Il est l’un des cinéastes les plus attendus à Cannes cette année. Peu avant, Nanni Moretti nous a reçus chez lui, à Rome, pour s’expliquer sur son long silence depuis Journal intime, raconter la genèse de son nouveau film Aprile et détailler ses multiples activités d’homme-orchestre du cinéma italien. Refusant tout devoir d’engagement militant, il avoue son désir de filmer l’imbrication entre histoire politique et sphère intime.
Nanni Moretti est en retard. D’un peu plus de quatre ans car Journal intime date de 1993, d’une bonne demi-heure car le rendez-vous était fixé à 10 h et demie alors qu’il n’arrivera qu’à 11 h. En l’attendant, on profite de la douceur du printemps romain en découvrant les locaux de sa maison de production, la Sacher Film. Sacher, du nom du gâteau d’origine autrichienne beaucoup de chocolat, un peu de confiture, que du sucre adopté par des Italiens peu rancuniers, dont Moretti est particulièrement friand : dans son film Sogni d’oro, il emmenait deux emmerdeurs voir « un endroit très beau », la vitrine d’une pâtisserie.
Dès l’entrée du petit appartement sur cour, on tombe sur une grande photo de Cary Grant et Ingrid Bergman dans Les Enchaînés d’Hitchcock. Deux secrétaires de production travaillent tranquillement, on fait du café, on aperçoit Angelo Barbagallo, l’ami, associé et producteur de Moretti, aussi barbu que lui. Et on a déjà l’impression de se retrouver dans un film de Moretti, au centre nerveux d’un microsystème bâti par et pour l’auteur de Je suis un autarcique : tout tourne autour de lui, du vieux jeu de football qui prend la poussière au-dessus d’une armoire jusqu’aux affiches des productions Sacher qui tapissent les murs blancs. On guette un scooter et une silhouette familière. Arrivent enfin un casque blanc et une mise élégante : le jeu peut commencer.
Chacun est dans son rôle. Moretti connaît le sien sur le bout des doigts (cela fait maintenant huit films qu’il le peaufine et le décline), on ne va pas tarder à apprendre le nôtre. S’il ne nous gifle pas pour un mot de travers comme dans Palombella rossa, il ne cessera de nous faire bien sentir que c’est lui le maître du jeu, qu’on est là pour lui servir de partenaires, que nous laisser gentiment sadiser fait partie du contrat.
Le maestro commence par imposer son rythme, fait des interruptions soudaines pour remplir ses obligations de nouveau père (« Allez faire un tour, je dois appeler chez moi, c’est l’heure de la pappa de Pietro. Mais comment dit-on pappa en français ? Euh, la bouillie ? ») et a le chic pour proposer des pizze au beau milieu d’une phrase sur le recentrage de la gauche italienne. En tout, sous les prétextes les plus divers (« C’est l’heure de mon capuccino ! »), il y aura cinq interruptions pendant notre entretien.
Si Nanni Moretti n’est pas facile, il aime se faire désirer. Ce qui ne l’empêche pas de répondre soigneusement aux questions, choisissant ses mots avec une précision crispante, sur un débit lent, entrecoupé de quelques accélérations soudaines. Et quand un sujet l’embarrasse (« Qu’avez-vous pensé des Histoire(s) du cinéma de Godard que vous avez vues à Cannes l’an dernier ? »), il fait son sourire à la De Niro (de près, la ressemblance est frappante), se tait et attend qu’on se décourage. Comme il a refusé de faire la promotion du film en Italie et que nous sommes parmi les premiers journalistes à venir lui en parler, on a la sensation étrange qu’on l’aide à mettre au point son numéro cannois. C’est instructif, amusant et épuisant.
Malgré une critique acerbe, Aprile marche bien en Italie, seulement précédé au box-office par les inévitables Titanic et L’Homme au masque de fer, ainsi que par quelques fines comédies qui ne franchiront jamais les Alpes. En pointant les entrées italiennes d’Aprile, Moretti profite de notre présence pour donner son avis d’expert sur la composition du jury cannois (« Trois actrices, bene ! »), nous interroger sur la qualité du dernier Scorsese, d’enchaîner sur tout autre chose : « Vous avez vu mon court métrage sur la présentation de Close up dans mon cinéma ? »
Après une longue séance de photographies pour laquelle Nanni le coquet changera plusieurs fois de chemise, la journée se terminera par une projection : en bon cinéphile maniaque, Moretti ferme les volets avant de nous montrer Le Jour de la première de Close up, un fragment inédit des multiples activités d’auteur, acteur, producteur, distributeur et exploitant de celui qui tient son journal intime en public.
Comment gérez-vous votre salle de cinéma ? Etes-vous libre de vos choix de programmation ?
La salle marche bien. Le fait de passer des films en version originale deux fois par semaine est déjà une chose unique en Italie chez nous, les passionnés de cinéma ont encore du mal avec la VO. Nous avons programmé certains Kiarostami, mais le distributeur nous a refusé le dernier : le cinéma est la seule activité commerciale dans laquelle on a un magasin, on demande à un distributeur un produit et il ne le donne pas. Vous connaissez un magasin d’alimentation qui dirait « Je veux des fromages » et auquel on répondrait « Non, les fromages, je ne te les donne pas » ?! (rires)…
La salle de cinéma coûte-t-elle de l’argent à votre maison de production ?
Pour une maison de production peu riche comme la nôtre, il est important d’avoir des liquidités. Là est le problème. Nous ne pouvons plus nous permettre de faire un film de temps en temps. Nous devons travailler plus. Mais je ne peux pas faire deux choses à la fois, travailler sur mon film et en produire un autre.
Je veux être plus qu’un producteur, je ne veux pas me contenter de mettre ma signature. Je fais peu de choses car j’aime les suivre de près. Par exemple, j’ai écrit à la main, de mon écriture, avec mon stylo, le générique de Journal intime. J’ai aussi voulu écrire à la main les affiches françaises, allemandes… J’étais entré dans un tunnel dont je ne pouvais plus sortir. Pour le dossier de presse, pareil, j’ai tout fait à la main. Cela confine à la folie.
Vous êtes sur toute la chaîne de construction des films : acteur, metteur en scène, producteur, distributeur.
Et je ne vends pas les glaces pendant les entractes parce que dans mon cinéma, il n’y a pas d’entracte !
Vous ne vous dites jamais que vous devriez être plus égoïste avec votre propre oeuvre, que vous perdez trop d’énergie en vous dispersant ?
C’est un vrai problème. Il y a des périodes où je sentais plus clairement l’envie de travailler en dehors de la mise en scène. Ces dernières années, je sens que j’ai des idées et le prochain film de la Sacher sera un film de moi je suis en train d’écrire à nouveau. Peut-être recevrai-je aussi un bon scénario et que j’aurai envie de le produire. Mais pas dans l’immédiat. Les jeunes qui se manifestent sont toujours les pires, je ne comprends pas pourquoi (rires)…
Vous avez créé la Sacher à un moment où le cinéma italien allait vraiment mal. Vous la conceviez comme une famille de résistance ?
C’était en effet des années de crise pour la production, la qualité et même la confiance des producteurs envers les films italiens. Qu’est-ce qui a déclenché la Sacher ? (long silence)… Je me promenais à Paris avec ma distributrice Nella Banfi, qui venait de distribuer Bianca. Elle me disait qu’en France, de nombreux metteurs en scène avaient leur maison de production. Ce n’était pas de la résistance, je ne pensais pas encore à la salle. J’adore faire ce métier mais je peine beaucoup, rien ne me vient naturellement. Alors chercher un milieu familial et amical, m’entourer de gens avec lesquels je travaille bien est logique comme lorsque dans mes films je convoque amis et parents pour jouer. Le tournage est une période très angoissante et j’aime avoir des amis autour de moi. Ce métier est fatigant, et le faire dans une atmosphère amicale est important. En plus, même si c’est un discours a posteriori, avoir cette maison de production m’a permis de faire des films différents de ceux que je faisais jusqu’alors. La Cosa est née par hasard ou presque : je savais qu’il y aurait près d’ici une réunion sur la fin du PCI et nous avons trouvé immédiatement une caméra, un technicien et un ingénieur du son. Seule une maison de production te permet cette souplesse et cette rapidité. Pareil pour Aprile et les deux précédents. Je n’avais pas un rapport traditionnel avec un producteur qui, même lorsqu’il vous laisse toute la liberté et tout l’argent dont vous avez besoin, vous donne une période limitée de préparation, de tournage et de montage.
Cinq ans séparent Journal intime d’Aprile. Très concrètement, qu’avez-vous fait pendant cette période ?
Journal intime est sorti en Italie en novembre 93. En 1994, j’ai continué à m’occuper de ma salle de cinéma, le Nuovo Sacher un engagement permanent. Puis j’ai été à Cannes comme juré et pendant l’année, j’ai un peu suivi la distribution à l’étranger de Journal intime, car c’est mon film qui a eu le plus de succès à l’étranger. Mais après, je voulais produire le film de quelqu’un d’autre. Nous avons cherché des histoires et trouvé La Seconda volta de Calopresti. C’est un film auquel j’ai consacré énormément de temps, comme toujours quand je produis des films. Nous avons tourné, j’étais acteur, puis j’ai suivi tout le processus de fabrication du film, qui est sorti en octobre 95. Cette même année, j’ai tourné Le Jour de la première de Close up, un bref journal qui ironise sur mon rapport au Nuovo Sacher. En 96, j’avais commencé à écrire une histoire pour un nouveau film de fiction, mais je l’ai abandonnée et j’ai commencé à tourner des fragments de journal, sans penser au départ qu’ils pourraient plus tard devenir un long métrage. Avec ces premiers fragments, j’ai fait un montage provisoire : le matériel projeté plus quelques idées que j’avais en tête formaient le noyau d’un long métrage. J’ai alors continué en 96 et 97 à tourner le film par morceaux. Parfois des fragments très brefs avec des équipes réduites, parfois, quand les scènes étaient plus écrites et préparées, des blocs plus longs avec une équipe normale.
Le film s’est donc construit en se faisant. Vous aviez alors abandonné votre projet de fiction ?
Je n’avais qu’un sujet, pas de scénario. Je suis en train de reprendre ce sujet, que je pense tourner l’année prochaine : une histoire plutôt douloureuse, un pur film de fiction il me semblait étrange de tourner cette histoire l’année où allait naître mon fils. Ce que je voudrais expliquer, c’est que certains choix de style et de production qui marquent Aprile ne sont absolument pas devenus inéluctables pour moi, dans mon futur de cinéaste. Mais il était juste de faire ce film-là ainsi.
Dites-vous cela aussi pour vous protéger d’une image que les spectateurs ont de vous : « Moretti, spécialiste cinématographique du journal », avec Aprile comme suite de Journal intime ?
Non. Je ne me sens absolument pas prisonnier de la première personne. Ces deux films sont des fictions du genre journal intime. Il est possible que plus tard je reprenne ce « genre personnel », mais pas dans l’immédiat.
Avez-vous une pratique quotidienne du journal intime, à l’écrit, au caméscope ou en super-8, qui ne devient pas forcément un film ?
Absolument pas. J’effectue un double travail. D’une part, enregistrer (ou plutôt faire enregistrer, car je n’en suis pas capable) des émissions de télé, principalement politiques. Par exemple celle qui ouvre le film : en 1994, j’ai fait enregistrer ce journal télé sans savoir quel usage j’en ferais. D’autre part, de temps en temps, je tourne en 16, en 35 ou en vidéo des événements publics ou privés que je désire fixer. Dans ma manière de travailler, la manifestation du 25 avril à Milan (de Forza Italia, le parti de Berlusconi) ressemble à la séance de chimiothérapie de Journal intime : quand je faisais ma chimiothérapie chez moi, j’avais décidé de tourner une séance en 16 mm, sans savoir que plus tard je raconterais cette histoire ; je l’ai ensuite insérée dans mon récit, dans le troisième épisode de Journal intime. De même, en 94, je suis allé à Milan et avec un technicien, nous avons tourné la manif en 35 mm un matériel très important dont il ne reste que peu de scènes dans le film. Puis, quand j’ai décidé de raconter ces années publiques et privées, il m’a semblé juste d’intégrer cette séquence. En ce sens, je suis toujours très attentif sur ce qu’il m’importe de conserver, de me souvenir, de fixer.
Quand avez-vous su que, contrairement à Journal intime, la sphère privée se mélangerait complètement avec la sphère publique ?
Journal intime, c’était vraiment trois films séparés, qui avaient en partie des styles différents. L’épisode de la Vespa était très work in progress, comme Aprile, et les deux autres beaucoup moins. Ici, il s’agit d’un unique film, dont le mélange public/privé s’est configuré dès le départ. Je n’ai jamais mis sur le même plan les deux sphères, loin de là, mais il y avait cette coïncidence qui a fait qu’à trois jours d’intervalle mon fils est né et les élections législatives ont eu lieu. On sentait dans l’air que, pour la première fois, la gauche pouvait gagner. Enfin… pas la gauche mais, comme je le dis dans le film, le centre centre gauche… Ce mélange public/privé fut immédiat, puisque j’avais à ma disposition cette forme de journal expérimentée avec Journal intime, que j’avais envie d’approfondir. D’autre part, il y avait mon envie de raconter mon pays. J’avais depuis plusieurs années un sentiment à cet égard, et je cherchais une forme cinématographique pour exprimer ce sentiment. Il n’y a donc pas seulement eu le mois d’avril 96 et les deux événements qui s’y déroulèrent, mais aussi cette envie personnelle de raconter la politique et la société de ces dernières années. Alors que, a priori, je ne suis pas un metteur en scène qui a une vocation de cinéma politique ou citoyen le spectateur que je suis non plus, d’ailleurs. Mais il me semblait que ces années italiennes portaient en elles quelque chose qui valait la peine de raconter. Il faut souligner que ce n’est pas un devoir ou une mission, mais une envie.
Vous ne vous sentez pas une responsabilité?
Non. Aprile est un journal, mais il y a plein de choses qui ne sont pas autobiographiques, avec lesquelles je joue. Par exemple, quand je me représente comme une espèce d’Oblomov paresseux, qui ne veut pas tourner, qui ne tourne le documentaire que parce qu’il le considère comme un devoir. Dans la réalité, c’est exactement le contraire : il y a simplement la curiosité personnelle, pour comprendre ce qui arrive, d’aller là-bas avec ma caméra. Ainsi, dans le film, je semble abandonner cette idée de documentaire alors qu’en fait, de cette manière oblique et indirecte, j’ai montré au spectateur ce que je voulais lui montrer.
Depuis votre film Ecce Bombo, représentation d’une génération imprégnée de politique, comment s’est faite votre évolution politique
Pour Aprile, dès le début, ce qui m’intéressait était une « transparence » dans la mise en scène du milieu politique : se moquer en public de ce milieu. Ça ne m’intéressait pas d’attaquer de manière décidée et brutale mes ennemis, je voulais critiquer ce qui était davantage mon univers politique, parfois de manière impitoyable, parfois affectueusement, mais en me désintéressant de la manière dont ces critiques de la gauche pourraient être utilisées par la droite. Et si nous voulons donner une lecture politique de mes films, ce qui est réducteur, mes deux premiers étaient un peu le portrait d’une génération qui n’était vue par les médias que comme rigide, dogmatique et sombre. Le succès de ces deux films vient de ce que, pour la première fois, cette génération se moquait d’elle-même et donnait d’elle-même un autre regard. Mais entre Aprile et Ecce Bombo, le matériel est très différent. Il y a dans Aprile des meetings, des émissions de télé réelles, l’actualité non pas pour faire un clin d’oeil au spectateur, mais pour me souvenir. Dans Ecce Bombo, au contraire, c’était l’histoire d’un groupe de jeunes gens ancrés dans la réalité de ces années, mais en évitant toute actualité précise. L’actualité, c’était tout autre chose au moment où sortait Ecce Bombo par exemple, Aldo Moro était séquestré. De même, en 1977, mes personnages n’étaient pas réellement représentatifs de tous les jeunes de gauche. C’était l’année des grands mouvements étudiants, des autonomes, un mouvement très violent et plutôt désespéré, surtout à Rome. Palombella rossa est un exemple encore différent, puisque c’est mon seul film (à l’exception de La Cosa, qui est un documentaire) où j’affronte directement le monde politique, mais à travers la métaphore de la partie de water-polo qui ne finit jamais. Le film ne se passe pas au siège d’un parti politique, mais dans une piscine… Ecce Bombo, Palombella rossa et Aprile sont donc trois films où, de manière différente, la politique est présente mais qui, dans leur approche de la réalité politique, en sont très éloignés. Cela dit, je le répète, je ne suis pas un metteur en scène directement politique, je ne me suis jamais senti investi d’une mission idéologique ou politique et je me méfie de ceux qui se sentent investis de cette mission.
Si vous vous en méfiez, qu’avez-vous pensé des pétitions des cinéastes en France à propos des immigrés, des sans-papiers ?
Il me semble que cela a servi à quelque chose. Mais il faudrait sans doute trouver des formes neuves, moins traditionnelles. Je ressens cette même exigence pour exprimer ses opinions : il ne faut pas se contenter de mettre une signature sur une pétition. Je n’ai jamais fait moi-même de film collectif, mais il y a quatre ans j’ai participé à un très bref court métrage, L’Unico paese al mondo, avant les élections, un peu stupéfait que l’on considère normal que le propriétaire de trois chaînes de télé devienne chef du gouvernement : c’était une situation exceptionnelle et cela nous semblait important de donner notre petit témoignage.
Aprile est centré sur vous, mais peut-on dire que les gens qui vous entourent ressentent la même déception, la même frustration, la même colère par rapport à la gauche italienne et que, dans ce sens, c’est encore le film d’une génération ?
Je ne me sens pas et je ne veux pas me sentir le symbole ou le représentant d’une génération. Un certain désenchantement est effectivement commun à beaucoup de gens à gauche. Disons « désenchantement » pour ne pas être plus dur.
Pensez-vous que le cinéma, et tout particulièrement un film comme Aprile, peut avoir une fonction cathartique ?
Non, je me méfie de ces films qui veulent changer la tête des gens. Plus que cathartique, le cinéma a peut-être pour fonction de donner à voir, d’une manière différente du journalisme et de la télé, des situations et des images dont on ne s’était pas aperçu.
« Il est triste de mourir sans enfants », disiez-vous à la fin de Bianca. Comment êtes-vous passé de vos rôles de célibataire à celui de père ?
Dans La Messe est finie, tout le monde s’attendait à ce que le prêtre ait des histoires d’amour et comme je connaissais cette attente, je l’ai déçue… Déjà dans mon premier film, je suis une espèce de très jeune père. Pour Aprile, j’ai commencé de manière légère et désinvolte, sans me poser le problème de savoir si je devais faire interpréter par une actrice professionnelle le rôle de ma compagne, ou bien prendre un autre nouveau-né. Je voulais raconter cette histoire et il me semblait normal de la raconter ainsi. Ce n’était pas simple, pour ma mère par exemple : elle n’est pas une actrice et doit interpréter le rôle de ma mère dans un film qui, en plus, est un journal. De même pour les autres. Ce qui paraît très naturel est vraiment compliqué : ce ne sont pas des acteurs et ils doivent interpréter leurs propres rôles dans un film qui est journal et fiction. Mais j’ai toujours aimé tourner avec les non-acteurs.
La famille a toujours été très présente dans vos films.
La famille, comme l’école, a fait partie de mon cinéma car mes parents enseignaient. Tout comme la politique ou le sport, de manière moins explicite. Dans une scène qui nous montre, mon fils Pietro et moi, dans un salon plein de coupures de journaux, on voit un petit ballon de basket pour enfant. J’avais peint ce ballon en jaune, car c’est la couleur des ballons de water-polo. J’avais aussi tourné une scène où j’obligeais Pietro, alors âgé de 10 mois, à saisir la balle avec la main gauche en lui disant qu’il y avait un grand besoin de gauchers dans l’équipe nationale de water-polo (rires)…
Dans vos deux derniers films, vous vous représentez comme un cinéphile actif, dans un rapport d’attraction/répulsion avec le cinéma américain.
Aller au cinéma est l’un des grands plaisirs de ma vie, ce n’est pas un scrupule professionnel. Il faut en effet parler d’attraction/répulsion car c’est moins superficiel que de dire que je suis dans une position rigide contre le cinéma américain, ou dans une position moraliste contre les films violents. Je n’ai aucun préjugé : il y a bien peu de films qui racontent la violence et qui me plaisent, il y en a beaucoup d’autres qui m’ennuient et dans lesquels je vois la complaisance du metteur en scène. Savoir si cette complaisance est volontaire ou non ne m’intéresse pas. C’est une position de spectateur qui cherche à regarder de ses propres yeux et à juger subjectivement. Mais je ne prétends pas généraliser : Le Silence des agneaux, par exemple, est un film qui m’a plu.
La vieille comparaison avec Woody Allen vous agace-t-elle encore ?
Non, elle me flatte plutôt. Sur Internet, j’ai trouvé un truc assez rigolo : la critique d’un film qui s’appelle Nanni dans tous ses états, réalisé par Pietro Moretti, mon fils, sur son père de 73 ans (rires)… Mais Allen fait beaucoup plus de films que moi et a déjà réalisé de nombreux films où il ne joue pas.
Dans son dernier film, Allen parle beaucoup de sexe. Vous, pas du tout.
Peut-être est-ce la différence d’âge (rires)… Dans son film, il sent le besoin d’être beaucoup plus cru que par le passé. Pour moi, il y a deux choses : l’une, c’est que je serais très embarrassé de jouer des scènes de ce type ; l’autre, c’est que tous les metteurs en scène, lorsqu’ils tournent une scène de sexe, pensent avoir finalement trouvé la clé originale et juste, alors que c’est rarement vrai. Toutes ces scènes se ressemblent beaucoup en définitive.
Vous portez un grand intérêt à la presse, dans une relation qui semble faite à la fois de passion et de dégoût.
(Long silence)… Je conserve des coupures de journaux depuis plus de vingt ans. A un moment, je les avais apportées ici, au bureau. Je crois qu’il y a eu un malentendu avec la décoratrice et l’accessoiriste, qui ont utilisé la majeure partie de ces coupures pour constituer le très grand journal que l’on voit dans le film. Je ne me suis aperçu que très tard que les coupures que je conservais vraiment avaient servi dans cette scène. Un hasard assez curieux : je me suis par bonheur libéré de mes journaux non pas en les jetant de la Vespa, comme dans le film, mais avec cette scène du journal géant.
Dans une autre scène, vous arrachez les couvertures de l’hebdomadaire L’Espresso qui représentent très régulièrement des filles nues…
La scène dont vous parlez est totalement inventée, je ne conserve pas les couvertures dénudées de L’Espresso.
... Et au moment de la sortie d’Aprile en Italie, vous avez fait la couverture de L’Espresso.
Mais la semaine suivante, ils sont revenus à leurs couvertures habituelles ! C’est la confirmation que le cinéma ne compte pas. A ce propos, je suis toujours stupéfait par les lectures littérales de mon film. J’ai lu dans un journal : (ton comique)… « Mais pourquoi jette-t-il les coupures de presse ? Les journaux ont une valeur, une fonction ! » Je ne sais pas quoi dire, je reste paralysé devant ce type d’arguments. De même pour la scène de la publicité : je ne me moque pas de Lucchetti qui tourne cette pub, mais de mon attitude rigide face à la pub ! Un film, ce n’est pas ce qui littéralement est dit ou se produit sur l’écran. Cela m’embarrasse de dire ça, car ce devrait être évident. Mais visiblement, ce n’est pas le cas.
Y a-t-il un risque pour un cinéaste considéré comme un auteur de devenir, malgré lui, une sorte de produit culturel qui fait partie du système, qui sert à faire vendre des journaux ?
Je ne suis pas convaincu que ça serve à faire vendre des journaux. L’important, c’est que des facteurs extérieurs ne conditionnent pas ma manière de faire du cinéma. Quand j’écris un film, je ne pense pas à une phrase qui pourrait coller parfaitement pour un T-shirt. Je fais un film et si quelqu’un veut faire un T-shirt, que je contrôle naturellement pour le texte et pour l’image, alors faisons le T-shirt. Mais ce n’est pas un problème. On fait des films, puis les médias et les spectateurs voient, mangent et digèrent ce film comme ils l’entendent.
Pourquoi avoir choisi pour Aprile une comédie musicale comme idée de film impossible à faire ?
C’est sans doute surtout un rêve de légèreté dans les rapports humains, dans le travail et dans la vie.
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