Le plus mélancolique des 007 tire sa révérence dans un épisode de transition qui paraît guider la franchise vers une nouvelle ère.
(Attention, ce texte comporte des spoilers relatifs à l’intrigue du film) Une certaine satisfaction amusée a probablement traversé les auteur·trices de ce nouveau James Bond lorsqu’a émergé l’idée de son titre en VO : No Time to Die. Il faut avoir vu le film pour en comprendre tout le sel ironique. Car No Time to Die vise avant tout à être un enterrement. Celui d’un personnage qu’on pensait immortel, celui d’une certaine conception des valeurs attachées au cinéma d’action, celui d’une répartition genrée et racisée des attributions et prérogatives dans ce type de films.
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L’enterrement du XXe siècle, en quelque sorte. No Time to Die (Mourir peut attendre, en français), c’est probablement le plus trompeur et le plus ironique de tous les intitulés jamais avancés pour un film de la franchise. Mais au frisson de satisfaction amusée qui a parcouru les auteur·trices de ce titre narquois a dû succéder très vite un effarement croissant. L’ironie de ce No Time to Die n’a pas tardé à se fracasser sur une ironie plus grande encore, du genre de celle qu’on nomme ironie du sort.
Une pandémie mondiale a fait que, pendant deux ans, et plusieurs reports de sortie, il ne fut jamais l’heure de ce No Time to Die, et pendant deux ans, Mourir peut attendre dut attendre. Mais l’ironie de cette ironie, c’est qu’en dépit de ce colossal retard à l’allumage, même maintes fois différé dans son lancement, Mourir peut attendre est un film invraisemblablement synchrone. Et même plus synchrone encore que s’il était tout bonnement sorti en avril 2020, dans un monde épargné par la pandémie.
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Anticipation
C’est en effet avec un certain effarement qu’au bout d’une heure de projection on voit le récit emprunter une piste narrative à base d’armes virales, où désormais la transmission de nano-robots létaux se fait par simple contact d’épiderme et où la peur de contamination fait de chacun·e une menace pour l’autre. Cette similitude (anticipée) avec ce qui allait devenir l’ordinaire de l’humanité dans les deux années qui ont suivi le tournage de Mourir peut attendre n’est que la part la plus superficielle de la contemporanéité active du film.
On sait qu’avec l’apparition il y a quinze ans de Daniel Craig, la franchise a pris soin de remodeler en douceur le personnage : moins de décontraction postmoderne, moins de cynisme dandy, moins d’humour goguenard, et en revanche plus de noirceur hantée, de premier degré et surtout plus de monogamie.
À l’imaginaire du collectionneur érotomane fomenté par quatre décennies d’adaptations ciné, Craig a substitué un James Bond amoureux et endeuillé. C’est sur la tombe de feue Vesper Lynd (Eva Green dans Casino Royale, 2006) que débute Mourir peut attendre ; et c’est désormais Madeleine Swann (Léa Seydoux) que James Bond va à plusieurs reprises mettre en danger. Symétrique à l’imaginaire propre au film noir classique de la femme fatale, James Bond propose ici un modèle d’homme fatal qui, dès qu’il tombe amoureux, menace de semer la mort. C’est la part tragique du personnage, libérée par son “moment” Daniel Craig, qui se déchaîne dans ce dernier opus.
Par le jeu d’un scénario pervers, James Bond se retrouve dans la situation damnée de ne plus pouvoir jamais toucher Madeleine (le même prénom que l’héroïne de Sueurs froides d’Hitchcock, tuée justement par l’homme qui l’aimait) sans risquer de l’empoisonner. Littéralement désigné comme toxique, aussi létal qu’une fleur vénéneuse, et pour cela interdit d’amour, c’est ainsi que le film abandonne son James Bond, aux antipodes de l’homme à femmes badin des années 1960.
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OK Boomer
“Toxique”, “toxicité” : les termes ont été élus par le vocabulaire critique moderne pour stigmatiser les propriétés d’une certaine forme traditionnelle de masculinité, et c’est avec beaucoup d’emportement que le film met en pièces tout ce qui, avec James Bond, pouvait relever de cet imaginaire. On imagine sans peine que l’adjonction à la writing room de l’autrice de Fleabag Phoebe Waller-Bridge n’est pas pour rien dans la fureur joyeuse avec laquelle le film décentre l’homme blanc de 50 ans Bond, jusqu’à lui faire partager son matricule avec une jeune femme noire, lui adjoindre un ami gay (le coming out de Q), ou encore le faire se déprendre des gestes culturels élémentaires de proximité (lorsque M se ressert machinalement un whisky tout en conversant sur leur mission, Bond le traite brutalement de “soiffard” – en VF). Mais à l’inverse de son homologue français OSS (au début de Mourir peut attendre, un jeune agent qui rejoint Bond et se dit fan de lui évoque précisément le personnage de Pierre Niney dans le OSS 117 de Nicolas Bedos), Bond ne se satisfait pas complaisamment de son statut de boomer. Au contraire, il est le premier complice de sa mise à la casse. Il prépare avec conviction et ferveur le monde qui vient.
Sans rien céder sur les fastes spectaculaires attendus (l’ouverture sur un village fortifié italien compte parmi ce qu’on peut voir de plus beau, de mieux chorégraphié et de plus cinématographiquement inspiré en termes de scènes d’action), Mourir peut attendre est animé par une fougue réformatrice qui le pousse à repenser de fond en comble toutes les constituantes censément immuables du mythe, et ce faisant lui offre son visa pour un nouveau monde. James Bond se consume comme un feu de Bengale et désormais d’autres récits sont rendus possibles. C’est un deuil et une fête. Une perte et une promesse. Quoi de plus sublime et renversant qu’un archétype de virilité invulnérable qui disparaît en tenant par la main le symbole même de la plus archaïque des vulnérabilités : un tout petit doudou en peluche.
Mourir peut attendre de Cary Joji Fukunaga, avec Daniel Craig, Rami Malek, Léa Seydoux (É.-U., R.-U., 2021, 2 h 43). En salle le 6 octobre.
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