Entretien avec le Marocain Nabil Ayouch pour son beau Ali Zaoua prince de la rue.
Sans dire que le misérabilisme soit une solution, à vouloir fictionnaliser une telle réalité, n’y avait-il pas un risque d’esthétiser la chose, de sublimer l’univers de la rue
Non à partir du moment où la démarche est cohérente et surtout en accord avec la réalité. On est parti d’une base : dans la vie de ces enfants, il y a cette part de violence et de crudité qui fait partie de leur réalité sociale, et il y a aussi une part d’imaginaire extrêmement fort d’onirisme. La rue à un pouvoir presque tragico-lyrique qui est soutenu par l’imaginaire de ces enfants. À partir de rien, ils partent dans de réels délires. Ce film est la rencontre entre deux univers, le mien, celui de la quête initiatique et une réalité qui était en phase avec ça : la scène des paraboles par exemple est quelque chose de directement inspirée de leur réalité.
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Leur statut social en font des acteurs nés, comment les intégrer aux contraintes du cinéma ?
A partir du moment où on s’intéresse à eux, ils manipulent, mentent et travestissent la réalité. C’est un peu ce qui s’est passé la première semaine quand je suis descendu dans la rue avec ma caméra. Quand ils m ont vu débarquer, tout ce qu’ils m ont donné à voir était faux. Très vite j’ai changé d’approche, en commençant à laisser cette caméra de côté et surtout à revenir, à m accrocher à eux. Ils voyaient qu’ils n’allaient pas se débarrasser de moi comme d’un journaliste en quelques secondes, que ce travail racontait une histoire qui partait d’eux. Plus ça allait, plus je les observai, moins je posais de questions. Ils ont trop l’habitude qu’on vienne vers eux par intérêt ponctuel et non dans une démarche constructive, que les solutions qu’on leur amène soient des solutions de replâtrage et non de fonds, pour avoir envie d’être honnêtes dans ce qu’ils donnent. C’est difficile de les amener règles du jeu dramatique à partir du moment où on a la prétention de vouloir les leur apprendre. Lors de la préparation, je me suis aperçu à quel point c’étaient des acteurs, de la vie certes, mais aussi des acteurs tout court. Je me suis donc dit qu’il n’y avait absolument aucun besoin de leur apprendre quoi que ce soit. Il y a ensuite les contraintes techniques qu’un enfant ne peut pas forcément emmagasiner. On a essayé de les adapter sans réussir puisqu’ils ne sont évidemment pas adaptables vu qu’ils vivent dans un monde de liberté totale. On est donc parti sur la démarche inverse : adapter le film aux enfants. Ça n’a pas plus réussi : quand un se barrait pendant trois jours, on ne pouvait pas ne rester sans rien faire à l’attendre, puisqu’il y avait des enjeux de production ; malgré tout un film reste envers et contre tout une machine économique. Pourtant il y a eu un moment où tout le monde a commencé à intégrer quel était l’autre enjeu du film, ce qu’on faisait là, ce qu’on était en train de raconter, et même en extrapolant, quelle en était l’utilité. Les choses se sont alors mieux passés, ces contraintes qui étaient difficiles à supporter pour eux, sont devenues salvatrices. Les enfants s’y sont raccrochés comme à des bouées de sauvetage, quelque chose qui pouvait les aider à aller jusqu’au bout, sortir de cette vie en yo-yo, faite d’ascendances et de chutes. C’est d’ailleurs ce qui m a traumatisé pendant la préparation : savoir qu’avec ces enfants que je suivais dans un parcours réinsertionnel qui se passait très bien, leur ramenait de l’espoir ; tout pouvait s’écrouler en quelques secondes pour une réflexion, un regard. Le lendemain, c’est fini, c’est devenu quelqu’un d’autre Le challenge du film qui leur était fixé leur donnait un objectif, quelque chose de complètement nouveau pour eux.
Pourquoi faire disparaître très tôt le personnage-titre, le faire passer d’une présence physique à un état de fantasme au travers des autres personnages ?
L’objectif n’était pas de lui donner une étoffe physique mais de naviguer avec le rêve de cet enfant, qu’il devienne celui de ses copains, de tous les enfants. C’est la dimension mythique du personnage qui m intéressait, en l’occurrence, son changement de statut, qui passe d’un enfant à un héros puis d’un héros à un mythe. Le film tourne autour de ça.
La dimension onirique du film passe aussi par sa forme : le cinémascope pour filmer la ville, l’intrusion de l’animation’
Le scope était presque imposé par les lieux mêmes : il y a toujours cette forme d’horizontalité que ce soit le port avec sa vue à 360° ou le repère de la bande à Dib. De plus le scope donne toujours une espèce d’universalité au propos. Sans oublier que les enfants bougent réellement beaucoup dans le cadre. Leur laisser plus de place c’était leur laisser plus de liberté. L’animation est venue en les écoutant : on leur a présenté le film comme un atelier autour duquel on en a créé d’autres pour mettre un peu de distance entre eux et ce film, on leur a toujours dit qu’il y avait des choses plus importantes que le cinéma. On a donc fait des ateliers sport, chant et peinture. Je ne sais pas pourquoi mais très vite ils sont allés vers la peinture. Peut-être parce que c’était quelque chose de vraiment nouveau pour eux On avait envie avec la scénariste de sortir du réel, on ne savait pas encore comment jusque-là. On a donc soumis cette idée en donnant les dessins des enfants à Folimage, une société qui fait de l’animation dont j’aime beaucoup les films.
L’affect formel du film passe aussi par le physique, les visages couverts de cicatrices de ces enfants qui sont aussi une histoire en soi
Je ne les ai pas choisis là-dessus. Mais une fois castés, il était hors de question de les maquiller pour que ces marques disparaissent. Je ne me doutais pas à quel point elles allaient avoir un impact sur les spectateurs, devenir un vrai questionnement pour eux.
Aujourd’hui, vous sentez-vous une responsabilité envers ces enfants ?
C’est une question que je continue à me poser Je me suis pourtant toujours dit non comme je leur ai toujours dit non. Mon rôle de cinéaste s’arrête avec mon film. Maintenant s’il peut provoquer un débat de société comme c’est le cas au Maroc depuis la sortie du film, tant mieux, mais après c’est à la société civile de prendre le relais. Je leur ai souvent dit que ce film était une période de leur vie, que ceux qui veulent s’en sortir pourront utiliser le film comme tremplin, ne serait-ce que parce qu’ils ont été payés pour le faire. Ceux qui veulent retourner à la rue après le film, c’est leur problème : on ne va pas passer notre vie à leur courir après. Heureusement pour la plupart, la rue n’était pas encore un choix de vie. Mais quand j’apprends que l’un d’entre eux je prends forcément ça comme un échec. Cinématographiquement, j’ai déjà quitté cette expérience en acceptant un autre projet plus léger. Je l’avais refusé au départ avant d’y revenir pour justement me sortir de tout ça en douceur. Humainement, je n’ai de toute façon pas la volonté de mettre des barrières psychologiques avec cette partie de ma vie. Je reste présent avec eux, en étant là quand ils m appellent mais en même temps, j’essaie d’instaurer une autre relation avec eux.
Quel regard ont-il aujourd’hui sur le film ?
Ils ne m ont jamais dit ce qu’ils en pensaient, mais ils sont fiers de ce qu’ils ont fait. Surtout parce que leurs familles l’ont vu, que des gens les ont vus, leur ont donné du temps et de l’intérêt, chose qu’ils n’avaient jamais réellement eu jusque-là, si ce n’est quelques secondes à un feu rouge quand ils vendent leurs kleenex. Pendant une heure et demie, des gens ont été enfermés dans une salle uniquement pour eux ; forcément ça fait renaître l’ego, la dignité et l’amour-propre. Je pense que c’est leur plus belle victoire.
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