Révélée à Cannes grâce à son premier long métrage, le beau et survitaminé teen-movie « Mustang », la réalisatrice franco-turque Deniz Gamze Ergüven défend un cinéma féministe, intime et révolté.
Deniz Gamze Ergüven est étonnamment sereine ce matin de juin, dans le rade parisien où elle nous a donné rendez-vous. La voix douce et posée, le regard clair, presque distant, la jeune cinéaste ne laisse rien transparaître des quelques jours d’euphorie qu’elle vient de vivre au Festival de Cannes.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Elle y présentait à la Quinzaine des réalisateurs son premier long métrage, Mustang – l’histoire d’une bande de cinq sœurs turques en rébellion contre les interdits religieux –, qui a conquis la presse et raflé le Label Europa Cinemas, attribué l’an passé aux Combattants de Thomas Cailley.
“Avant même d’arriver sur la Croisette, on m’a fait savoir qu’il y avait un frémissement autour du film, rembobine-t-elle. Ça s’est confirmé après la première projection, mais j’ai tout de suite pris mes distances. Dans ce genre de cas, avec le rythme du Festival, tu deviens hot un jour et has-been le lendemain, alors je préfère ne pas trop m’emballer.”
La Turquie miroir du monde
Plus que les critiques élogieuses, qui louèrent la séduction et l’audace politique de son film, c’est un autre souvenir qu’elle garde du Festival. Celui d’une simple discussion avec une distributrice sud-coréenne. “Elle est venue me voir pour me dire qu’elle s’était reconnue dans cette histoire, qu’elle y avait projeté quelque chose de sa propre vie de femme en Corée du Sud, où la société est encore très patriarcale. J’étais bouleversée parce que je ne m’attendais pas à ce que Mustang provoque de tels effets de miroir.” La cinéaste était d’autant plus surprise par cet écho mondial que son premier film est né d’une impulsion très autobiographique, d’une “nécessité urgente de raconter (son) expérience de femme en Turquie”.
Fille de diplomate, née en 1978 à Ankara et venue au cinéma “par intuition”, Deniz Gamze Ergüven a passé une grande partie de sa jeunesse à faire des allers-retours entre Paris et Istanbul, au gré des “accidents de vie”. Elevée dans une famille recomposée, où se mêlaient des classes sociales et des niveaux d’instruction parfois très éloignés, elle a vu et éprouvé la fracture de la société turque, partagée depuis toujours entre un vif courant progressiste et un conservatisme religieux.
Un scénario nourri de situations réelles
“La première scène du film, où des filles se font engueuler parce qu’elles ont joué avec des garçons sur la plage, c’est un truc que j’ai vécu et qui m’a longtemps marquée, raconte-t-elle. Le scénario de Mustang est nourri de tous ces souvenirs et situations réelles qui sont liés à mon enfance. Mais ce sont les réactions qui diffèrent : je fais dire à mes personnages des choses que je n’ai jamais osé prononcer. Je leur donne la possibilité de se défendre. De ne plus se soumettre.”
Plutôt qu’un banal drame réaliste sur la condition des femmes en Turquie, elle a donc fait le pari de la fable, du conte, en tout cas d’une fiction explosive qui s’incarne dans ce titre mythologique, Mustang, évocation des chevaux sauvages du Nord-Ouest américain. “Ce mot symbolise la vitesse, l’énergie ; il représente très bien le caractère de mes personnages : des filles libres, un peu wild, qui se défendent face aux tentations oppressives des hommes. Et ce titre résume mon idée du cinéma, qui ne passe pas par le dialogue ou la psychologie, mais plutôt par le mouvement et l’action.”
>> Lire aussi la critique du film
Une cinéaste au parcours accidenté
“Mustang”, c’est aussi une image qui sied à Deniz Gamze Ergüven, jeune réalisatrice au tempérament de feu dont le parcours accidenté dit toute la volonté et la conviction. Passée par les bancs de la Fémis, après une maîtrise d’histoire à Johannesburg, elle aura attendu près de dix ans avant de tourner son premier film.
Une longue période de doute et d’acharnement durant laquelle elle s’est heurtée à un mur qui semble encore hanter ses nuits : Kings, un ambitieux projet de long métrage sur les émeutes raciales de Los Angeles de 1992. “J’ai longtemps été obsédée par ce film, dit-elle. J’y voyais une promesse dingue de cinéma, alors je me suis installée aux Etats-Unis, j’ai fait des recherches, j’ai rencontré de nombreux témoins. Le projet résonnait en moi parce qu’à cette époque, je me sentais sûrement un peu hors sol, moi-même victime de discrimination. J’avais demandé deux fois la nationalité française, sans succès, et je me trouvais dans une situation très inconfortable, étrange.”
Des difficultés de production auront eu raison du projet, mais la réalisatrice conserva ce même état de révolte au moment de se lancer dans l’aventure Mustang, dont l’écriture fut aussi inspirée par les manifestations populaires d’Istanbul en 2013.
Un nouveau projet est déjà en route
Aujourd’hui enfin libérée, la cinéaste, qui déteste les étiquettes (elle refuse le titre de porte-voix de la Turquie et se crispe un peu lorsqu’on compare son film à Virgin Suicides), dit qu’elle veut tourner très vite, ne pas perdre son temps ni le fil de cet élan intérieur que l’on sent bouillonnant.
Elle s’est mise à l’écriture de son nouveau projet avec sa pote et proche collaboratrice Alice Winocour, réalisatrice d’Augustine, déjà coauteur de Mustang. Elle ne peut encore rien en dire précisément, sinon que l’action se déroulera cette fois à Istanbul et qu’elle y racontera un autre de ses souvenirs de jeunesse : “Ce sentiment étrange de perdre un peu de son indépendance. De ne plus se sentir tout à fait en démocratie chez soi.”
Reportage sur le tournage de Mustang (paru dans le n° 1015)
{"type":"Banniere-Basse"}