Portrait de Joseph Morder, pionnier du journal filmé, dont le nouveau film, J’aimerais partager le printemps avec quelqu’un, enregistre au téléphone portable une rupture amoureuse et l’élection de Sarkozy.
Son nouveau film a été tourné avec un téléphone portable. Il est connu pour ses “journaux filmés” en super-huit. Et pourtant, il revendique l’héritage hollywoodien, les mélos de Douglas Sirk et de Vincente Minnelli, les westerns de John Ford, tout ce cinéma que l’emmenait voir sa mère dans son enfance. Joseph Morder a tourné des centaines de films, des kilomètres d’images, en 35 mm, en super-huit, avec petite caméra numérique et désormais donc, téléphone mobile, mais selon lui, si ces modalités techniques sont différentes et suscitent diverses structures d’images et diverses relations aux acteurs, la finalité est la même : “raconter des histoires qui deviennent un spectacle, projeté sur un écran à destination d’un public”.
Car si Morder est ouvert à toutes les avancées technologiques et n’est pas du genre nostalgique, il garde un attachement à la salle de cinéma, au rituel de l’attente et du rideau rouge, à la vision au milieu d’un public, à la dimension sacrée du cinéma qui nous arrache de la banalité quotidienne. Les records battus par le film Bienvenue chez les Ch’tis attestent selon lui de ce besoin éternel de la sacralité du spectacle collectif, malgré les progrès techniques et la profusion d’écrans domestiques.
Issu d’une famille juive au parcours chaotique et romanesque (sa mère a survécu à Auschwitz, son père a émigré à Trinidad), Morder a passé les douze premières années de sa vie à Guayaquil, en Equateur, avant de revenir se fixer en France avec sa mère. Très vite, il a su qu’il était “né pour devenir cinéaste”. Très jeune, il a commencé par tourner des films de famille, en amateur, pour se faire la main avant de réaliser son ambition de devenir un cinéaste hollywoodien. Mais il s’est rendu compte qu’à force d’enchaîner les films amateurs, ceux-ci finissaient par constituer un journal filmé, une saga. Quand on lui demande s’il n’y a pas un étrange paradoxe à nourrir un fantasme hollywoodien tout en étant un cinéaste intimiste, souvent solitaire, il réfute : “Le cinéma hollywoodien est souvent très intimiste. Sirk, Minnelli étaient des individus solitaires, très cultivés, qui racontaient leur vie à travers de grosses productions de studio.” En dehors d’Hollywood, Morder a aussi été influencé par la Nouvelle Vague, les expérimentations de Godard, et il a fini par trouver une sorte de cinéaste frère en Alain Cavalier, avec qui il partage cette dialectique entre le cinéma “traditionnel” et le cinéma autarcique. Chez Morder, le balancement entre 35 mm et super-huit ou téléphone portable se superpose à un goût double pour le merveilleux, la fiction, les sagas, les contes de fées d’un côté, et le réel de l’autre.
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On retrouve ces coexistences paradoxales dans son nouveau film, J’aimerais partager le printemps avec quelqu’un, où se mêlent le deuil d’une rupture amoureuse, la vente d’un appartement, la campagne présidentielle de 2007 et l’élection de Sarkozy, une visite sur un tournage de Cavalier et une nouvelle rencontre. Soit du romanesque et du politique, de l’intime et du collectif, sous le regard tremblé d’un portable. Morder explique qu’il a aimé cette expérience parce qu’elle l’emmenait dans un territoire vierge, parce qu’il ne savait pas exactement ce qu’il faisait en tournant ce film, et parce que l’image du portable était imparfaite, pixellisée, assez lente pour régler les bons contrastes de lumière : “L’image du portable est comme un stade adolescent, entre deux âges, pas encore parfaitement formé, quand on a l’impression d’échapper à son corps, ou que son corps échappe”.
En cours de tournage, Morder a fini par maîtriser les défauts de son outil et par créer volontairement une image non lisse, sur-ex ou sous-ex. Malgré son outillage sommaire, il lui est arrivé de retrouver par hasard des réminiscences hollywoodiennes, comme dans un plan du jardin du moulin d’Andé fortuitement sirkien. J’aimerais partager le printemps avec quelqu’un prouve que l’on peut faire du cinéma intéressant quelle que soit la technique à disposition, pourvu que l’on ait un regard sur le monde, quelque chose à raconter, une sensibilité et une pensée à faire partager.
Morder raconte aussi que la différence pour lui entre une caméra super-huit et un téléphone, c’est que la caméra reste un objet assez gros et lourd pour être impossible à transporter partout dans sa poche, l’empêchant ainsi de céder à sa pulsion de tout filmer en permanence. La caméra-téléphone lui a été prêtée temporairement et il s’en réjouit, sinon il filmerait constamment. “Cavalier est capable de ne pas filmer, même s’il a une caméra à disposition. Moi, j’en suis incapable. Si j’ai une caméra sous la main, je ne peux pas résister.”
Quand on lui demande d’où lui vient ce compulsif et permanent désir de filmer qui le tenaille depuis plus de quarante ans, il hasarde une hypothèse : “ça vient peut-être de la Shoah. Je n’ai aucune image de mes grands-parents ou de ma mère jeune, les nazis ont tout détruit. Tout le monde a des photos de famille, c’est banal. Pas moi. De ces images manquantes vient peut-être un irrépressible désir de compenser.”
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