Le cinéma de Wong Kar-wai traduit par lui-même en américain. La magie se perd un peu dans le doublage, mais l’exercice n’est pas exempt d’une curieuse séduction.
En souffrance. C’est l’état dans lequel se trouve la pauvre Elizabeth (Norah Jones), toute éplorée après sa séparation d’avec son boy-friend et échouée dans un diner new-yorkais de l’autre côté de la rue. En souffrance, c’est aussi le statut des objets dans les films de Wong Kar-wai. Toujours laissés à l’abandon, n’arrivant pas à leur destinataire sinon après un long détour, détournés de leur fonctionnalité et n’ayant plus comme perspective qu’un devenir déchet : ce sont des clés laissées par leurs propriétaires et entassées dans un grand bocal ; ce sont des tartes à la myrtille dont personne n’a voulu qui sont chaque soir jetées sans avoir été entamées ; ou encore une addition impayée qui traîne comme une dette sans rapport avec les consommations consignées sur elle et qui circule entre morts et vivant, reste même accrochée au mur comme une relique sacrée bien après avoir été réglée.
En souffrance, c’est peut-être la forme que prend dans My Blueberry Nights le cinéma de Wong Kar-wai, et cette fois dans la double acception du terme, corps douloureux et bagage à l’abandon. Le cinéaste revient à sa veine la plus légère, celle de Chungking Express, retrouve le goût des romances fruitées et pop avec happy end. Mais manifestement, entre Hong-Kong et les Etats-Unis, Tony Leung et Jude Law, l’ancien chef opérateur fétiche Christopher Doyle et la lumière du toujours très bourrin Darius Khondji, quelque chose s’est perdu dans la translation. Le cinéma de WKW en est tout jet-lagué, mal à l’aise, malhabile.
La gêne que l’on y ressent ressemble à celle qu’il y a parfois à entendre un standard américain qu’on adore dans une reprise d’une autre langue qu’on ne connaît pas. On aimerait la fredonner, mais un corps étranger (la traduction) nous freine, et la rengaine paraît étrangement altérée. Probablement conscient du risque qu’il y avait à livrer une version américaine de ses standards de Hong-Kong, Wong Kar-wai joue d’ailleurs à mettre l’exercice en abîme. La bande-son est gorgée de covers bizarres, comme cette reprise easy-listening du Harvest Moon de Neil Young ou, spécularité oblige, une reprise version mariachi/harmonica du célèbre Yumeji’s Theme ressassé de In the Mood for Love. On connaît la chanson, mais pas dans cette version, c’est l’effet de bizarrerie concerté sur lequel travaille tout à fait délibérément le pervers Wong Kar-wai.
Le film distille de fait un plaisir assez théorique consistant à inspecter ce qui se transvase aisément et ce qui résiste, ce qui est endommagé irréversiblement et ce qui ressuscite. Il y a quelque chose de troublant par exemple à voir que WKW est toujours un filmeur aussi habile, que ses cadres sont toujours aussi vifs, ses raccords aussi aériens, mais que cette élégance est compliquée par une lumière un peu baveuse et agressive. Intéressant aussi d’observer que plus les acteurs ont un jeu “américain” façon Actors Studio, comme David Strathairn et Rachel Weisz, plus la barque de son cinéma chavire, inapte à supporter autant de pathos et d’effet de sens.
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En revanche, l’amateurisme de la chanteuse Norah Jones ou la retenue ironique de Jude Law se calent à merveille dans la partition de badinage amoureux désinvolte propre au cinéaste. Natalie Portman, quant à elle, réussit à joindre de façon éblouissante la perfection technique de la composition, une vraie puissance d’abattage (dans le rôle haut en couleur d’une killeuse des tables de poker) et la légèreté de trait qui convient à la Wong’s Touch. Ses scènes avec Norah Jones sont les plus sensuelles et émouvantes du film. Peut-être que la régénération complète du cinéma de Wong Kar-wai, dix ans après son sublime film de garçons (Happy Together), passera par un grand film d’amour entre filles.
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