Dans Seven, il n’y a pas que Brad Pitt, le sex-symbol collectionneur de couves. On ferait même bien de s’intéresser au remarquable et méconnu Morgan Freeman, déjà repéré chez Jerry Schatzberg et Clint Eastwood. Portrait d’un acteur tout en subtilité et intelligence qui a ouvert la voie à la génération des Larry Fishburne, Wesley Snipes et autres Denzel Washington.
Morgan Freeman est-il le meilleur acteur du monde ? », écrivait Pauline Kael à la une du New Yorker au moment de la sortie de Street Smart de Jerry Schatzberg. Freeman livrait là sans doute la meilleure interprétation d’un maquereau jamais donnée à l’écran. Elégant, poli, sadique, discret, charismatique, dérangeant, son personnage de pimp ressemblait à un caméléon dont on n’arrivait jamais à épuiser les facettes. Loin de l’image mythologique et monolithique du maquereau version blaxploitation du Max Julien de The Mack au Ron O’Neal de Superfly tout de paillettes recouvert, père protecteur d’une grappe de filles séduites, exploitées jusqu’au trognon mais jamais martyrisées, Freeman enterrait d’un seul coup de pioche deux ou trois décennies de préjugés et de caricatures aux traits trop souvent grossiers. « J’ai eu beaucoup de chance de ne pas atterrir dans les blaxploitation movies, je n’ai pas essayé de rentrer là-dedans, c’était comme me prostituer pour de l’argent. Street Smart a été le catalyseur de ma carrière. » Dans le film de Schatzberg, on ne regardait plus une image d’Epinal mais la performance exceptionnelle d’un acteur, noir en l’occurrence, redonnant une complexité jamais vue à son rôle, rayant d’un coup l’imagerie glamour du ghetto pour se transformer en psychopathe poli et fréquentable.
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De fait, Freeman ne vient pas de cet univers où drogués, tueurs à gages, pushermen et pimps cachent un grand c’ur derrière leur métier peu engageant. Son enfance, cauchemardesque, ressemble à celle de n’importe quel enfant noir des années 40 ou 50, celle que chantent les Temptations dans Papa was a rolling stone ou Bobby Womack avec Across 110th Street : un père qui se barre alors qu’on n’est même pas adolescent, une enfance dans un ghetto pourri, une capacité naturelle à attirer les emmerdes. « Je suis né à Memphis, j’ai grandi dans le Mississippi et à Chicago. Mon enfance a été horrible et j’ai vécu la vie humiliante du ghetto. Mes parents ne travaillaient pas, c’était très difficile quand j’étais enfant, je n’avais pas le droit de sortir, c’était dangereux, j’étais en plus du genre à me foutre dans la merde. Ma mère était d’une famille middle-class, j’ai été élevé par elle puisque mon père l’a quittée assez rapidement. »
Cette faculté à s’attirer la poisse se concrétise dans la décision que prend Freeman de devenir acteur. Etre acteur et noir aux Etats-Unis dans les années 60 offre des perspectives d’avenir aussi florissantes que pompier au Sahara ou importateur de jambon de Parme à Jérusalem. La carrière d’acteur de Freeman est donc, à ses débuts, forcément chaotique, aux limites parfois de l’incohérence. « J’ai su tout de suite que j’avais du talent et qu’il me fallait le développer. Dès que j’ai eu 12-13 ans, ma mère m’a énormément encouragé, je suis allé suivre des cours d’art dramatique. C’était surtout les films qui m’intéressaient, mes idoles étaient Marlon Brando et Orson Welles. Je suis ensuite entré dans l’armée, je voulais devenir pilote. J’ai partiellement continué mes études là-bas parce que je voulais sortir du Mississippi et en finir avec l’adolescence pour entrer de plain-pied dans l’âge adulte. J’y ai passé deux ans et je me suis rendu compte que je n’étais pas fait pour ça. Je me suis intéressé de plus près à ma carrière d’acteur. Mais être noir et acteur, c’est comme être un misfit. Je n’arrivais pas à m’en sortir, même le plus petit boulot derrière les manettes me restait inaccessible. Je me suis alors dirigé vers le théâtre, j’ai pris des cours de danse à San Francisco. Tout ce que j’ai appris vient de la danse. » Durant cette période de galère, Freeman aurait mieux fait de se congeler en attendant des jours meilleurs. Seuls deux petits rôles dans Hello Dolly et The Pawnbroker (Le Prêteur sur gages) de Sidney Lumet, une variation autour d’Hiroshima mon amour où Rod Steiger était poursuivi par les images de sa déportation à Auschwitz, viennent éclairer une carrière presque nulle. De ce beau film, on retiendra aussi la musique de Quincy Jones. Quant à Freeman, dans le rôle d’une petite frappe sans personnalité, il illumine le coin gauche de l’écran pendant une bonne trentaine de secondes. « C’était en 63 et j’ai vu Satchmo (Louis Armstrong) pour la première fois. Je croyais que c’était bon et que ma carrière était vraiment lancée. Je continuais à faire des spectacles de danse. En 66, je me suis rendu compte qu’il fallait que je sois acteur. Je n’avais pas assez joué, je dansais trop et il était impossible de faire les deux à la fois. J’ai décidé d’arrêter la danse, ce qui n’était pas une perte, je n’ai jamais été un bon danseur. »
Après son interprétation révolutionnaire dans Street Smart, Freeman ouvre une voie jusqu’alors inexplorée pour toute une génération d’acteurs noirs : ils ne pouvaient plus être limités à des rôles ethniques. Si Sidney Poitier a favorisé l’accès aux studios des Bill Cosby, Ron O’Neal ou Richard Pryor, Freeman, lui, est le sésame qui a permis à des comédiens comme Larry Fishburne, Denzel Washington ou Wesley Snipes de monter des films sur leur nom propre. Freeman n’a jamais rien fait comme les autres. Avec l’argent de son premier cachet, il s’achète un bateau et traverse l’Atlantique en solitaire : « Je n’ai jamais pensé à m’acheter des bagnoles. » Plus tard, au lieu de cachetonner et d’asseoir son statut d’acteur surdoué, il se fait la malle pour l’Afrique du Sud afin d’y réaliser Bopha !, sur un militant noir anti-apartheid, et manque d’y perdre sa chemise. « Tout est allé mal. Au début, je ne voulais pas jouer dedans, je tenais à le faire avec Danny Glover. On a travaillé sur le script ensemble, on est partis en Afrique du Sud en 92 faire un tas de recherches. Le script était adapté d’une pièce de théâtre par deux scénaristes de télé blancs. On s’est rendu compte que ça n’allait pas et qu’il fallait tout changer. Le producteur nous a d’abord suivis avant de nous accuser de vouloir tout foutre en l’air. On a fait une vidéo de la pièce, mais c’était une erreur de partir d’une histoire américaine pour terminer en Afrique. Il aurait fallu commencer là-bas et y rester. » Seulement, Freeman possède mieux qu’une assurance-vie. Son visage n’a pas forcément tout pour plaire. On voit même mal ce qu’on pourrait faire de lui. Il ne peut pas jouer les séducteurs, encore moins les super-héros de films d’action, mais il possède une qualité essentielle : l’intelligence. « Je ne fais rien de particulier pour mes rôles, je fais ce qu’il y a dans le script, je ne marche pas sur le plateau de long en large en agitant les bras dans tous les sens. Si je joue un journaliste, c’est moi que vous voyez, je ne me mets pas dans la peau du personnage. » Aucun acteur ne peut jouer aux côtés de Freeman sans voir son étoile pâlir et passer pour un gros balourd qui ferait mieux de prendre des cours du soir. Freeman peut se retrouver dans les pires produits hollywoodiens, jouer le larbin de luxe de Jessica Tandy dans Miss Daisy et son chauffeur, le complice de Dustin Hoffman dans Alerte !, une bouffonnerie raciste sur la découverte d’un virus venu d’Afrique, et s’en sortir. Mieux, il finit toujours au fil des minutes par bouffer son partenaire. Il arrive même à damer le pion à Eastwood dans Impitoyable. « J’ai adoré faire du cheval. Impitoyable est sans doute le plus grand moment de ma carrière d’acteur. Vous imaginez, tourner avec Gene Hackman, que je considère comme le plus grand acteur américain de sa génération… Quand j’ai su que c’était Clint Eastwood en personne qui avait appelé pour me réclamer, j’ai dit oui sans condition, j’aurais été prêt à jouer n’importe quoi pour lui. C’est un type formidable. »
Sans Freeman, Seven ne serait qu’un vulgaire face à face entre un flic zélé et musclé, Brad Pitt, et un serial-killer caricaturalement vicieux. En transformant son personnage d’inspecteur retraité un Géo Trouvetou tête à claques qui a tout vécu : la guerre de Cent Ans, celle de 14, le débarquement en Normandie en une espèce de prix Nobel de psychopathologie criminelle qui pose plus de questions qu’il ne propose de réponses, Freeman transfigure cet affrontement sans surprise en combat mental où flics et criminels se battent en citant Freud et l’Apocalypse. « Je rêvais de jouer le rôle d’un homme tranquille. » Le talent de Freeman est là : tout minimiser, jouer en sourdine, parler tout bas, ne pas faire de vagues, courber la tête, pour se contenter de faire ce pour quoi il est le plus doué : l’acteur.
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