisme : au contraire, le PDG Reed Hastings parle plus volontiers d’une opportunité.
Le piratage par Torrent est une évidence, et il est répandu partout dans le monde, mais il participe justement à créer de la demande.
C’est en ces mots que le dirigeant a commenté l’imbrication audacieuse développée par Netflix avec le marché illégal. Une déclaration qui rappelle les commentaires de Vince Gilligan sur les débuts difficiles de Breaking Bad, où l’écho rencontré sur les sites de piratage, et par domino sur les réseaux sociaux, l’aurait certainement sauvé d’une déprogrammation face à des scores plutôt timides. HBO, qui détient avec Game of Thrones le programme le plus piraté au monde, rechigne pourtant encore à céder son catalogue au service de streaming, de peur de perdre des abonnés.
Une stratégie casse-cou
S’inspirer des statistiques du piratage pour composer le catalogue du service de vidéo à la demande : telle est la stratégie de la plateforme qui vient de se doter de la série Prison Break pour le marché hollandais, où elle s’est récemment implantée, sur la base de scores de téléchargement exceptionnellement populaires. Mais pourquoi les utilisateurs iraient-ils payer pour ce qu’ils peuvent obtenir gratuitement ? Le président de la firme s’explique :
Netflix est bien plus facile d’utilisation que les logiciels de torrent. Vous n’avez pas à manipuler différents dossiers, ni à les télécharger, ni à les stocker ou les déplacer. Vous n’avez qu’à cliquer pour regarder.
Ce n’est peut-être pas si irréaliste. Au Danemark, où le service s’est étendu en octobre 2012 en même temps que dans les autres pays scandinaves, une récente enquête de l’institut de sondages YouGov montrait que la majorité des pirates préfèrerait accéder aux programmes par des moyens licites. Plus notable encore : même s’ils sont nombreux à justifier leur choix du piratage par les prix trop élevés de l’offre légale, 47% des personnes interrogées pointent du doigt la qualité du service proposé, et notamment sa fraîcheur. En France par exemple, la seconde partie de la saison 5 de Breaking Bad devra attendre début 2014 pour son passage sur Orange Cinéma Séries (qui a pour certaines séries un contrat « US+24 » de diffusion sous-titrée à un jour de décalage avec la sortie américaine) et un an de plus sur une chaîne hertzienne (Arte). Est-il justement réaliste de demander aux fans d’attendre six mois pour acheter quelque chose qu’ils peuvent trouver gratuitement dès aujourd’hui ?
La firme revendique même de faire dégringoler le téléchargement dans les territoires où elle s’installe : « à chaque fois que nous nous implantons dans un nouveau marché, le trafic BitTorrent chute d’autant que celui de Netflix augmente », assure le directeur des contenus Ted Sarandos. Son homologue Matt Mason tempère en expliquant que l’entreprise BitTorrent – qui gère et commercialise le protocole et le logiciel de téléchargement du même nom – limite elle-même le trafic au profit d’activités prioritaires des internautes, telles que le streaming vidéo. La vérité se situe certainement entre les deux, en comptant également un arbitrage des fournisseurs d’accès à Internet (FAI).
Fabrice Rochelandet, chercheur en économie du cinéma à la Sorbonne Nouvelle, pense que la viabilité de la stratégie Netflix dépend des clients : « Certains sont solvables, d’autres non. On sait que les plus gros copieurs sont aussi de gros acheteurs, mais entre ceux qui téléchargeaient avant l’installation de Netflix et ceux qui souscriraient au service une fois implanté, la correspondance des profils n’est que partielle. » Cependant, même si les copieurs ne changent pas toujours leurs pratiques, ils ont souvent dans leur entourage des acheteurs potentiels, moins à l’aise avec le téléchargement (que ce soit pour des raisons techniques ou légales) – d’où l’intérêt de se positionner précisément sur les programmes bénéficiant d’un bon bouche à oreille dans les canaux pirates. « Il est très probable que Netflix a fait une étude de marché dans ce sens », ajoute Fabrice Rochelandet.
Innovation ou coup de pub ?
Mais au fond… tout ça pourrait bien n’être qu’un coup de com’ soigneusement ficelé. « Netflix peut obtenir des données bien plus précises et utiles auprès de Facebook ou de Google que dans les enquêtes sur le téléchargement illégal – et il n’est pas impossible qu’ils le fassent déjà. » Ne dit-on pas que le moteur de recherche peut détecter une épidémie de grippe plus vite que les réseaux médicaux ? Si la stratégie de Netflix, c’est-à-dire aller s’inspirer des pratiques des internautes pour leur proposer un catalogue sur mesure, peut sembler opportune, le fait de mener cette recherche d’informations sur les statistiques du piratage relève surtout d’un minutieux effet d’annonce. « Netflix cherche probablement à se mettre dans la poche les réseaux pirates, et susciter leur sympathie en s’affichant comme un acteur légal à leur écoute. » De ce côté-là, le pari est certainement gagné.
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