Un frère et une sœur se retrouvent pour apprendre ensemble à devenir adultes. A partir de ce canevas familial, Claire Denis poursuit son œuvre étrange et singulière avec Nénette & Boni : un cinéma à la fois abstrait et charnel, qui préfère le langage des plans, des corps et des matières aux narrations explicatives. En […]
Un frère et une sœur se retrouvent pour apprendre ensemble à devenir adultes. A partir de ce canevas familial, Claire Denis poursuit son œuvre étrange et singulière avec Nénette & Boni : un cinéma à la fois abstrait et charnel, qui préfère le langage des plans, des corps et des matières aux narrations explicatives.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
En rencontrant Claire Denis au moment de J’ai pas sommeil, on lui faisait part de notre plaisir et de notre surprise d’entendre sur la bande originale des bribes de Tindersticks. Or, pas du tout, il s’agissait de la voix de DC Basehead. Intriguée par notre méprise, la cinéaste a éprouvé la curiosité de découvrir ce groupe anglais inconnu.
Ce fut comme un coup de foudre. Claire Denis s’est mise à suivre tous les concerts de leur tournée française, une amitié solide s’est nouée entre elle et Stuart Staples, et c’est ainsi que les Tindersticks ont été conviés à créer la musique de Nénette & Boni de l’importance des hasards et des méprises musicales dans la genèse des films.
Les Tindersticks étaient donc présents dès le montage. C’était la première fois que Claire Denis travaillait avec des musiciens en amont, que la musique était intégrée organiquement à la structure du film, participant en symbiose au travail de mise en scène certaines séquences étant ajoutées ou enlevées en fonction des harmonies et des boucles de la bande à Staples. D’où la première impression forte produite par Nénette & Boni : celle d’un film musical, pas seulement parce qu’on y entend beaucoup de musique, mais par les accélérations ou ralentissements de son pouls, par l’agencement de ses mouvements et les rimes entre ses plans, par toute une alchimie secrète et interne qui le traverse de bout en bout par exemple, aux fusils trafiqués par la bande à Boni répondra plus loin le dézingage de son père par des mafieux, la première vision de Nénette dans une piscine annoncera sa future grossesse, la pâte à pizza de Boni fait écho aux viennoiseries de sa voisine la boulangère… Variation rouge du film bleu qu’était J’ai pas sommeil, Nénette & Boni avance de façon somnambulique, paradoxalement suspendu entre réalisme et onirisme, entre brouhaha urbain et engourdissement, entre la trivialité absolument quotidienne de ses situations et la stylisation de sa forme faisant tendre le film vers l’abstraction de la musique et franchement, ceux qui voient là du naturalisme à la Ken Loach sont priés d’arrêter de sniffer de l’huile de vidange usagée pendant les projos.
Autre paradoxe stupéfiant, la tentation abstraite de Nénette & Boni passe aussi par ce qui a toujours fait la force et la singularité du cinéma de Claire Denis : le pouvoir d’incarnation, la densité physique, la puissance charnelle de son filmage. Même si son nouveau monteur, Yann Dedet, va morceler son film plus qu’à son habitude, Claire Denis tourne toujours en plans longs, enregistre de la durée, non pas par choix théorique (Denis travaille en intuitive, la théorie ne vient qu’après-coup), mais parce que la durée fait passer du temps sur l’objet filmé et l’imprime plus pleinement dans le cadre et sur la pellicule. C’est ce temps de l’enregistrement qui différencie peut-être un plan de cinéma d’une image de clip ou de publicité. Sensation tactile parfaitement ressentie dans Nénette & Boni, qui prend la forme d’une véritable chorégraphie des corps et des fluides, des matières et des objets. Il y a le corps-Nénette, alourdi d’une grossesse encombrante comme une bosse lynchienne, le corps-Boni, éclatant de vitalité adolescente mais emprisonné dans les murs de sa chambre et de ses frustrations, le corps resplendissant de bonheur agaçant de la boulangère sortie d’une opérette de Demy si l’on émet une réserve, ce sera sur cette partie boulangerie qui laisse parfois perplexe, ne s’intégrant pas toujours avec bonheur à l’univers du film. Et puis il y a le corps-Nénette & Boni, souterrainement travaillé par le thème des fluides et des matières en mouvement : eau de piscine et eau du bain, pollution nocturne et clapotis de la cafetière électrique, pétrissage de la pizza et cuisson des brioches, masturbations de Boni et grossesse de sa sœur Nénette.
Car Claire Denis raconte aussi une histoire de famille, mais autrement plus originale et risquée que les conventions boulevardières habituelles du cinéma français moyen. Une histoire de filiation compliquée sur laquelle flotte un léger parfum incestueux. La mère est hors champ, le père apparaît ponctuellement à la périphérie de l’histoire : honni par son fils Boni, il tente de récupérer Nénette qui vient de le lâcher. Passe alors vaguement l’idée œdipienne inversée que c’est peut-être lui qui a cloqué sa fille, mais rien ne l’indique non plus. Ce qui est sûr, c’est que le lien unissant Nénette et Boni est unique et spécial comme seules peuvent l’être les relations entre frère et sœur. Nénette vient donc se réfugier chez son frère et leurs trajectoires contraires se croisent idéalement. Nénette et son ballon vraiment encombrant, trop-plein dont on ne sait que faire quand on est encore à l’âge du lycée ; Boni et ses manques à habiter, les trous qu’il aimerait bien combler, que ce soit celui, trivial et concret, de la boulangère ou le sien, affectif et sexuel. Une affaire de vases communicants, « de creux et de bosses », comme le résume joliment la cinéaste. Nénette et Boni dorment mais ne couchent pas ensemble et ils vont finir par avoir un bébé : celui que Nénette va finalement mettre au monde et « refiler » à son frère… Si l’idée de l’inceste plane sur le film, ce n’est pas vraiment formulé et absolument pas scabreux, encore moins moralisateur pas dans les habitudes de la maison Denis. Cette histoire d’un frère et d’une sœur qui s’unissent presque contre leurs parents n’est pas bouclée ou explicitée dans ses moindres recoins, laissant une belle part aux blancs et points de suspension dans lesquels peut s’engouffrer l’imaginaire du spectateur. Claire Denis avait pourtant tourné des scènes explicatives, mais elles ont terminé sur le sol de la salle de montage. Cette préoccupation du hors-champ scénaristique trouve aussi sa correspondance dans la distance de filmage choisie par Denis, majoritairement serrée : une chambre, une boulangerie, une rue, des plans rapprochés… Et pourtant, on sent tout le temps la présence de la ville au-delà du cadre, on croit voir Marseille, un Marseille plutôt introuvable en cartes postales. Dans ce Marseille sans OM et sans vieux port évoluent les formidables Grégoire Colin et Alice Houri, comme un prolongement développé du couple frère-sœur d’US go home : Grégoire/Boni, son énergie bonasse et son incomplétude énervée, trouvant avec sa sœur et son bébé neveu un nouveau point d’équilibre ; Alice/Nénette, son corps déformé et sa dignité butée, traversant douloureusement le miroir séparant l’enfance de l’âge adulte, adolescente endurcie trop vite devenue mère… Nénette & Boni comme la zone incertaine où les enfants apprennent à devenir des hommes et des femmes, avec toutes les pertes et profits que ce passage obligé entraîne. Cette incertitude, cet état de transit que l’on retrouve dans l’histoire et dans la forme font tout le prix de ce film à l’étrange beauté douce-amère.
{"type":"Banniere-Basse"}