La vie d’un ado dans le quartier de Watts, à L.A. Le second film inédit d’un grand cinéaste afro-américain encore méconnu.
Après la récente exhumation du magnifique Killer of Sheep (1977, tourné en 1973), premier long métrage brut, vivant et musical de Charles Burnett, une suite s’imposait à la (re)découverte de l’œuvre de ce grand cinéaste noir américain, encore trop méconnu. Il faudra presque dix ans à cet ancien étudiant de l’UCLA, cité comme référence par Spike Lee, pour réaliser son deuxième film, My Brother’s Wedding (1983), et un quart de siècle avant que cette petite merveille inédite en France ne sorte sur nos écrans. Bien que regrettable, ce décalage a tout de même quelque chose de savoureux dans sa mise en lumière de l’incroyable modernité du film, en avance sur la société et sur le cinéma. S’inscrivant dans la continuité formelle et thématique de Killer of Sheep, My Brother’s Wedding livre une peinture très réaliste et contrastée de la vie d’Américains noirs : on est bien loin ici des représentations racistes véhiculées pendant longtemps par le cinéma hollywoodien ou des stéréotypes de la Blaxploitation. Ici, les personnages existent hors de tout code, avec une vivacité rare. Un seuil est franchi, et non des moindres, mais on ne saurait en aucun cas dissocier cette avancée de la forme même du film, simple, franche et fougueuse, elle aussi inédite.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Devant un fond noir, un homme chante un air de blues – “J’étais perdu, mais à présent j’ai trouvé mon chemin…” –, puis reprend l’air à l’harmonica. Le film s’ouvre sur – et comme – une chanson qui raconterait une histoire vieille comme le monde, l’histoire de Pierce, un jeune homme qui refuse de quitter l’enfance, et la rue où il a grandi. Ce grand gamin moustachu attend avec impatience la sortie de prison de son ami de toujours, Soldat Richards, un gars pas très fréquentable qu’il aime plus que tout. Après avoir traversé une période de chômage, il vit et travaille avec ses parents, propriétaires d’un pressing dans le quartier afro-américain de Watts, à Los Angeles. Il évite de s’engager avec les femmes, s’occupe régulièrement de ses grands-parents, rend visite à la mère de son pote et rejette le mode de vie bourgeois de son frère.
Chaque scène, filmée en plans fixes, s’impose avec une troublante immédiateté, à la fois frontale, presque plaquée, et spontanée, tel un bloc abrupt, révélateur d’un quotidien décousu. Comment raccorder toutes ces pièces détachées, repliées dans une unité butée, pour leur donner un sens ? Comment grandir sans pour autant renier ses racines ? Telles sont les interrogations soulevées par Burnett, qui ne se laisse jamais prendre au piège d’un dispositif claustrophobe et crée du lien, du possible, via la comédie humaine qu’il déploie autour de ce Pierce partagé entre l’intérieur familial et la rue, le mariage de son frère de sang et l’enterrement de son frère de cœur.
Rares sont les films qui offrent une galerie de personnages aussi riche, aussi inventive : on n’est pas prêt d’oublier cette mère pieuse au sourire coquin, ni ce père qui se chamaille comme un gosse avec son fils (comme le font aussi les deux amis lorsqu’ils se retrouvent), ou encore cette grand-mère aux cheveux bleus qui laisse faire tout ce qu’elle veut à sa coiffeuse. La rue n’est pas seulement pour Burnett le lieu de la menace, de la dérive, mais le théâtre de la vie où le choix de la direction à prendre est certes difficile à faire, mais toujours ouvert, en aucun cas exclusif. Plus qu’une rareté, du grand cinéma à hauteur d’homme, à ne rater sous aucun prétexte.
{"type":"Banniere-Basse"}