Je croyais que le cinéma n’était qu’une série de photographies. » Inscription dans l’espace et la durée, métaphysique de l’errance, intégration de l’histoire du cinéma, solitude : l’ uvre de Wim Wenders est l’antithèse des images qui meublent notre quotidien moderne, une potion anti-zapping, un vaccin contre la frénésie audiovisuelle maladive qui a contaminé l’époque. Projet le plus risqué, le plus ambitieux du cinéaste allemand, Jusqu’au bout du monde a voulu traiter l’épidémie.
Quitte à attraper le virus.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
D’habitude, vous utilisez la musique de façon assez discrète dans vos films. Elle est très présente dans Jusqu’au bout du monde.
Comme le film parle de l’accélération des images, je voulais qu’il bouge de façon accélérée : qu’il fasse la même expérience que son histoire. Partout dans le monde, la musique est utilisée dans un contexte différent d’il y a quelques années : je voulais que cela se reflète dans le langage du film. Je n’aurais jamais osé utiliser la musique ainsi avant. C’est une façon de ne pas seulement raconter une histoire de 1999, mais aussi d’y convier quelques amis. Il me semblait ridicule d’utiliser de la musique déjà existante.
La bande originale regroupe de beaux noms, dont les Talking Heads, Nick Cave, Robbie Robertson, Lou Reed, Can, Costello, Julee Cruise ou REM. Les avez-vous tous choisis vous-même ?
Absolument. Avant le film, je pensais que le cinéma était très compliqué, mais j’ai compris que le music-business l’était bien plus. J’ai dû lutter. Obtenir les autorisations pour ces seize groupes a été plus bordélique que tout ce que j’ai fait dans le cinéma.
On a l’impression que vous avez obtenu tous ceux que vous souhaitiez : comme si on ne pouvait pas refuser à quelqu’un qui s’appelle Wim Wenders.
C’est un peu vrai (rires)? C’est à Nick Cave, lorsque je l’ai rencontré en Australie il y a six ans, bien avant Les Ailes du désir, que j’ai demandé en premier d’écrire une chanson pour Jusqu’au bout du monde. Mais à l’époque, le film n’a pas pu se faire. L’idée a repris modestement : pour la première scène du film, on avait écrit qu’une vidéo des Talking Heads passait dans cette fête un peu décadente. J’ai donc demandé à David Byrne d’écrire une chanson. Cette musique avait fourni le même effort que le film pour se projeter dans l’avenir : c’était tellement enthousiasmant que ça m a donné le courage de penser à d’autres. J’ai donc redemandé à Nick Cave et Crime & The City Solution. J’en avais trois. Puis, au début du montage, on a vu qu’il y avait tant de scènes dans des voitures ou dans des bars que j’ai pensé développer l’idée. J’ai fait une liste, comme pour le Père Noël, avec tous mes groupes préférés. Il y avait aussi les Rolling Stones, car je voulais utiliser une chanson d’eux qu’on ne trouve que sur un disque pirate, Sleepy cities. Je les avais entendus la jouer une fois en concert il y a très longtemps, j’ai gardé le souvenir de cette chanson magnifique qu’ils n’ont jamais enregistrée.
Dès vos premiers courts métrages, votre cinéma était déjà très imprégné de musique. Adolescent, quels était vos rapports avec la musique ?
Lorsque j’avais 10-12 ans, on n’avait pas de tourne-disque à la maison. J’ai donc entendu Elvis, Chuck Berry, les Everly Brothers et tout ça chez les glaciers, dans les juke-box. Et puis à la radio, mais surtout de façon clandestine, car cette musique n’était pas appréciée par mes parents. Radio Luxembourg, en cachette, c’était la seule manière d’entendre le hit-parade américain. Je n’avais donc pas de disques. Le premier 33t que je me suis acheté était le premier disque des Kinks, rouge avec tous les cinq sur la couverture. C’était en 62 ou 63, j’avais 17 ans.
A cette époque, quelle importance avait pour vous le cinéma ?
Le cinéma n’avait alors aucune importance dans ma vie. Bien sûr, j’avais vu des films comme tout le monde. Mais dans l’Allemagne de l’époque, je n’imaginais pas avoir un jour quelque chose à faire avec le cinéma. Je jouais du saxophone, j’aimais beaucoup la musique, exclusivement les groupes anglais, Them, les Pretty Things, les Kinks, les Animals et bien sûr les Beatles et les Stones. Il n’y avait qu’une dizaine de groupes.
Des groupes anglais qui, la plupart, jouaient une musique américaine. Dans vos films, vous serez surtout influencé par l’univers américain.
C’était justement le décalage, la façon dont ils présentaient cette musique qui me plaisait. Je connaissais aussi le blues et la musique à laquelle ils faisaient référence, leurs sources. C’est quelques années plus tard que j’ai découvert le cinéma américain, ici. J’avais 21 ans, j’ai vécu pendant un an à Paris. Pendant cette année, j’ai vu tous les films qui passaient à la Cinémathèque, de la première à la dernière séance.
Quel a été le déclic ? Cela ressemble à une révélation soudaine.
C’était le cas. J’étais à Paris car je voulais devenir peintre. J’avais interrompu des études de médecine, puis de philosophie et de sociologie. La seule chose qui m intéressait était peindre. Je suis venu à Paris pour ça, mais ils n’ont pas voulu de moi aux Beaux-Arts. J’ai donc travaillé dans l’atelier d’un graveur américain, Johnny Friedlander. J’y étais tous les matin de 10 h à 14 h, on était une dizaine de disciples, et j’ai appris le métier de graveur, qui était très beau. Mais l’après-midi, il voulait travailler seul, il fallait donc rentrer à la maison. J’avais une chambre de bonne où il faisait très froid, et beaucoup de temps. Un ami m a dit que les séances de la Cinémathèque ne coûtaient qu’1 f. Avec 5 f, on pouvait passer huit ou dix heures au chaud, à voir quelque chose d’intéressant. Jusque-là, le cinéma était pour moi quelque chose de beau, mais pas une passion. Je ne connaissais pas l’histoire du cinéma, même pas les noms des réalisateurs, j’étais un simple spectateur. C’est à la Cinémathèque que j’ai commencé à m intéresser à l’histoire du cinéma. Comme j’avais vu tant de films, comme c’était devenu une vraie drogue, je me suis acheté des bouquins d’occasion sur le sujet. Et quand je rentrais chez moi à 1 h du matin, après cinq films d’affilée, je ne savais plus quelle était la première séance, les films ne faisaient plus qu’un. J’ai donc pris des notes et commencé à écrire sur les films que j’avais vus. Comme ça, peu à peu, le cinéma a remplacé tous mes autres désirs. A côté du rock. Après un an de cinéma, j’avais tellement découvert que je pensais devoir faire quelque chose avec tout ça. J’ai donc vendu mon saxophone et acheté une Bollex 16 mm avec laquelle je n’ai presque rien fait, deux courts métrages. Je suis ensuite entré à l’école de cinéma de Munich. J’étais un peu perdu avec mon désir de faire du cinéma, ça ne se fait pas sans certains moyens, que je n’avais pas. J’avais fait quelques films où j’utilisais toujours toute la bobine de trois minutes, que je collais à la précédente, sans rien couper, puis je rajoutais de la musique. Mon plus grand plaisir était de mettre de la musique. Mon désir de cinéma consistait à faire des images et à mettre de la musique dessus.
Il est surprenant que vous ne vous soyez jamais détourné de la musique. Souvent, les goûts vieillissent avec les gens, alors que vous vous intéressez toujours aux jeunes générations.
Je suis toujours aussi passionné qu’à 18 ans. Parce que ça m a tellement apporté. J’ai toujours su que je serais devenu quelqu’un d’autre sans la musique. Quelqu’un de bête et d’ennuyeux. C’est trop simple de le dire, mais’ Ça m a vraiment sauvé la vie, et c’est encore le cas.
Après 30 ans, les gens ont tendance à se détacher du rock. Vous ne ressentez pas de fossé entre les jeunes groupes et vous, qui avez vingt ans de plus ?
Au concert, je suis toujours à la même place, au milieu et devant, je me rends compte que j’ai vingt ans de plus que tous ceux qui m’entourent C’est parfois bizarre, mais je ne trouve pas ça grave. A une certaine époque, au milieu des années 70, j’ai un peu décroché en n’écoutant que mes vieux héros, je trouvais que rien de nouveau ne se passait. Puis est apparue toute une nouvelle génération de gens comme les Talking Heads, avec lesquels j’avais l’impression que le rock’n’roll s’était renouvelé. Alors je n’ai écouté que du punk, en trouvant ça aussi excitant que les Pretty Things. Je trouve que le rock’n’roll n’a jamais arrêté de se recréer et de se réinventer. Ce qu’on ne peut pas dire du cinéma.
Comme dans Les Ailes du désir, on retrouve Nick Cave sur la BO de Jusqu’au bout du monde. En tant qu’allemand, avez-vous l’impression qu’il y a chez lui quelque chose de germanique, ou de berlinois ?
Nick s’est arrêté à Berlin par hasard après la séparation de Birthday Party. Pour moi, il a incarné mieux que tous les groupes allemands un feeling qui régnait à Berlin pendant des années. Il jouait une musique berlinoise qui était vraiment au c’ur de cette ville, qui exprimait tout ce qu’on pouvait y vivre. Un côté très noir, très sinistre et désespéré. A Berlin, Nick est toujours un géant car il a saisi l’esprit de cette ville mieux que personne. Et maintenant il vit au Brésil.
Comme dans le cinéma, les étrangers arriveraient le mieux à saisir les lieux et leur esprit ?
Les pays ou les villes ont besoin du regard d’un étranger pour être découverts. C’est Rossellini qui a fait le plus beau film en Allemagne après la guerre. Je trouvais même que Le Rideau déchiré de Hitchcock en disait plus sur Berlin que les films allemands. Lorsqu’on habite un endroit qu’on connaît trop bien, on ne peut plus découvrir. Et je crois que les villes se montrent plutôt dans les découvertes que dans le quotidien.
Etiez-vous déjà en Australie en train de travailler sur le projet Jusqu’au bout du monde lorsqu’on vous a proposé de tourner Hammet ?
A l’époque, en janvier 78, j’étais là-bas en train d’écrire cette histoire : un scientifique montrait des images du monde à sa femme aveugle pendant une catastrophe nucléaire, ces images risquaient d’être parmi les dernières choses à rester. J’ai alors reçu un télégramme de Coppola e demandant si cela m intéressait de parler d’un projet qui s’appelait Hammet. Et moi, le seul bouquin que j’avais avec moi était La Moisson rouge, le premier roman d’Hammet. C’était une coïncidence assez invraisemblable, un signe. Et c’était un rêve de travailler aux Etats-Unis. Je me suis dit que je pourrais revenir au grand projet après un an ou deux, après ce détour américain. Je n’imaginais pas que ça pouvait durer aussi longtemps.
Jusqu’au bout du monde est un projet énorme à tous points de vue : financièrement, géographiquement, thématiquement. Par moment, n’aviez-vous pas peur que le contrôle du film vous échappe ? Qu’il devienne trop grand pour un seul homme ?
Non, car j’ai vécu trop longtemps avec ce projet pour être effrayé par le budget ou par d’autres influences extérieures. Ma seule peur était que, l’ayant porté trop longtemps, il se soit perdu en moi. Lorsqu’on porte une idée comme celle-là sans pouvoir la réaliser, le danger est qu’elle vieillisse, perde son énergie, qu’elle n’ait finalement plus de force. Là était mon angoisse. Mais finalement, chaque fois que ça s’est cassé la figure, j’ai fait autre chose, Paris Texas et Les Ailes du désir. Chacun de ces films a donné un aspect nouveau au projet de Jusqu’au bout du monde. Il fallait chaque fois recommencer à zéro, ce qui a beaucoup aidé le projet à rester vivant.
Votre film illustre les théories de Mac Luhan, la terre devenant aussi petite qu’un village. Tous les pays que vous traversez n’ont-ils que des choses à gagner dans la disparition des frontières, ou ont-ils aussi beaucoup à perdre ?
Nous sommes les témoins de ce qu’il y a à perdre. Mais personne ne va empêcher cette perte. Nous vivons une époque où les gens du monde entier voient les mêmes images, MTV ou CNN, les mêmes informations. Chaque année sortent une dizaine de films que le monde entier voit. Il y a uniformisation des images, comme il y a eu uniformisation de la musique, la première étape de ce langage universel. Lorsque nous avons parlé de nos 15 ans avec Yohji Yamamoto, l’ami avec qui j’ai fait Carnet de notes, on s’est rendu compte que nous avions les mêmes disques, lui au Japon et moi en Allemagne. On a écouté les mêmes choses et grandi avec les mêmes rêves. S’il existe une utopie selon laquelle le monde devient un seul et même lieu, où tous les gens ont des droits identiques, il faut en payer le prix. Le prix pour cette utopie est l’abandon de ce qui est propre à chaque endroit. Je suis plutôt d’avis que ce n’est pas une perte, que l’uniformité est le prix à payer pour l’égalité.
Pensez-vous peut-être que ce qui va être abandonné n’est que superficiel, que l’essentiel des richesses culturelles sera préservé ?
Chaque personne grandissant dans le contexte d’une ville ou d’un pays a des valeurs qu’on ne va pas pouvoir aplanir. D’abord et surtout le langage. Je crois que le vrai chez soi est le langage qu’on parle lorsqu’on est petit, le langage des parents. Une culture liée à ce qu’on mange, au paysage, à l’esprit du lieu d’enfance. On ne le perd pas, même si on apprend une autre langue. Parfois, on rencontre des enfants qui parlent trois langues mais aucune vraiment : ils ne savent pas dans quelle langue ils rêvent, ce qui est dramatique. Les gens se font trop de souci à propos de ce qu’on appelle les identités nationales. Dans la notion d’identité nationale, dans tout pays et surtout dans le mien, se cachent souvent de telles atrocités que je me demande ce qu’on perd si cette identité nationale n’est plus la première valeur. Les moments les plus noirs de l’histoire de l’humanité sont apparus lorsqu’on a pris trop au sérieux cette idée de nation. Je trouve bien qu’on puisse manger des sushi à Rome et pas seulement des spaghettis, qu’en Allemagne les saucisses disparaissent un peu (rires)?
Vous avez dit que la technologie d’aujourd’hui était douée de moins de profondeur qu’avant. N’y avait-il pas un risque, en truffant votre film de ces nouvelles technologies, de donner moins de profondeur au film lui-même ? Tout se passant beaucoup plus vite, le spectateur comprenant plus vite.
On n’a pas le droit de raconter quoi que ce soit si on ne se livre pas entièrement à ce qu’on raconte. On ne peut pas parler, comme Jusqu’au bout du monde, de la maladie des images sans se livrer à cette maladie, quitte à risquer d’attraper le virus. Si on veut raconter qu’on a peur de devoir vivre dans l’avenir avec beaucoup plus de contacts froids et des histoires préfabriquées, dans ce contexte d’ordinateurs et de machinerie qui empêche de parler à autrui au lieu d’y aider, que fait-on ? Tout comme on ne peut pas faire un film contre la guerre sans montrer des soldats et des tanks, on ne peut pas parler de l’avenir sans imaginer et sans s’exposer à tout ça. C’est un problème inhérent au cinéma. Soit on veut raconter et on se mouille, soit on ne raconte pas.
Il n’y a pas de distance au cinéma, un film est toujours ce qu’il montre. Je crois que ce film dit très clairement ce qu’il pense de tout ça. Evidemment, on a trouvé une métaphore pour en parler : le docteur montre des images à une personne aveugle, ce qui est souhaitable et superbe, mais en même temps il invente la possibilité de faire quelque chose de redoutable. Le film ne dit pas Regardez comme c’est magnifique, tout ce qu’on peut faire avec des images’, mais le contraire.
Que si ça continue comme ça, les images vont, au contraire, fermer le monde et ne plus rien nous montrer, nous rendre aveugles.
Lorsque vos personnages sont confrontés à tout cet environnement gadgétisé, ils semblent rester assez normaux, réagir comme nous. Comme si vous disiez que, sur le fond, toute cette technologie outrancière ne nous changera pas. Comme si tout ça n’était pas si grave.
Il y a vingt ans, si on m avait dit comment vivraient les gosses d’aujourd’hui, avec tous leurs ordinateurs, j’aurais pensé Mais qu’est-ce que c’est comme vie ? C’est impossible, il faut tout arrêter !? Mais personne ne va arrêter cela, aucune institution ou autorité n’arrêtera quoi que ce soit. Et ces enfants, après tout, vivront leurs expériences et seront aussi bien que nous.
Vous ne croyez pas à l’existence d’une limite au-delà de laquelle cela se retourne contre les gens ? Un moment où l’on devient perdant.
A 10 ans, je ne faisais que lire, un bouquin par jour. Comme tous les enfants de ma génération, j’ai lu sous les draps toute la nuit. Mes parents aussi, s’ils avaient su, auraient dit Oh la la, qu’est-ce qu’il va devenir celui-là ?!? Je trouve qu’il faut avoir confiance en les enfants, ils peuvent travailler avec cette expérience. Mais en même temps, on s’approche d’une culture avec beaucoup moins de communication, moins de chaleur. Un livre, c’est quelque chose d’écrit, auquel il faut ajouter toutes les émotions qui ne sont qu’évoquées. Le lecteur doit remplir un livre avec tout son imaginaire pour qu’il commence à vivre. Cette idée qu’il faut donner pour recevoir quelque chose se perd. Aujourd’hui, tout ce que les générations précédentes ont donné est là : le produit a tout incorporé, tout est en lui, il n’y a plus rien à ajouter. On a de moins en moins accès à une intériorité, à une émotion qu’il fallait ajouter avant. Comme les films, qui arrivent de façon à ce qu’on ne peut plus rêver avec. Le rêve que moi, enfant, j’ai dû ajouter, est déjà défini. Même chose avec la musique. Lorsque j’achetais un 45t ou un 33t par mois, c’était un trésor. Après un certain temps, on connaissait ces chansons par c’ur, tout un imaginaire se développait. Une génération s’est projetée dans les premiers disques des Beatles, fabriquant ses images intérieures avec la musique. Maintenant, on en est de plus en plus privé ar la musique vient avec les images. Prenez Losing my religion de REM. Le clip est très beau, mais ça me rend moins riche car l’imaginaire que j’aurais pu fabriquer est livré avec. On l’a plus ou moins accepté, et ça ira plus loin. Un jour, il n’y aura plus de disque ; image et musique ne s’achèteront plus séparément. Ce qui nous rend plus pauvres.
Samuel Fuller a dit de vous que votre violence était tranquille. De la même façon, ne peut-on pas dire que dans votre film, le danger est tranquille, trop tranquille ? Le danger est vu comme un jeu, on n’a pas peur.
Il ne faut pas avoir peur, car on y va inévitablement. Pourquoi avoir peur de ce qui va arriver ? Pour prendre conscience et réagir ? C’est ce que le film fait à la fin. On ne peut pas se contenter de dire que la culture d’images préfabriquées, d’accélération et de consommation est mauvaise, car personne ne va l’arrêter. Par contre, on peut dire comment vivre avec, et qu’il existe autre chose. Lorsque, dans le film, l’héroïne est devenue junkie d’images, une seule chose la sauve : le contraire de l’image, les mots. Que peut-on dire, sinon qu’on a d’autres moyens de communication ? Dès qu’on se place sur ce terrain de film d’anticipation, on est de toute façon déchiré : on ne peut pas condamner, ça ne mène à rien. On ne peut pas dire que tout ce qui remplacera le cinéma sera l’horreur.
Malgré tout, ne craignez-vous pas la disparition du cinéma tel que vous l’avez connu et donc la disparition de votre enfance, ou plutôt de votre adolescence ?
C’est pour ça que j’ai fait le film, je le crains. Mais que faire avec cette crainte ? On ne peut pas montrer aux gosses d’aujourd’hui les films de John Ford, c’est trop lent. Eux ont vu La Guerre des étoiles. Tout comme on aurait pu nous dire Mais il faut voir les films de Griffith ; ce truc moderne, le cinéma parlant, va vous détruire ? Je ne crois pas être fataliste. Mais je refuse d’être nostalgique.
Vous pensez pourtant que le vieil art du cinéma est plus fort que les nouvelles technologies.
Dans le temps, pour avoir le portrait de quelqu’un, il fallait poser devant un peintre. Le peintre prenait son temps’ Puis, on a inventé la photographie, et là, le portrait se faisait en quelques minutes. Il fallait quand même un appareil, et en passer par tout le processus de la photo : développer, tirer le négatif, puis le positif. A l’époque de la peinture, quand on voulait raconter une histoire, il fallait monter sur une scène de théâtre. Une représentation n’existait qu’une seule et unique fois, des gens prenaient place devant la scène, il y avait des acteurs en chair et en os. Il y a eu la peinture, le théâtre, la photo, puis le cinéma. Ensuite est arrivée l’image électronique et avec elle, la télévision. A chaque étape, la distance s’est creusée entre le besoin de raconter ou d’exposer des idées et le public. Au théâtre, on voyait la sueur des acteurs et on recevait leurs postillons quand ils élevaient la voix. Au cinéma, on est déjà un peu plus loin des acteurs, des histoires et des idées. On est quand même devant un écran, parmi un public. Avec la télé, on est chez soi. Au début, quand la télé était une nouveauté, c’était un événement, on la regardait en famille. Aujourd’hui, la télé fait partie du quotidien. Parfois, elle est constamment allumée comme un robinet, même si on fait autre chose. On peut zapper à distance. On est encore un peu plus éloigné des images, des histoires et de ceux qui racontent.
Evidemment, quand on réfléchit à cette évolution, on constate que les images deviennent à la fois de plus en plus accessibles et de plus en plus éloignées. Et on ne peut croire un seul instant que ça va s’arrêter là. Par exemple, au début de la télé, on attendait le film de la semaine avec impatience, on s’en réjouissait à l’avance, alors qu’aujourd’hui, il y a tant de films au programme qu’on les loupe tous’ Les images sont de plus en plus disponibles, mais on est de moins en moins concerné.
Dans la peinture, il y avait seulement une toile. Avec la photo, on avait un négatif dont on pouvait tirer des copies, même chose avec les films. Les copies se rayaient, se dégradaient et au bout d’un moment, on voyait l’âge des films. Avec la vidéo, on ne sait plus ce qu’est l’original. On peut faire un million de copies, elles ne vieilliront jamais. On s’est de plus en plus éloigné de l’époque où existait un artisanat. Dans la peinture, on distinguait très clairement la patte du peintre. Dans le cinéma, on voyait encore la signature de l’individu derrière le film. Avec la télé, la signature est devenue anonyme et la notion de l’original a totalement disparu. L’artisan derrière l’ uvre n’est plus là. Et ça va continuer Je crois avoir répondu à la question (sourire)?
Dans un entretien récent avec les Cahiers du cinéma, vous disiez que le grand défaut du cinéma de science-fiction était que le comportement des personnages ne changeait jamais, qu’ils ressemblent toujours à de braves bourgeois d’aujourd’hui.? Qu’entendiez-vous par là ?
En général, les films de science-fiction font l’effort de nous projeter dans l’avenir, mais la morale reste celle de l’époque qui a produit le film. Star trek, ce sont les Américains des années 60 qui ont survécu mille ans (rires)? Dans La Guerre des étoiles, on voit les ados américains des années 70 pour l’éternité (rires)? Les cinéastes de science-fiction s’occupent toujours de phénomènes scientifiques et secondaires ? les trucages, etc. ? mais jamais de la seule chose qui compte vraiment : comment les gens vont changer, comment les relations vont évoluer. Ça, le cinéma de science-fiction ne l’a jamais fait, il n’a jamais imaginé d’autres formes d’amour, de solitude, d’angoisse. Il y a eu 2001 l’odyssée de l’espace. Chaque règle connaît son exception, Blade runner en est une seconde.
Dans votre film, les expériences technologiques se déroulent en plein territoire aborigène. A un moment, les aborigènes refusent de continuer les expériences, n’écoutant que leur intuition et leur philosophie ancestrales. La suite leur donne raison.
La science elle-même n’a pas de conscience. Si on laisse faire la science, ça peut mener à n’importe quoi. Par exemple à créer des monstres. Si on n’arrête pas les manipulations génétiques, à un moment donné, il n’y aura plus d’humanité, il n’y aura que des produits qui ressemblent à des êtres humains. La science détient, pour ainsi dire, un facteur destructif inné. C’est pourquoi il faut être très vigilant à lui appliquer en permanence une conscience. C’est la même chose avec les images électroniques, j’ai l’impression qu’elles possèdent un mouvement inné qui risque de nous échapper. Dans le film, les blancs sont beaucoup plus sujets que les aborigènes à se faire emporter par leur orgueil et par leurs obsessions.
A un moment, on apprend que les parents de votre héros ont fui le nazisme. Ce détail biographique sur lequel le film n’insiste pas amène plusieurs questions. Pourquoi cette précision, en quoi éclaire-t-elle votre histoire ? D’une manière plus générale, est-il difficile de traiter ce thème pour un cinéaste ou un artiste allemand ?
Là, c’est juste un détail de la biographie. Ce n’est pas le sujet de mon histoire. Aujourd’hui, c’est devenu tellement difficile de se rendre compte qu’une telle biographie a pu être vraie et vécue Ça disparaît si vite. Dans dix ans, ça sera plutôt une anecdote. La mère en parle pour dire à la jeune fille Voilà, c’est notre vie. » Elle n’en fait pas un plat.
Bientôt, les gens qui ont vécu cette période n’existeront plus, ce sera définitivement de l’Histoire. Pour les jeunes de l’Allemagne d’aujourd’hui, la période nazie n’est que ça, de l’Histoire, ils ne connaissent plus personne qui pourrait les lier à cette période. Evidemment, c’est à la fois normal et atroce. Atroce qu’une telle histoire puisse ne devenir que de l’Histoire. Ou un simple détail biographique.
Au tout début du projet de ce film, ce thème était beaucoup plus élaboré. Le personnage du père avait fui l’Allemagne nazie.
Quand j’étais adolescent, il y avait très peu d’informations accessibles sur le nazisme. C’était comme un grand trou, ça n’existait pas, personne n’en parlait. L’Allemagne des années 50 et 60 refoulait très fortement son passé. A l’école, l’histoire allemande se terminait à la fin du xixe siècle et après, on passait tout de suite au présent. Je me souviens qu’un jour, en fouillant dans la bibliothèque de mon père, j’ai trouvé un petit livre américain tout déchiré sur les expériences médicales que les Allemands pratiquaient dans les camps de concentration. Toutes sortes d’expériences qui se terminaient généralement par la mort de la victime. Des expériences qu’aujourd’hui on n’oserait même plus faire aux animaux. J’ai demandé des explications à mon père. Il m a répondu J’ai reçu cet ouvrage en 44, en tant que médecin. A l’époque, si l’on m avait pris avec ce livre, on m aurait exécuté.? Posséder ce genre de document était mortel. Il y avait dans ce bouquin des images terribles. J’avais 12 ans et pour la première fois, j’ai été confronté aux crimes nazis. Et de plein fouet. Dans la toute première mouture du scénario, le personnage de Max von Sydow était un jeune ophtalmo qui avait commencé par participer à de telles expériences et qui avait fini par s’enfuir, dégoûté de telles abjections. Mais il était coupable d’avoir quand même participé. Finalement, j’ai laissé tomber tout ça parce qu’on ne peut pas traiter un tel sujet comme ça, en passant. Soit c’est le sujet du film, soit on se tait.
Dans Jusqu’au bout du monde, il y a un aspect ludique, des éléments que l’on pourrait trouver dans un film de science-fiction hollywoodien classique mais qu’on n’attendait pas chez Wenders. Aviez-vous le désir conscient de renouveler votre cinéma, voire de casser votre image de réalisateur sérieux et cérébral ?
Ce n’était pas pour casser une image. On vit quand même une vie où on change. Je n’ai pas voulu démontrer que j’étais capable de faire autre chose, j’ai fait autre chose. Je suis devenu une personne différente du Wenders d’il y a vingt ans’ On m a tellement pris pour quelqu’un de très sérieux, ça m a toujours emmerdé parce que ce n’était pas moi, ce n’était pas ma vie. Quand je revois Alice dans les villes ou Au fil du temps, je trouve que ces films contiennent des moments très drôles. Peut-être ne me suis-je pas assez permis d’être rigolo moi-même. Maintenant, je me le permets.
Malgré tout, peut-on prendre ce film comme un tournant ? Vos films étaient peu loquaces, celui-là parle beaucoup ; vos films prenaient leur temps, celui-là est pressé de faire le tour du monde. Est-ce une direction pour l’avenir ?
Sûrement pas. Je ne suis pas prêt de refaire un film de science-fiction de sitôt. Et puis la forme de ce film, sa structure, son langage étaient liés à son sujet. Les gens ont dit la même chose avec Les Ailes du désir, C’est un tournant après Paris Texas.? Je ne vais sûrement pas leur prouver que, ça y est, j’ai trouvé une nouvelle forme d’expression. Au contraire, un film, c’est toujours une recherche. Chaque film est un moyen d’apprendre, de saisir quelque chose. Dans le cas de Jusqu’au bout du monde, c’était une tentative de comprendre ce que serait le proche avenir. Mais mon prochain film peut très bien se passer avant Jésus-Christ (rires)? Non, ça ne risque pas : à l’époque, le rock’n’roll n’existait pas encore.
Jusqu’au bout du monde est très scénarisé. Le geste de raconter est-il plus important pour vous aujourd’hui que par le passé ?
Absolument. Je réponds oui tout de suite Pendant longtemps, j’ai fait des images. Et raconter , pour moi, c’était aligner des situations les unes à la suite des autres. C’était une série d’événements, mais pas parce que je croyais que ce serait une histoire, non, je me disais plutôt Peut-être que cela ressemblera à une histoire.? Je ne me voyais pas comme un conteur, j’étais avant tout un faiseur d’images. L’image était toujours liée à une situation. Puis le lendemain, il fallait une autre situation avec le même personnage. C’était un peu comme dans la vie, il n’y avait pas d’histoire, il n’y avait que des instants. Et là, peut-être depuis Paris Texas, j’ai compris que de toute façon, les histoires sont là. S’il existe des conteurs, c’est qu’il y a des histoires, ce ne sont pas les conteurs qui les inventent. Les histoires se racontent toutes seules. La fonction des gens omme moi qui font du cinéma, c’est plutôt de faire confiance à une histoire qu’on commence. On la commence et puis on se laisse emporter. S’il y a la force d’une vraie histoire, s’il y a toutes les sources qui font qu’une histoire touche à quelque chose, ma fonction est de lui faire confiance et de ne pas faire dérailler mon petit train. L’histoire, c’est les rails. Les rails sont là, moi je suis sur mon petit train’ Et je décide de l’arrêter à la prochaine station, de peur qu’il ne s’emballe (rires)? Je n’ai plus peur de suivre les rails d’une histoire. Dans le passé, oui. Je me disais que les histoires sont des inventions, qu’elles ne peuvent pas être vraies, qu’elles sont imposées à la réalité. Petit à petit, j’ai appris qu’une histoire n’avait pas besoin de moi Peut-être est-ce dû au fait que je voulais au départ être peintre, je croyais uniquement à ce qu’il y avait sur une toile et dans un cadre. J’avais confiance en la vérité de ce qui était contenu dans le cadre. Comme en photo : on sait que ce qu’on voit sur une photo était vrai au moment où l’on a pris la photo. Et moi, je croyais que le cinéma n’était qu’une série de photographies. Maintenant, j’ai compris à travers les films que j’ai tournés, surtout Paris Texas, qu’il y a autre chose que cette succession de photos, il existe derrière tout ça une force, qui n’est pas une force individuelle Il existe des histoires, on peut sauter dedans comme dans un train, et on peut rester dessus. Si on a confiance dans l’histoire, ça peut mener quelque part. Mon image des rails n’est peut-être pas exacte. C’est plutôt comme se laisser porter par le courant d’une rivière. On peut essayer de rester sur un bateau et aller dans le sens du fleuve, on peut descendre du bateau, mais chaque histoire, c’est un petit bateau sur un fleuve. Les fleuves sont là : parfois, on arrive à rester dessus et on se laisse emporter. Je veux de plus en plus devenir quelqu’un qui raconte et de moins en moins quelqu’un qui fait juste des images.
On disait jusqu’à maintenant que le monde de Wenders était un monde d’hommes. Etait-ce parce que vous ne pouviez pas, ou ne vouliez-pas, parler d’amour ?
Je trouvais que l’amour était mal montré au cinéma. Soit il était glorifié, de façon kitsch et peu crédible, soit il était montré comme quelque chose d’impossible, d’introuvable. Il n’était pas nécessaire d’en rajouter. Plutôt que de filmer encore le romantisme fleur bleue ou l’impasse relationnelle, je préférais filmer des interrogations, un questionnement sur ce qu’était être un homme. Ou être une femme. L’image de l’homme au cinéma était toujours assez fausse. Vu que j’étais un homme, je me suis dit que la seule chose sérieuse à faire était de parler de cette condition d’homme. Mais sans glorifier l’homme comme il l’a toujours été. Au fil du temps ne fait que parler des femmes, bien qu’elles soient absentes du film. Justement, ça parle de leur absence, des hommes qui n’osent plus croire en l’amour mais qui en ont néanmoins un besoin impérieux. C’est une absence que j’avais constatée dans mon entourage, que j’avais vécue moi-même. Quand je regardais les gens, ils étaient perdus. C’était une époque où il fallait tout recommencer, ça ne marchait plus comme au temps de nos parents. Pour eux, ce n’était même pas une question.
Dans le film, vous parlez d’amour à deux, avec votre compagne, Solveig Dommartin.
On peut mieux en parler à deux. Je trouve que les seuls films d’hommes qui ont vraiment su parler des femmes et d’amour étaient l’ uvre de couples. Par exemple, Cassavetes qui a fait tous ses films avec sa femme, Gena Rowlands. Je pense aussi à Woody Allen. Il vaut mieux qu’il y ait un vécu, plutôt que des inventions.
Tout au long de votre filmographie, on retrouve des collaborateurs fidèles : Robby Muller, Nick Cave, Anatole Dauman, Rudiger Vogler, Solveig Cette notion de famille vous est-elle indispensable ?
Normalement, avec chaque film, on recommence à zéro. Il y a des personnes nouvelles, de nouveaux acteurs, un nouveau chef opérateur.
Il faut tout reprendre à zéro si on ne se connaît pas. Il faut établir de nouvelles relations avec les acteurs pour en obtenir le meilleur, pour qu’ils s’exposent. Moi, j’ai l’impression qu’une fois qu’on a fait un bout de chemin avec quelqu’un, au lieu de recommencer à zéro la fois d’après, il est plus productif et plus satisfaisant de refaire un autre bout de chemin avec les mêmes. Et tout ce qu’on a fait avant nous sert pour la poursuite du chemin. On apprend ensemble, on avance ensemble. Les films que j’ai faits avec de nouvelles équipes, où il fallait tout réinventer, réexpliquer, ces films-là étaient beaucoup moins satisfaisants. On n’obtenait pas la profondeur. C’est à la fin du tournage qu’on aurait vraiment dû commencer.
Pour quelqu’un comme vous, qui s’intéresse à l’histoire du cinéma, la question de votre place dans cette histoire commence-t-elle à vous effleurer l’esprit ?
Le jour où je me préoccuperais de ça, je n’aurais plus le droit d’être dans cette histoire. Ce qui compte, c’est le travail, ce qui n’est pas encore raconté, et pas ce qu’on a déjà fait. Il n’y a pas de place dans l’histoire du cinéma. Sauf pour ceux qui ont arrêté de travailler, ou qui sont morts. Les vivants ont une fonction, pas une place.
Pendant que vous alliez filmer au bout du monde, l’Allemagne connaissait de grands bouleversements historiques. N’allez-vous pas vous recentrer sur votre pays, ces changements pouvant s’avérer une immense source d’inspiration et de travail pour un cinéaste allemand ?
Finalement, je ne suis pas trop déçu d’avoir loupé la chute du Mur. On a tous vu cette journée historique, elle était montrée dans le monde entier. Mais la vraie histoire, c’est maintenant, quand les gens commencent à vivre avec ces événements. Le Mur est tombé, mais il subsiste d’autres murs. On vit ensemble avec une histoire différente, une éducation différente. C’est maintenant qu’on peut commencer à saisir toute la portée des événements historiques. A Berlin, où je vis, on sent vraiment dans la rue, dans les bars ou dans les concerts, qu’on est en train de vivre une époque historique où il faut redéfinir ce qu’est le pays. Evidemment, ce n’est pas maintenant que je vais m’embarquer à nouveau pour l’Australie Je vais rester chez moi.
{"type":"Banniere-Basse"}