Après Porco rosso, deux films de Hayao Miyazaki sortent en France : Mon voisin Totoro dès cette semaine, conte enfantin teinté de fantastique, puis en janvier, Princesse Mononoké, ample saga d’aventures mêlant épopée historique, récit initiatique et fable politique. La poésie et la complexité psychologique des films de Miyazaki nous changent de Disney.
Les sorties successives de deux longs métrages de Hayao Miyazaki, Mon voisin Totoro (1988) et Princesse Mononoké (1997), confirment l’éclatante santé d’un dessin animé japonais qui apporte un salutaire contrepoint à la domination américaine en ce domaine. Pour ceux qui n’auraient pas suivi les épisodes précédents, rappelons que si Miyazaki peut être vu comme une sorte de Walt Disney nippon de par ses activités de réalisateur, producteur et directeur-fondateur du studio Ghibli, on pourrait tout aussi bien le comparer à Hawks ou Kurosawa par ses thèmes, son esthétique et son ambition artistique. En France, on connaît déjà Miyazaki par le biais d’une de ses réalisations, Porco rosso, récit d’aventures dans le cadre de l’aviation évoquant Seuls les anges ont des ailes, et par une de ses productions, Le Tombeau des lucioles d’Isao Takahata, bouleversant récit d’enfance et de guerre plus proche cette fois de Rossellini. Nulle cuistrerie dans ces citations de maîtres du cinéma mondial, juste l’intention de bien faire comprendre que loin des sous-produits à la Goldorak, Miyazaki, bien avant la nouvelle génération des Satoshi Kon, a su gonfler l’animation nippone d’un véritable souffle artistique.
Tel un gidai-geki (épopée historique) de Kurosawa ou Mizoguchi (on pense aux Sept samouraïs, à La Forteresse cachée, aux Contes de la lune vague après la pluie), l’action de Princesse Mononoké se déroule dans le Moyen Age japonais, ère féodale de conflits et de violences, de guerriers en costumes et d’oriflammes, de superstitions et de légendes. Le village d’une tribu pacifique est attaqué par une divinité maléfique ayant pris l’apparence d’un sanglier géant. Le jeune Ashikata, futur chef du clan, réussit à vaincre le monstre mais sort du combat avec une blessure venimeuse au bras qui le condamne à terme. Il doit alors quitter son village et partir vers l’ouest du pays à la recherche d’un certain dieu-cerf, seule divinité susceptible de lever le sortilège de sa blessure et d’apaiser les démons. Au cours de son voyage, il rencontrera une fille élevée par les loups (la princesse Mononoké), la cheftaine d’une communauté de forgerons (lady Eboshi), des forêts enchantées ou maléfiques, des divinités incarnées par tout le bestiaire forestier (loups, sangliers, singes, cervidés, sylvains)…
Grande fresque épique, Princesse Mononoké tient à la fois du récit picaresque, du conte initiatique et de la fable politique, Miyazaki alternant avec une réelle maestria narrative les séquences de batailles, les scènes de combats et les moments plus intimistes. Au fil du film, on se rend compte que, s’agissant du traitement des situations et des personnages, Miyazaki s’avère nettement moins manichéen que l’ami Disney (euphémisme) : le conflit central du film oppose les habitants de la forêt (genre d’écolos hardcore) au village des forgerons, qui ont besoin du bois et des arbres pour exercer leur activité. Le héros Ashikata, tel un personnage renoirien, prend alternativement parti pour l’un et l’autre camp, ayant le souci de protéger la forêt et de calmer les dieux mais comprenant aussi les intérêts vitaux des forgerons, dans une vision qui réconcilierait les hommes, la nature et le ciel. La patronne de ces derniers passe d’abord pour une garce autoritaire, une Milady fourbe et torve. Or, c’est plus compliqué : lady Eboshi se révèle être en fait un leader féministe et social avant l’heure, qui recueille et protège les lépreux, tout en exsudant un érotisme brûlant auquel Ashikata ne reste pas complètement insensible. Cependant, Ashikata qui a laissé dans son village son flirt d’enfance est également amoureux de Mononoké, la fille louve, et séduit involontairement l’épouse d’un des forgerons ! Un vrai sac de n’uds sentimental dont la complexité nous change avantageusement de Pocahontas.
Que ce soit sur le plan intime ou à l’échelle collective, Miyazaki met en jeu une mosaïque d’intérêts divergents où rien n’est jamais tout noir ou tout blanc, où chacun a ses raisons et où il n’est jamais simple pour le spectateur de prendre définitivement parti. Tout cet écheveau d’histoires et de situations est porté par une beauté graphique (poésie des couleurs, clarté du trait seule l’animation, admettons-le, est moins fluide que chez les Américains) et une mise en scène dont l’ampleur n’a rien à envier au grand cinéma d’aventure : utilisation de toute l’échelle des plans, travellings et panoramiques majestueux, magnificence de la cité des forges perchée sur une haute montagne, meute de loups blancs striant la nuit, sortilèges multiples de la forêt, voluptueuses envolées de la musique de Joe Hisaishi… les raisons de vibrer ne manquent pas au cours du film. On peut dire que Princesse Mononoké est un grand spectacle à l’américaine : mais un spectacle infusé par les légendes et mythologies japonaises qui nous changent du politiquement correct yankee, un dessin animé porteur d’une complexité psychologique qui le situe plus près de Renoir ou de Mizoguchi que de Disney.
En attendant ce grand moment prévu pour début janvier, on peut voir dès cette semaine un précédent film du Japonais animé. Exception dans le manga-cinéma et probablement dans le cinéma de Hayao Miyazaki, Mon voisin Totoro est une œuvre sereine, en marge des genres, elle aussi aux antipodes des produits Disney & Co, avec leur moralisme hypocrite. Un film idéal pour et avec des enfants, dont les résonances animistes et écologiques séduiront aussi les adultes. Sans parler d’un admirable travail graphique, style ligne claire, avec des couleurs acidulées, une naïveté recherchée rappelant les dessins de Kitano dans Hana-bi. On est frappé par le contexte absolument réaliste et quotidien du début de l’histoire, similaire à celui de nombreux films japonais situés dans des communautés campagnardes. C’est l’été, une famille un père et ses deux fillettes vient emménager dans une bicoque isolée et un peu poussiéreuse, pendant que la mère, malade, se trouve à l’hôpital. La découverte émerveillée de la nature par les enfants va graduellement déboucher sur le fantastique : après avoir aperçu de curieuses boules noires volantes dans la maison, les enfants explorent le jardin, puis s’enfoncent dans la forêt proche. Là, entre les racines d’un arbre géant, un camphrier, la petite Meï découvre des animaux chimériques, les Totoros, d’hybrides de chat et de chouette qui vont veiller sur son destin…
Une métaphore simple de la vitalité magique de la nature, insondable et mystérieuse, avec laquelle les Japonais, fidèles à leurs traditions animistes, entretiennent toujours des liens profonds. Les fillettes vont traverser le miroir de l’onirisme enfantin, s’y perdre, s’y retrouver, grâce à ces bêtes surnaturelles, peluches géantes à la mode shintoïste, objets transitionnels rassurants palliant l’absence de la mère. Bref, un film gentiment initiatique et surréel, aux antipodes des obsessions torturées des films japonais pour adultes. Cela n’empêche pas certains plans, certaines ambiances de dégager un climat somnambulique un peu angoissant. Voir la scène où les petites filles attendent un bus la nuit sous la pluie en compagnie du silencieux Totoro. L’animal ne parle pas car ici, on ne mélange pas tout. Pas d’anthropomorphisme bêlant ni de mièvres chansonnettes. En assumant sa croyance à l’irrationnel, le film préserve de bout en bout sa candeur magique.
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