Révélée par Xavier Dolan dans Les Amours imaginaires, l’actrice montréalaise signe La Femme de mon frère, une comédie décapante. Cinéphile acharnée, fan de Woody Allen, elle veut être “une cinéaste qui aime autant Michel Foucault que Kim Kardashian”.
On l’a découverte en 2010, dans le film d’un jeune québécois qui n’était pas encore un phénomène : Les Amours imaginaires de Xavier Dolan. Un côté Anouk Aimée, des tailleurs pastel, une élégance naturelle et un don solide pour la comédie.
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Cet humour en forme d’autodérision déployé d’abord dans son jeu d’actrice lunaire et décalée, on le retrouve aujourd’hui dans La Femme de mon frère, le premier long métrage réalisé par Monia Chokri. L’histoire d’un frère et d’une sœur qui s’aiment autant qu’ils se détestent, mais aussi une étude acérée des névroses de la trentaine, sur fond de crise existentielle aux accents satiriques et parfois burlesques.
Bref, une comédie désopilante, complètement neuve. Rencontre à Paris avec la jeune et brillante réalisatrice, pure héritière du cinéma de Woody Allen.
Comment t’est venue l’envie d’écrire sur les rapports fusionnels et orageux entre un frère et une sœur ?
Monia Chokri — J’ai un frère dont je suis très proche et je voulais parler de ce qui m’était familier. Cette complicité n’a pas tellement été explorée au cinéma. L’hypothèse de base du film, c’était que ce lien ressemble beaucoup à une relation amoureuse au long cours.
Quand on vit sous le même toit depuis longtemps, on finit par avoir le même rapport au monde, on se ressemble physiquement, on a les mêmes expressions, les mêmes valeurs… Il y avait au cœur de ces deux relations – les deux personnages principaux et leurs parents – quelque chose qui m’apparaissait assez similaire et riche en situations.
Ton film a pris dès le départ la forme d’une comédie ?
Je ne me pose pas la question du genre. C’est un label qu’on attribue à mon film dans les institutions, chez les distributeurs, comme un sceau marketing pour l’associer à un genre précis. La vie est parfois triste, parfois comique. J’aime écrire des choses qui me font rire.
Le film a vraiment trouvé sa forme au moment du tournage. Josée Deshaies (cheffe opératrice des films de Bertrand Bonello – ndlr) a énormément d’expérience. Elle a questionné tous mes choix, à chaque seconde je devais me justifier en prépa. Sur mon court métrage (Quelqu’un d’extraordinaire, 2014), je me méfiais de la mise en scène, j’avais l’impression que la seule chose que je savais faire était diriger les acteurs.
Je me disais : “Tiens, je vais faire cette scène à l’épaule.” C’est dans l’air du temps, beaucoup de jeunes cinéastes travaillent comme ça. Mais je pense que ça peut être une fuite. Parce que poser sa caméra, c’est faire des choix.
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Tes personnages sont très bavards et névrosés, comme chez Woody Allen.
Woody Allen est fondateur dans ma manière de penser et voir le monde. De Annie Hall à Harry dans tous ses états, il a eu sa période “trente glorieuses”, avec presque que des films parfaits. Allen pratique l’humour juif et sa particularité qui est l’autodérision. Il se regarde lui-même dans son rapport au non-sens de la vie. On trouve ça aussi chez les frères Coen. Et puis, c’est un cinéma qui défend les intellectuels…
Comme ton héroïne, Sophia, une brillante universitaire qui refuse de basculer dans l’âge adulte. On a parfois l’impression que tu prends plus de plaisir à filmer ses défauts qu’à mettre en avant ses qualités.
Absolument. Je trouve ça intéressant de créer des personnages très imparfaits. Ça les humanise. C’est à double tranchant : les femmes qui ont vu le film s’identifient beaucoup à elle. Mais une niche de gens la trouve extrêmement antipathique, beaucoup d’hommes, autour de 50 ans, blancs, hétéros.
Je me dis : qu’est-ce que ça raconte ? Qu’ils n’aiment pas ne pas être séduits par elle ? Finalement, on voit peu de personnages féminins antipathiques au cinéma. Alors que Jean-Pierre Bacri ou Bill Murray en font des tonnes – et même des carrières.
“Il y a encore énormément de chemin à faire dans la psyché dramatique pour que l’on accepte qu’un personnage féminin ne soit pas là pour plaire”
Un film comme Sideways d’Alexander Payne où deux mecs bourrus font la route des vins, est-ce qu’on pourrait raconter la même histoire avec des femmes ? Je ne considère même pas mon personnage comme antipathique, je me dis juste qu’elle refuse de séduire. La Victoria de Justine Triet, elle aussi n’a pas envie de séduire les gens, elle est juste dans son marasme existentiel. Il y a encore énormément de chemin à faire dans la psyché dramatique pour que l’on accepte qu’un personnage féminin ne soit pas là pour plaire. C’est épuisant.
Toi, en tant qu’actrice, tu as eu l’impression de devoir faire un trajet pour déjouer ces attentes, échapper à cette assignation de femme-objet ?
J’ai eu la chance de travailler avec des femmes et des gays. Et je n’ai jamais été dans un rapport de séduction avec les cinéastes hommes hétéros. Jamais je n’ai eu le sentiment qu’ils cherchaient à m’érotiser ou à me posséder. Quand j’étais enfant, ce qui m’intéressait était de faire rire les gens. Ma séduction vient de là, j’essaye de reproduire ça dans mes films. J’ai une libido pour la comédie. Etre belle à l’écran, ça ne m’intéresse pas. C’est tellement ennuyeux de poser pour être belle.
Comment perçois-tu aujourd’hui ta relation avec Xavier Dolan ? A-t-il influencé ton cinéma ?
Bien sûr. De lui j’ai pris cette manie de parler aux acteurs pendant que la caméra tourne. Puis son rapport au détail. Xavier s’occupe de tout sur le plateau, ne lâche jamais. Il ne fixe aucune limite. Dans son cinéma, depuis le début, il a défoncé les barrières, montré que tout est possible. Notre collaboration sur Les Amours imaginaires a changé ma vie.
Ça me rappelle une époque où on était plein d’une belle naïveté. Le scénario s’était écrit en deux semaines. On avait fait un road trip aux Etats-Unis tous les trois avec Niels Schneider, parce que Xavier devait faire des repérages pour Laurence Anyways, mais le film, à l’époque, ne s’est pas fait. Alors Xavier a écrit Les Amours en deux semaines et on l’a tourné.
Tu te souviens de votre première rencontre ?
Il avait 17 ans et il était très amoureux d’un garçon qui était un pote à moi, et comme Xavier était à l’époque un peu fou et tentaculaire, il était devenu ami avec tous les gens qui étaient amis avec ce garçon (rires) ! Il agaçait plein de gens. Mais moi j’étais déjà cinéphile et on est devenu amis en regardant des films ensemble.
Notre relation s’est bâtie par le cinéma. On s’échangeait des films, on s’est construit comme artiste ensemble, on a vu Sweet Sixteen, Maris et femmes, A tout prendre…
Tu as vu beaucoup de films, enfant et adolescente ?
Mes parents étaient très cinéphiles. J’ai vu L’Effrontée à 8 ans. Beaucoup de films chez nous étaient français car mes parents ont vécu en France – ma mère faisait des études de journalisme et mon père était venu de Tunisie pour faire les Beaux-Arts à Strasbourg, puis ils ont immigré au Québec. J’ai vu les grands films populaires des années 1990 : Les Misérables, Le Mari de la coiffeuse, La Gloire mon père, Le Château de ma mère…
Après j’ai découvert La Nouvelle Vague, Tarkovski, grâce à des copains de mon frère. Les trois cinéastes qui ont le plus compté pour moi ont aujourd’hui tous des ennuis avec la justice… Woody Allen dont j’ai déjà parlé, Polanski et Claude Jutra qui a été accusé de pédophilie après sa mort. Du jour au lendemain on a déboulonné sa statuette dans un parc, on l’a effacé de notre mémoire alors que c’est un cinéaste hyper important au Québec.
Et toi, quelle cinéaste veux-tu être ?
Une cinéaste qui aime autant parler de Michel Foucault que de Kim Kardashian. Pour comprendre le monde, il faut questionner la pop culture et pas seulement les philosophes pointus. Barthes a très bien écrit là-dessus. Et je suis sûre que s’il était vivant il écrirait un grand texte sur Kim Kardashian et Kanye West.
La Femme de mon frère de Monia Chokri, avec Anne-Elisabeth Bossé, Patrick Hivon, Evelyne Brochu (Can., 2019, 1h57)
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