Elia Suleiman a du culot et de l’humour. Il s’en sert pour dégainer dès qu’on lui parle d’autre chose que de cinéma.Car rien ne raconte mieux Jérusalem et Ramallah que son magnifique film, Intervention divine.La Croisette n’a pas résisté à cet homme libre.
Premier cinéaste palestinien sélectionné à Cannes en compétition officielle, Elia Suleiman a réussi (euphémisme) cette grande première et conquis la Croisette tant par l’excellence de son film que par sa personnalité, étincelante d’intelligence et d’humour.
Justement sous-titré « Chronique d’amour et de douleur », Intervention divine est à mille lieues d’un cinéma de militance, de propagande, de didactisme, ou de simplisme manichéen : voilà un film de résistance, certes, mais surtout un film de grand cinéma, une uvre d’homme libre. La grande arme du non-violent Suleiman, c’est l’humour. Un humour subtil, ravageur, et qui n’hésite pas à tordre parfois le rire qu’il génère en un rictus incommodant.
Le « mauvais esprit » de Suleiman s’exerce d’abord dans une première partie qui pourrait s’intituler « Scènes de la vie quotidienne à Nazareth ». Très slapstick, quasiment muettes, ces petites séquences montrent une poignée d’habitants, voisins, qui se chamaillent sans arrêt (manière de suggérer que les problèmes de voisinage et de territoire commencent « à la maison », sur les trottoirs palestiniens). Un homme insulte en douce ses commensaux en les saluant avec le sourire ; un autre détruit sans cesse le travail des cantonniers en bas de sa porte ; un troisième jette systématiquement ses poubelles dans le potager de sa voisine…
Suleiman opère avec un sens du décalage et du gag à retardement, un talent quasi chorégraphique, qui viennent du fond des âges du burlesque. Situé ensuite sur un check point entre Jérusalem et Ramallah, le film se fait plus grinçant, abordant l’impossibilité d’une relation amoureuse transterritoriale ou l’agonie d’un père. Puis se boucle au culot, sur une sidérante séquence à la John Woo, où une guerrière palestinienne ninja jongle avec les pierres et les grenades (aidée d’effets spéciaux Hong-Kong style). Intervention divine est un film fragmenté, couturé, rapiécé, certes, mais pas plus que les territoires ou les psychés palestiniennes. C’est un film Keaton qui tonne.
Elia Suleiman est une personne largement à la hauteur de l’idée qu’en donne son travail, et même plus. A la conférence de presse suivant la projection officielle, moment généralement réservé aux questions tisane et aux réponses langue de plomb, le cinéaste a mis tout le monde dans sa poche par sa verve, sa vivacité et son étonnante capacité à toujours surprendre. Contrairement à un Woody Allen, beaucoup moins marrant dans la vie que dans ses films, Suleiman, 42 ans, a l’ironie chevillée au corps et à l’esprit. A la fois arme et bouclier, l’humour est chez lui une nécessaire impolitesse du désespoir. Il la dégaine impitoyablement chaque fois qu’on lui parle d’autre chose que de cinéma, chaque fois qu’il voit pointer le risque de se retrouver transformé en porte-parole. Par exemple, si on lui parle du Proche-Orient, il rétorque : « Je suis contre un Etat palestinien pour les Palestiniens tout autant que je suis contre l’Etat d’Israël. La seule solution décente serait un Etat pour tous ces citoyens, où tout le monde pourrait vivre et circuler sans restriction. » Une petite louche pour Arafat ? « Je considère Arafat comme partiellement responsable de la situation actuelle en Palestine. Il aurait dû prévoir les conséquences des accords d’Oslo en écoutant les intellectuels plutôt que de les marginaliser. »
Le cinéaste n’est évidemment pas à cours de munitions à l’adresse d’Israël et de nous tous : « J’espère qu’aimer un film comme celui-ci peut amener chacun à rechercher la petite part de fascisme qu’il porte en lui, et pas seulement à dénoncer le fascisme israélien, aujourd’hui si évident que c’en est obscène de le dire. » De l’art de se fâcher avec la terre entière, au nom de la lucidité et de l’intelligence. Mais le meilleur aphorisme de la journée, celui qui pourra clore gracieusement cet article, Suleiman l’a décoché en anglais. A la question sur les raisons de ne pas tourner son film en Palestine, il a répondu par un trait d’esprit aussi cinglant qu’un missile de croisière : « At a certain point, I could not shoot in Palestine because there were other people shooting. » 1 ||
1. « A un moment, je ne pouvais plus tourner en Palestine, parce qu’il y en avait d’autres là-bas qui tiraient » to shoot signifie à la fois tirer et filmer.
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