Remarqué pour son rôle dans Le Petit Soldat de Godard en 61, Michel Subor a connu ensuite une carrière à éclipses. Sa très forte présence marque actuellement le Ainsi soit-il de Blain, La Fidélité de Zulawski et le bien nommé Beau travail de Claire Denis, sorti cette semaine. Conversation, particulièrement critique pour le milieu du spectacle, avec un personnage romanesque.
Michel Subor apparaît ces jours-ci sur les écrans tel un revenant du cinéma. A l’orée des années 60, sa carrière fut placée sous les auspices d’un rôle marquant, celui du Petit Soldat de Godard, déserteur individualiste en pleine guerre d’Algérie. Dans ce film censuré à l’époque, marqué par une tonalité à la Drieu la Rochelle, Subor s’imposait comme un excellent acteur moderne avec la beauté charbonneuse de son visage, son absence de sourire et de sentimentalité, son jeu dénué de psychologisme, tout en présence corporelle et gestuelle.
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Ce jeune homme était bien de la nouvelle génération des comédiens français : celle des Delon, Belmondo, Léaud ou Blain, qui débutaient tous à l’époque. Mais la trajectoire de Subor va prendre une courbe plus secrète, plus détachée que celle de ses pairs. On le verra dans quelques films moins importants, il fera une belle apparition dans L’Etau d’Hitchcock, puis va prendre ses distances avec un milieu dont il se lasse rapidement, désenchanté par le cocon puéril et nombriliste qu’est à ses yeux le cinéma, préférant aller « faire des affaires », comme il le dit mystérieusement.
Sa présence aujourd’hui à l’affiche de trois films en deux mois est sans doute due à un concours de circonstances, mais c’est un hasard qui dessine une manière de retour en force. Laconique mais imposant sa présence en deux scènes dans le Ainsi soit-il de Gérard Blain, beaucoup plus extraverti et tout aussi bon en magnat de la presse pervers dans La Fidélité de Andrezj Zulawski, minéral et indiscutable dans le Beau travail de Claire Denis, Michel Subor demeure, quarante ans après Le Petit Soldat, un corps et une gueule, une présence digne de ces grands acteurs américains à qui il suffit de bouger un sourcil pour exister sur un écran. Entretien à thèmes.
Michel Subor : J’ai pris mes distances par rapport à tout ça, le milieu du cinéma, etc. C’est difficile d’expliquer comment je suis sorti du circuit, c’est un processus complexe, comme une réaction chimique en chaîne. J’ai tout fait dans ce secteur, et on finit par être encocoonné dans quelque chose d’artificiel, qui n’a plus rien à voir avec la vie, qui a tout à voir avec son nombril par rapport à celui des autres. Tout ça me pompait la tête… A un moment donné, je me suis dit que j’allais reprendre pied dans la vie, la vraie c’était dans les années 80, il y a quinze ou vingt ans.
Le métier d’acteur, c’est ludique. Quand on lui demandait pourquoi il était acteur, Mitchum répondait que « c’était le moyen le plus agréable de gagner du pognon » ! Moi, je ne pensais pas du tout à ça, c’était comme un jeu. Je me disais « Etre artiste, c’est formidable, on n’a pas besoin de travailler… on invente ! » J’ai pris des cours de théâtre, comme tout le monde… Cours qui d’ailleurs ne servent à rien. On t’apprend à parler, d’accord. Mais on ne t’apprend pas à te détendre. Même l’Actor’s studio, tout ça, il faut démythifier, on t’y enseigne la psychologie, l’intériorité… On est revenu de tout ça. Dans tous ces cours, on ne t’apprend pas à être ce que tu es. Ce que je dis peut paraître un peu abstrait, alors je vais vous donner un exemple. Quand John Wayne selle un cheval, on y croit. Il ne joue pas, il existe, il n’y a pas de psychologie. Je me souviens d’une interview de Mike Nichols où il expliquait que quand il demande à un acteur d’entrer dans une chambre, il ne faut surtout pas penser à la situation et au contexte de la scène, il faut juste entrer dans une chambre. On complique toujours beaucoup les choses. L’important, c’est d’être là.
La carrière d’acteur, ce n’est pas mon truc.
Le parcours qui m’a amené à devenir acteur est tout ce qu’il y a de classique : j’étais dans un lycée parisien, puis j’ai fait ce que font tous les jeunes acteurs ou actrices, j’ai passé des auditions… La carrière d’acteur, ce n’est pas mon truc. J’ai pris ça avec beaucoup de dilettantisme… Détachement peut-être inconscient, mais détachement. Je n’ai jamais été à la mode, comme Delon ou Belmondo, qui ont débuté à la même époque. Mais je vais vous dire : d’abord, je n’aime pas tellement ramer. Et puis je me souviens toujours d’Hitchcock quand il disait « Je n’aime pas les acteurs qui s’escriment et gesticulent. » Je crois que c’est assez parlant.
Je n’ai jamais cherché à m’accrocher et c’est peut-être une forme d’orgueil… sûrement même. Je me suis éloigné de ce milieu pour ces raisons et puis parce que je me suis intéressé à d’autres choses, à d’autres gens qui me renvoyaient la balle. La vie, c’est comme le tennis, on ne peut pas jouer tout seul.
Je ne savais pas que Godard était râleur.
Je jouais dans une pièce, Les Séquestrés d’Altona, j’avais remplacé Reggiani qui était malade.
Godard est venu voir la pièce. C’est comme ça que nous nous sommes rencontrés et que j’ai fait Le Petit Soldat. Ma motivation n’était pas l’histoire. J’y suis allé parce que c’était la Suisse, que le personnage était un déserteur, pour toute cette ambiance… Et puis aussi pour Godard, qui avait une certaine aura à cause d’A bout de souffle. Il avait éclaté une certaine façon de faire du cinéma. On part donc en Suisse, à Genève, en pleine guerre d’Algérie. L’ambiance du tournage était très feutrée… et très improvisée. Godard n’avait pas vraiment de scénario, il travaillait plutôt selon quelques indications générales. Nos rapports étaient très bons. Aujourd’hui, à travers son expérience du cinéma et de la vie, il a accompli une somme.
A l’époque, à 30 ans, il n’avait évidemment pas cette amplitude, cette immense maturité. Il était moins bougon avec les acteurs qu’aujourd’hui, moins exigeant et sévère. D’ailleurs, je ne savais pas du tout qu’il était râleur comme ça, c’est vous qui me l’apprenez.
La Suisse, ça protège.
Sur Le Petit Soldat, l’équipe était très réduite, il devait y avoir deux ou trois techniciens. Je me souviens de Coutard à la photo… Il n’y avait pas de travellings et tous ces trucs-là. A cette époque, les déserteurs se tiraient à Genève, où ils étaient protégés. La Suisse, ça protège ! La spécificité de Godard dans son rapport avec les comédiens, c’est qu’il ne travaille pas du tout comme un metteur en scène de théâtre. Il n’y a aucune psychologie : il travaille sur la spontanéité, sur le cadeau que peut parfois donner une prise. Même s’il y a parfois beaucoup de dialogues dans ses films, c’est quand même essentiellement une narration par l’image. Le tournage a d’abord été assez rapide, puis on s’est interrompus parce que Godard ne savait plus comment finir le film. On s’est arrêtés un mois, puis on est revenus à Genève et on a terminé.
Le Petit Soldat a fait parler de lui à l’époque à cause de la guerre d’Algérie : il a quand même été interdit. Censurer un film parce que c’est l’histoire d’un déserteur est idiot. Le film ne faisait pas vraiment l’apologie de la désertion, il n’était pas expressément anti-français franchement, je ne comprends toujours pas pourquoi ils l’ont interdit. Il devait être trop ambigu.
Finalement, il est sorti sur les écrans deux ou trois ans après.
Le linge de Kim Novak.
Malgré la censure du Petit Soldat, il y a eu un bouche à oreille, ça m’a permis d’enchaîner quelques films, avec Vadim, Kerchbron, Kiegel. D’ailleurs, pour L’Etau, Hitchcock m’avait repéré dans le Vadim. Hitchcock, ça a été une belle rencontre. Lui, c’est totalement une narration par l’image. Bien sûr, chez Hitchcock, il y a un travail de scénario très précis, mais ils sont essentiellement une suite d’images, à peine effleurées par du dialogue. Les histoires filmées par Hitchcock, ça ne se raconte pas dans un bouquin. Prenons la poursuite de l’avion avec Cary Grant : ça n’aurait aucun intérêt dans un bouquin. Quand James Stewart sauve Kim Novak de la noyade, qu’ils se retrouvent chez lui, qu’on voit le linge de Novak en train de sécher, puis Novak avec la robe de chambre de Stewart, on comprend tout… Et on comprend tout par l’image et le montage, pas par le dialogue. Nous, on n’a pas vu Novak nue, mais on sait que lui, oui. C’est génial. La même scène écrite sur une page blanche ne fonctionne plus. C’est ça le cinéma, c’est le récit par l’image. Il faut bien admettre que la plupart du temps, les films ne sont que du dialogue filmé. Et ça, ça m’emmerde complètement. Quitte à lire, je préfère lire Dante, Faulkner, des auteurs de ce calibre-là.
Trois films, un « come-back ».
J’ai fait mon premier film avec Blain en 81, Le Rebelle. Un très beau film du reste. J’avais là-dedans un superbe rôle. Dans Ainsi soit-il, j’ai un tout petit rôle. Enchaîner aujourd’hui Ainsi soit-il, Beau travail et La Fidélité, c’est curieux.
Mais c’est un concours de circonstances…
Sauf pour Zulawski, puisqu’il m’a choisi après m’avoir vu dans Beau travail. Blain et Zulawski sont deux hommes très différents. Zulawski, c’est un Slave, très chaleureux dans la vie.
Il possède ce qu’ont les Slaves, un certain lyrisme, parfois démesuré, une sentimentalité exacerbée… Alors que Blain est beaucoup plus sec, plus introverti. Je ne sais pas ce que les cinéastes cherchent en moi tout d’un coup. D’ailleurs, je ne sais s’ils me cherchent tant que ça. Blain m’a pris parce que je le connais, Beau travail, c’est un coup de bol et Zulawski, c’est grâce à Beau travail.
Pour Claire Denis, je suis allé dans son bureau de production, là-bas, près de la place d’Italie, un vrai repaire de gangsters (rires)… C’est extraordinaire cet endroit, une poubelle. Je n’avais jamais vu un bureau de production pareil ! Rien qu’à voir ce lieu, je me suis dit que ce serait formidable d’être dans le film, que ce serait une aventure insensée. J’arrive, Claire me dit « Voilà, je cherche un personnage comme ceci, comme cela, un commandant de la Légion. » Un type m’a alors tiré le portrait ; il y avait déjà des portraits de tout le peloton accrochés au mur. Puis Claire continue. « Le personnage est un commandant un peu curieux, inspiré par le Billy Budd de Melville… Je sais pas, je réfléchis, parfois vous correspondez au personnage, parfois je ne sais pas. » Je lui dis « Ecoutez, ça me fait plaisir d’être passé, je ne me suis pas déplacé exprès pour vous, si je ne conviens pas, dites-le, prenez pas de pincettes, je ne me formaliserai pas ! » On était jeudi, elle me dit « Je vous préviendrai mercredi. » D’accord. Puis elle me rattrape dans les escaliers, « Non, je vous préviendrai lundi. » Je me suis dit « Encore une givrée » (rires)… Lundi, pas de réponse. Le vendredi, je devais me barrer en voyage, je me suis dit que c’était râpé et tant pis. Finalement, elle m’a rappelé le mercredi, pour signer les contrats, essayer les costumes, etc. J’étais content de partir en Afrique au mois de décembre.
Pots de yaourt.
Pendant les vingt ans à éclipses, j’ai voyagé, j’ai fait des affaires… Je n’ai pas perdu tout contact avec le cinéma, j’ai fait quelques rôles et puis je suis toujours resté spectateur. J’ai suivi ce qu’a fait Godard. Il a tourné un film sublime selon moi : Je Vous salue Marie, à cause du début. Ces prises de vue sur le lac de Genève, on dirait des toiles de Turner. Et puis toute cette tonalité blanche du film… J’ai toujours vu des films, c’est surtout le milieu… Quand j’étais plus jeune, j’étais fasciné par les acteurs, les metteurs en scène, tout ça. Maintenant, je m’en fous complètement.
Ces gens-là ne sont pas impressionnants. Bon, il est vrai que je n’ai pas connu Welles, peut-être que lui… Hitchcock, au début, quand on le connaît pas, on se dit oui, « le maître du suspens » et tous ces clichés. Bon, je l’ai connu et c’est un homme très aimable, très convivial, mais il n’y a pas de quoi en faire un plat.
Il existe certainement des gens plus impressionnants parmi les figures historiques. Maintenant, la pub et les médias transforment n’importe qui en totem… Après, tu les retrouves en train de faire des pubs pour des pots de yaourt ! Ce milieu du spectacle, j’en suis revenu très vite. Avant, j’avais un peu peur de le dire, maintenant, je le revendique ! C’est un miroir aux alouettes et je ne suis pas devenu une alouette… Mais vous avez des alouettes qui gagnent beaucoup d’argent ; il y en a aussi d’autres qui se brisent les ailes et qui en souffrent. Pendant ces vingt années, si on voulait me contacter pour un film, on pouvait : je traînais vaguement chez les agents, mais je n’étais jamais demandeur.
Gendarmes et voleurs.
Cette activité comporte un certain danger. Dans Le Petit Soldat, il y avait une scène où je devais abattre un homme. A part le fait que je n’avais pas de vraies balles et que le comédien sur qui je tirais n’allait pas mourir, tout le reste, les gestes et les sentiments sont réels. Alors je tire, le type s’effondre… J’avais le trac en le faisant, probablement comme un vrai terroriste l’aurait eu dans une situation réelle. Dans une autre scène tournée en pleine ville, au milieu des badauds, je suis dans les escaliers mécaniques, un type me poursuit, prêt à me sauter dessus. Moi, je le braque, c’était comme dans le jeu les gendarmes et les voleurs. Je me souviens qu’il avait une serviette dans les mains et il l’a mise contre sa poitrine. Je lui ai dit « Vous affolez pas, c’est du cinéma. » Et avec un merveilleux accent genevois, il me répond « Ah ben fallait prévenir » ! Oui, mais si on prévient, on n’a plus les mêmes réflexes ! Cette façon de faire du cinéma, en impliquant le réel, comportait une certaine dangerosité. C’était le système de Godard : une toute petite équipe technique, pour passer inaperçu, pour être dans la réalité comme un poisson dans l’eau. Mais j’aime bien être en danger en tant que comédien, je n’aime pas préparer un rôle techniquement. J’ai souvent joué des types pas très nets, mais ce n’est pas la question : même si je jouais un ange, il pourrait y avoir de la dangerosité dans la mesure où il faut être à la limite de l’improvisation. C’est cet état d’improvisation qui crée le danger.
L’artère qui bat.
Quand les dialogues sont la quintessence de l’expression d’un personnage, c’est assommant. Mais quand ils ne sont que l’écume du personnage, là c’est formidable : on n’a plus besoin de les apprendre par c’ur, on les retient tout de suite. Mais bon, quoi qu’on dise, les dialogues c’est quand même toujours la même chose. Je préfère de loin la narration par l’image, quand le dialogue découle du personnage mais ne le structure pas. On parlait d’Hitchcock, mais on pourrait aussi citer Kubrick. 2001, l’odyssée de l’espace, c’est un splendide exemple de narration par l’image. Beau travail également. La scène où Denis Lavant est sur son lit, avec son flingue, et qu’on voit l’artère de son bras qui bat, ça dit tout : on comprend sans qu’un mot ne soit prononcé. Cette image est magnifique, c’est le suicide. Dans La Fidélité, pareil : quand Marceau est dans le monastère, il y a un gros plan sur une télé où passe une pub pour le journal torchon dans lequel elle a travaillé, puis on enchaîne avec un plan sur son visage, sans un mot : c’est un contrechamp magnifique, un plan très parlant sur le souvenir.
L’Afrique en novembre.
Les scénarios, c’est toujours la même chose, ça ne veut pas dire grand-chose. Que dit Ford quand on lui demande « C’est quoi pour vous, un film ? » Il répond « C’est partir avec des amis pendant cinq mois dans la prairie, faire du cheval, se retrouver autour d’un barbecue, jouer au poker… Et il se trouve qu’il y a une caméra, alors j’appuie sur le bouton » ! Bon, il exagère un peu, mais ça montre dans quel état ils allaient tourner un film. C’est un état physique, un état de bien-être, il n’y a là-dedans aucune psychologie… Par exemple, pourquoi j’ai fait le film de Claire ? J’ai lu le scénario, certes, mais surtout, je me suis dit qu’on était en novembre, que c’était l’occasion de partir à Djibouti, dans la corne de l’Afrique, voir du vrai soleil, sans agence de voyage, sans parasol. C’était la cagnasse, le soleil qui fait mal, les femmes somaliennes, l’océan Indien, toute une expérience… Et finalement, le scénario, c’est ça, c’est tout ce désir romanesque.
Désormais, tous les films qui se présenteront, je les ferai pour ce genre de raison uniquement. De toute façon, je n’ai pas besoin de ce métier pour vivre.
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