La montagne magique. Une communauté d’artistes anarchistes développa au début du siècle un vaste projet utopique fondé sur la libération des corps, la fusion entre l’homme et la nature… Monte Verità démythifie admirablement les théories ambiguës de cette avant-garde new-age, dont les échos inquiétants résonnent encore aujourd’hui. Fuir la grande ville, ses conflits, ses plaisirs […]
La montagne magique. Une communauté d’artistes anarchistes développa au début du siècle un vaste projet utopique fondé sur la libération des corps, la fusion entre l’homme et la nature… Monte Verità démythifie admirablement les théories ambiguës de cette avant-garde new-age, dont les échos inquiétants résonnent encore aujourd’hui.
Fuir la grande ville, ses conflits, ses plaisirs factices, sa misère, son air pollué, retrouver les plaisirs simples de la nature, remonter le temps et repartir de zéro… Cet engouement pour le « bonheur dans le pré », très en vogue ces derniers temps, existait déjà, sous d’autres formes, au début du siècle. Les bouleversements sociaux produits par le développement du capitalisme industriel suscitèrent en effet des comportements de rejet de la modernité, de repli, une perte des repères. Dans ce contexte de peur de fin de siècle, un cercle d’anarchistes munichois, partageant leur aversion pour la laideur, l’égoïsme, la médiocrité de la société environnante, forma le projet d’établir une colonie où ils pourraient mener une vie réformée, plus libre, plus naturelle, plus harmonieuse. Ils s’installèrent en 1900 sur une petite colline de la Suisse italienne sur la rive nord du lac Majeur, la montagne de la Vérité (Monte Verità), qui devint un modèle de vie alternative. Grâce à l’argent de l’un d’entre eux, fils de grand industriel, ils achetèrent quelques hectares de la colline, défrichèrent, construisirent des huttes, revêtirent des toges et des sandales. Leur projet utopique prit ainsi forme : vivre en union libre, offrir son corps au soleil, manger végétarien, danser en harmonie avec les éléments, regarder vers l’Orient, vagabonder en plein air… Pour eux, le bonheur était à portée de main, il suffisait juste d’en redéfinir les conditions d’existence sur terre.
Ces anarchistes constituèrent l’avant-garde d’un mouvement « artistico-politique » qui s’est développé en Allemagne sous le nom de Mouvement de réforme de la vie, regroupant des écrivains, peintres, danseurs, musiciens et hommes politiques européens. Tous se retrouvèrent autour d’une même conviction : dans le nouvel âge, l’homme et l’univers doivent fusionner.
Quatre figures prophétiques - Otto Gross, Erich Mühsam, Gusto Gräser, Rudolf von Laban - dominèrent ce mouvement, dont le documentaire d’Henry Colomer Monte Verità analyse avec précision tous les traits psychologiques (les plus fins comme les plus tordus), afin de mieux saisir la nature intrinsèque utopique et la portée politique ambiguë de cette nébuleuse.
Sur la montagne de la Vérité, Otto Gross, psychanalyste en rupture de ban, grand dément interné plusieurs fois en asile, élabora sa théorie du matriarcat primitif, selon laquelle, à l’aube des temps, la horde des mâles a confisqué le pouvoir et anéanti la société matriarcale dans laquelle l’humanité vivait harmonieusement. Au nom du plaisir, seule source de valeurs, Gross défendit la nécessité de libérer les pulsions, au lieu de les civiliser. « Nous pensons que la première vraie révolution sera celle pour laquelle femme, liberté et esprit ne feront qu’un », prophétisait-il. « Il faut tout libérer », réclamait aussi Erich Mühsam, poète bohème, juif, homosexuel, anarchiste, pionnier de la révolution allemande de 1918, qui fréquenta la colline dès 1904, où il écrivit un « hymne végétarien ». Il y fréquenta un autre vagabond, Gusto Gräser, artiste itinérant, toujours vêtu d’une peau de bête, la barbe pendante, figure parfaite de l’homme naturel, qui prônait la vie en communauté et le retour aux sources ancestrales germaniques.
Parmi ces poètes illuminés, le chorégraphe Rudolf von Laban résume le mieux à lui seul l’ambiguïté du mouvement. A partir de 1913, il installa sur la colline une académie de danse qu’il appela Commune individualiste. Laban, antirationaliste, voyait dans la danse le premier des arts, le plus proche de nos pulsions fondamentales. Dans ses chorégraphies de masse, tous les participants devaient être en fusion, en communauté de vie, de sentiment et d’action. En 1929, reconnu comme le plus grand chorégraphe de son temps, il organisa le défilé des Corporations à Vienne : 7 kilomètres de long, 100 orchestres, 2 500 participants, 1 million de spectateurs. Cinq ans plus tard, il se retrouva directeur de la danse allemande, figure artistique de proue d’un pays passé dans les mains d’un certain Adolf Hitler. Il publia alors des articles racistes en faveur de la danse expressive allemande contre le « formalisme international ». En 1936, Goebbels, ministre de la Propagande, se séparera finalement de lui, le jugeant trop danseur, pas assez gymnaste.
A travers les destinées exceptionnelles de ces quatre personnages, le récit du film, haletant, plein de mystère, construit selon un mode narratif proche du conte (un décorum étrange, des personnages hors norme, une dramaturgie fantastique…), conduit progressivement vers la révélation de ce que l’on pressent dès le début du film : les affinités électives de ce mouvement avant-gardiste avec l’immonde. Aux jolis tableaux champêtres de l’adoration du Soleil et de danses dans les prés, succèdent à la fin du film les images de défilés de bottes SS. Comme le précise Henry Colomer, « L’histoire a rattrapé ceux qui avaient cru pouvoir l’oublier ou la transformer. » L’attachement au sol, la dénonciation de l’impur, la quête de la pureté, la référence au mythe germanique…, le socle théorique du nazisme reposait sur des fondements déjà explorés par le Mouvement de réforme de la vie. En marche vers une ère nouvelle, « les nazis n’ont plus eu qu’à rafler la mise ».
Les images proprement hallucinantes que propose Monte Verità, d’une beauté hypnotique des danseuses, à peine vêtues, en transe dans les bois , évoquent certains ballets contemporains (on pense entre autres à Pina Bausch, Anne Teresa de Keersmaker). Reposant sur un remarquable travail de recherche d’images d’archives, d’une qualité cinématographique exceptionnelle, et grâce aussi à un très fin montage sonore, le film d’Henry Colomer est époustouflant. A l’inverse de nombreux documentaires historiques, ici les images d’archives ne surchargent en rien le propos. Au contraire, elles servent magnifiquement un récit fascinant, d’une inquiétante étrangeté, qui relie deux fins de siècle, deux mystères de l’histoire humaine.
Ce que suggère aussi Monte Verità, tout en finesse (sans en tirer de conclusions hâtives et simplistes), c’est que la montagne de la Vérité fut un laboratoire, « dont l’examen attentif permet de comprendre comment les tendances les plus régressives peuvent se nicher au coeur d’une utopie révolutionnaire ».
A l’opposé d’une chronique anecdotique ou pittoresque, Monte Verità nous interpelle aujourd’hui, alors que de nombreux adeptes du new-age et membres de sectes sont tentés d’en finir avec le temps, pour échapper aux crises et contradictions humaines. En s’identifiant avec la terre conçue comme un organisme global, en se livrant à l’extase, en quête d’une vie purifiée, ces nouveaux utopistes sont le symptôme, à leur tour, d’un contexte messianique. Les tentations actuelles d’une purification plus radicale encore à travers les manipulations génétiques forment peut-être un nouveau et préoccupant « mouvement de réforme de la vie ».
Tout récemment couronné Meilleur documentaire historique au Festival international du film d’histoire de Pessac, Monte Verità pose en définitive autant de questions cruciales sur un avenir incertain qu’il démythifie les utopies révolutionnaires passées.