Il fut l’enfant prodige du cinéma des années 80, le fils maudit des années 90, le cinéaste oublié des années 2000. Leos Carax revient plus grand que jamais avec « Holy Motors ».
Bien que reparti bredouille de Cannes, Holy Motors a illuminé le Festival. Si le film a ébloui la critique, celle-ci fut peut-être aussi soulagée et bouleversée par la renaissance triomphale d’un mythe. Car Holy Motors confirme le retour tant attendu du fils prodige du cinéma français des années 80.
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Le destin de cinéma de Leos Carax est unique. En général, un cinéaste tourne régulièrement ou passe à autre chose si son projet de film bloque pendant cinq, six ou sept ans… Mais signer un nouveau film après dix ou quinze ans d’absence, cela n’arrive quasiment jamais, à l’exception de la réapparition de Terrence Malick avec La Ligne rouge en 1998 ou celle de Coppola avec L’Homme sans âge en 2007. Cette longue éclipse et ce fulgurant retour participeront sans doute de la légende.
http://www.youtube.com/watch?v=yQJrVEgOPRk
Les moins de 30 ans apprécieront peut-être Holy Motors à sa juste beauté mais n’ont sans doute pas conscience de la portée mythologique de Leos Carax et de sa filmographie, de la place qu’elles occupent dans l’histoire et le paysage esthétique du cinéma. Comme treize années se sont écoulées depuis son précédent long métrage (Pola X), vingt-et-une depuis son dernier coup d’éclat (Les Amants du Pont-Neuf), il n’est pas inutile de rembobiner le riche film de la Carax story.
Boy Meets Girl, une explosion de jeunesse et de fraîcheur,
Tout commence vraiment en 1984 avec Boy Meets Girl. A l’époque, Leos Carax n’a réalisé qu’un court métrage culte, Strangulation Blues. Il a suivi les cours de Serge Daney et Serge Toubiana à l’université Censier de Paris et fait un passage éclair aux Cahiers du cinéma. 1984, vu d’aujourd’hui, c’est la préhistoire : pas d’internet, pas de téléphones mobiles, pas d’Inrocks. François Mitterrand a pris le virage de la rigueur, Laurent Fabius est Premier ministre, Jack Lang dépoussière la politique culturelle, le rock s’associe aux images sous les auspices de MTV, la nouvelle chaîne musicale mondiale. 1984, c’est aussi la mort de François Truffaut et l’époque d’un cinéma français à nouveau menacé d’académisme et d’ankylose – à l’exception de celui de quelques francs-tireurs, Godard, Pialat, Garrel, Téchiné…
Dans ce paysage, Boy Meets Girl surgit telle une explosion de jeunesse et de fraîcheur, avec son noir et blanc charbonneux, son regard poétique sur Paris, sa redéfinition subtile de l’éternel motif de la rencontre amoureuse. Le film porte sur ses frêles épaules un immense passé (Chaplin, Cocteau, Godard, Hergé…) mais respire le présent grâce aux corps et aux visages de ses acteurs. Mireille Perrier a de grands yeux, un nez grec, un sourire triste et une voix sensuelle. Denis Lavant déploie son petit corps d’athlète de poche, son visage boudeur et son casque de cheveux noirs. Boy Meets Girl est propulsé par un mélange de mémoire et de présent, d’énergie et de mélancolie, de conscience d’arriver après le plat de résistance de l’histoire du cinéma et le désir de prolonger cette histoire.
http://www.youtube.com/watch?v=DoeGYp0HOC8
Derrière le film, il y a l’étrange monsieur Carax. De son vrai nom Alexandre Oscar Dupont, le cinéaste a choisi ce curieux pseudo, anagramme d’Oscar et Alex. A part Eric Rohmer, prendre un pseudo n’est pas courant chez les cinéastes. Ce Carax, on ne le voit ni ne l’entend jamais : pas d’interviews, pas de photos, pas de passages télé ou radio. Existe-t-il ? Est-il l’Emile Ajar du cinéma derrière lequel se cache Godard ou un autre ? Dès l’origine, l’aura Carax se construit entre la fulgurance de ses films et sa présence au monde fantomatique, désincarnée.
Deux ans plus tard sort Mauvais sang et Carax confirme son statut de nouveau petit génie du cinéma français. Mauvais sang, c’est Boy Meets Girl en couleurs, avec plus de moyens, des acteurs connus (Piccoli), une star montante (Juliette Binoche) et toujours Denis Lavant, double du cinéaste. Sous une trame de film noir, Carax évoque les années sida avec une virtuosité visuelle et une invention plastique éblouissantes. Ses plans tatouent la mémoire de façon indélébile : une étreinte en parachute, la course-danse d’Alex/Denis Lavant au son du Modern Love de David Bowie sont des moments de cinéma que l’on n’oublie pas. La puissance des images de Carax conduit même à un contresens théorique qui le range dans la même catégorie que ses contemporains Luc Besson et Jean-Jacques Beineix.
Mais si ces deux-là sont des imagiers en pleine santé, des commerçants, des publicitaires qui se rengorgent de leurs images et de leur virtuosité technique, Carax est un faiseur d’images qui porte en lui le virus de la cinéphilie et de la mélancolie, un cinéaste qui charrie dans ses films la mémoire de tous les vaincus de l’histoire du cinéma, qui exsude une beauté vénéneuse, rongée par l’ombre de la mort. La critique célèbre Mauvais sang. Le film rencontre un succès public correct (près de 200 000 entrées) alors que son auteur demeure un mystère, une absence.
Carax va ensuite vivre, de 1988 à 1991, son expérience de cinéma la plus mythique. Elle le laissera exsangue, quasiment perdu par et pour le cinéma. Comme s’il voulait tenter une impossible réconciliation esthétique entre Jean Vigo et Marcel Carné, Les Amants du Pont-Neuf raconte les amours d’un SDF et d’une princesse aveugle sous les ponts de Paris. Et patatras ! Lavant se coupe accidentellement un tendon de la main, retardant involontairement le début du tournage. N’ayant plus les autorisations pour filmer de jour sur le Pont-Neuf à Paris, Carax doit finalement tourner sur un décor construit dans la région de Montpellier, réplique du pont destinée d’abord aux seules scènes de nuit. Catastrophe de plus, un orage détruit les décors… Retards, coûts de production qui augmentent, risque de faillite… Après ces péripéties et une valse de producteurs, le film sera finalement achevé mais le mal est fait : avec un tel budget, il devient quasi impossible qu’il couvre ses frais.
Un cinéaste ultraromantique et incompris
Leos Carax passe pour un enfant gâté, un artiste à l’ego boursouflé et ingérable. La part poujadiste des médias et de l’opinion s’en donne à coeur fiel pour dénoncer les artistes grassement subventionnés sur le dos du peuple. S’il est vrai que Carax n’a rien voulu céder sur le terrain artistique, il a surtout été victime d’un enchaînement de circonstances indépendant de sa volonté. Imparfait mais recelant des instants d’intense beauté, Les Amants du Pont-Neuf est l’oeuvre d’un cinéaste ultraromantique qui croyait encore à la toute-puissance du cinéma et voulait éprouver cette magie une dernière fois.
Un Alex/Denis Lavant mêlé à un bus de véritables clochards, une virée à la mer avec érection en ombre chinoise (on en retrouve un écho dans Holy Motors), une visite clandestine au Louvre, un feu d’artifice dans le ciel de Paris alors que les corps de Binoche et Lavant exultent aux sons d’Iggy Pop et de Fairouz, tels sont quelques-uns des sortilèges de ce film ambitieux et malade. La critique sera partagée et le film sera vu par près de 900 000 spectateurs : pas si mal pour un désastre. Carax est alors un Icare du cinéma qui à trop vouloir s’approcher de son idéal s’y est brûlé les ailes. C’est à ce moment-là que se produit entre Les Inrocks et lui quelque chose qui tient presque du miracle.
Notre rédacteur en chef de l’époque, Christian Fevret, aime les défis impossibles. Il rêve d’interviewer Carax. Le journal est mensuel et aime les longs entretiens. Christian et moi envoyons une lettre à Carax accompagnée d’un tirage d’une image d’Hergé, sans beaucoup d’espoir. Puis nous attendons. Deux jours plus tard, quand mon téléphone sonne et que j’entends « Bonjour, c’est Leos », je manque avoir une attaque cardiaque. Je bafouille mais parviens à lui fixer un rendez-vous au premier étage du Cluny, le café qui fait l’angle des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain à Paris (aujourd’hui transformé en franchise pizza). Avec Fevret, nous préparons l’entretien d’arrache-pied. Rencontrer Carax nous transcende et nous fiche la trouille. A quoi ressemble-t-il ? Et s’il n’aime pas nos questions ? Et s’il se barre au bout de cinq minutes ? Or non seulement Leos Carax ne parlera qu’à nous mais il va tout nous donner.
Il débarque au Cluny avec son chien sans laisse, commande une vodka (puis une autre) et parle pendant trois heures. Et pas pour ne rien dire ou servir une soupe promo tiédasse. Concentré, inspiré, mû par une rage rentrée contre ses ennemis, tour à tour godardien et célinien, Carax se livre avec style et intensité sur ses films, le cinéma, la critique, les producteurs, le rock et la bataille que fut Les Amants… Parfois, il fait preuve d’humour. Il est courtois et impliqué. Mais son visage reste grave. On voit le sang pulser sur ses tempes.
Nous le reverrons chez lui les jours suivants pour compléter l’entretien, le relire et le corriger ensemble. Nous vivrons aussi une splendide session photo avec Renaud Monfourny qui le shoote pendant quelques heures. Le résultat se trouve dans le n° 32 des Inrocks mensuel, numéro historique du journal qui affichait pour la première fois un cinéaste en couverture. C’était aussi la première fois que Leos Carax se montrait et s’exprimait publiquement.
Sonné par Les Amants du Pont-Neuf, grillé dans le ciné-business, Carax ne tournera pas de nouveau film avant 1999. Il reste présent de façon lointaine, intermittente, tenant un petit rôle dans tel film de Philippe Garrel ou de Sharunas Bartas, aidant ce dernier à présenter ses films en France, nous appelant parfois pour obtenir un disque, une place de concert, un renseignement.
Quand il revient en 1999 avec Pola X, adaptation du roman d’Herman Melville Pierre ou les ambiguïtés (P.O.L.A.), avec Guillaume Depardieu, Katerina Golubeva et Catherine Deneuve, Leos Carax est un cinéaste convalescent, un ancien grand brûlé qui fait son retour dans un cinéma qui a beaucoup évolué en son absence. La génération Desplechin-Assayas a pris le dessus. Le personnage joué par Depardieu, un écrivain en révolte contre la société, a des échos autobiographiques, Deneuve et Golubeva sont très bien et l’immense Scott Walker figure dans la BO mais le film laisse perplexe avec sa vision presque caricaturale de l’artiste maudit.
http://www.youtube.com/watch?v=15JhLrY55bo&feature=related
La critique est pourtant globalement favorable mais on sent plus dans ces éloges polis une indulgence pour une figure aimée qu’un réel enthousiasme pour le film. Le public ne suit pas, Pola X est un échec, prélude à une nouvelle éclipse de son auteur. Carax apparaît dans Mister Lonely (2007) d’Harmony Korine mais il traverse les années 2000 et la nouvelle ère numérique tel un spectre de plus en plus oublié du cinéma, une figure définitivement associée aux années 80. Il symbolise la mort d’une certaine idée du cinéma telle que Serge Daney l’avait théorisée à l’époque, le représentant d’un ciné-romantisme mortifère qui n’a plus grande signification à l’heure de la 3D et de YouTube.
Pourtant, en 2008, Carax redonne de convaincants signes de vie en signant Merde, l’un des segments du film à sketches Tokyo !. Carax y est associé à deux réalisateurs en vue, Michel Gondry et Bong Joon-ho, et crée un personnage de clochard punk qui renvoie le monde contemporain à sa vulgarité consumériste. Carax aime toujours les marginaux, les asociaux, les monstres et fait preuve ici d’une énergie, d’une inventivité et d’un humour dont on ne le pensait plus capable.
http://www.youtube.com/watch?v=UXnhT-_C1Hc
Tokyo ! était donc un prémice au chef-d’oeuvre Holy Motors où l’on retrouve Monsieur Merde, l’une des incarnations de Denis Lavant/Monsieur Oscar. La première séquence d’Holy Motors raconte l’histoire de Leos Carax ces dernières années : il semble se réveiller d’un long sommeil, accomplir ses premiers pas en somnambule, prêt à revenir en son royaume, une salle de cinéma. Re-bienvenue Leos ! Tel un héros de la mythologie, vous vous êtes arraché aux légendes figées des années 80, vous avez vaincu la malédiction de l’échec, des projets avortés, de l’oubli, vous avez fait fondre la cire du musée en signant un film d’aujourd’hui à la hauteur de vos films passés et de votre légende. Vous avez su rallumer le moteur et repasser à l’action, donnant une leçon de cinéma en majesté et modestie. C’est la meilleure nouvelle de l’année.
lire la critique du film Holy Motors
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