Réalisateur favori de Scorsese ou de De Palma, Michael Powell réalisait en 1960 Le Voyeur, uvre qui déchaîna les foudres de la critique de l’époque.
Pour la première fois, on montrait le point de vue d’un criminel sans jugement moral, dans une mise en scène troublante qui assimilait l’acte de tuer à l’acte de filmer. Cette semaine sur Arte, on pourra réévaluer ce film devenu culte.
En 1960, deux films réalisés par deux cinéastes anglais imposèrent le tueur psychopathe comme le monstre par excellence du cinéma contemporain. Non contentes de révolutionner tous les standards du film d’horreur psychologique, ces deux uvres constituèrent aussi, pour leur auteur, de véritables manifestes cinématographiques, dont l’influence se fait sentir jusqu’à aujourd’hui. Avant Psychose d’Alfred Hitchcock et Le Voyeur de Michael Powell, jamais le 7e art n’avait su explorer avec autant de force l’univers mental d’un assassin. Par l’extrême stylisation de leur mise en scène, Hitchcock et Powell transformaient le film criminel en film fantastique, doublé d’une magistrale leçon de cinéma. Mais si Psychose obtint immédiatement un immense succès commercial et critique, Le Voyeur dut passer dix-sept années de purgatoire avant d’être enfin reconnu comme une uvre majeure. Dès sa sortie, le film de Michael Powell déclencha en effet en Angleterre un scandale qui enterra la carrière de son prestigieux réalisateur.
Powell le reconnut lui-même: « Tourner ensuite me fut beaucoup plus difficile. » La presse britannique qualifia Le Voyeur d' »offense faite à la nation ». Un critique demanda l’interdiction pure et simple de ce film qu’il jugeait malsain, tandis qu’un autre proposa de jeter les bobines dans une cuvette de WC et de tirer aussitôt la chasse d’eau. A New York, où il sortit en 1962, ce film aux couleurs extraordinaires fût présenté dans une version tronquée en noir et blanc que les spectateurs ne pouvaient découvrir que dans une salle mal famée de la 42e rue, d’ordinaire réservée aux films érotiques. La violence de l’accueil critique dans les pays anglo-saxons peut s’expliquer par le fait que, contrairement à Hitchcock dans Psychose, Powell ne portait pas de jugement moral sur la perversion de son héros, un jeune cameraman qui filme l’agonie des femmes qu’il assassine. Le scénario structuraliste, dû à un expert en cryptogrammes, Léo Marks, ne satisfaisait nullement le besoin d’indignation du public en ce qu’il adoptait dès le premier plan le point de vue du meurtrier. Plus « grave » encore, Le Voyeur se présentait comme une mise en abyme du cinéma, où l’acte de filmer était assimilé de manière on ne peut plus explicite à l’acte de tuer. La motivation première de l’assassin- tenter de fixer sur la pellicule une émotion aussi impalpable que la peur-pouvait dès lors être rapprochée de la démarche de tout réalisateur de film d’angoisse.
A l’instar de Fenêtre sur cour, mais en beaucoup plus pervers, Le Voyeur crée un effet de miroir qui lui permet de dépasser son anecdote pour s’affirmer comme le film le plus troublant jamais réalisé sur le cinéma. Martin Scorsese, qui a toujours été l’un des plus ardents défenseurs de Powell, déclara à ce titre : « J’ai toujours pensé qu’avec Le Voyeur et Huit et demi (de Fellini), tout ce qu’on pouvait dire sur le cinéma était dit, sur le processus cinématographique, sur son objectivité et sa subjectivité et sur la confusion qui règne entre les deux. Huit et demi saisit ce qu’il y a de prestigieux et de joyeux dans la mise en scène, alors que Le Voyeur en montre le côté agressif, la façon dont la caméra viole. (…) Le plus étonnant dans Le Voyeur, c’était la précision sur la mécanique du cinéma) comme dans la séquence d’ouverture où Mark aborde la prostituée que l’on voit dans le viseur. Cela ne ressemble en rien au film sur le film de la tradition hollywoodienne (…) Dans Le Voyeur, on entre directement dans le petit monde de la réalisation, et c’est très fort à cause du thème sordide. Tout se passe comme si la technique de réalisation cinématographique se faisait complice d’un meurtre et que le spectateur en assumait la culpabilité. «
Les séquences les plus troublantes du Voyeur ne sont pourtant pas les scènes de meurtre, mais plutôt celles des home movies en noir et blanc où le père de Mark filme les tortures psychologiques qu’il inflige à son fils afin d’étudier sur lui le phénomène de la peur. Qu’une idée aussi terrifiante ait pu sortir de l’imagination d’un cinéaste comme Michael Powell, voilà peut-être ce qui stupéfia le plus le public de l’époque. Lorsqu’il découvrit le film, Martin Scorsese lui-même n’arriva pas à croire qu’il était l’ uvre d’un des deux auteurs des Chaussons rouges et des Contes d’Hoffmann, celui qui, avec Emeric Pressburger, avait fondé la compagnie The Archers Films, d’où sortirent des films aussi poétiques et romantiques que Le Voleur de Bagdad, Le Colonel Blimp ou encore ce sommet de l’onirisme fantastique qu’est Une Question de vie ou de mort.
Powell réalisant Le Voyeur, c’était aussi incongru que Gene Kelly accouchant d’Orange mécanique. Rien dans la carrière de Powell ne pouvait préparer à ce film centré sur un enfant que son père prend comme sujet d’étude et qu’il transforme malgré lui en tueur névrosé. Aujourd’hui encore, cela reste certainement la rupture de ton la plus violente jamais négociée par un réalisateur.
Le casting fut aussi des plus inattendus pour le public. A la place de Laurence Harvey, qu’il avait pourtant pressenti pour tenir le rôle de Mark, Powell engagea l’acteur allemand Karl Boehm. Fils du célèbre chef d’orchestre, Boehm n’avait tenu, jusque-là, que des rôles de jeunes premiers, notamment celui de l’empereur François-Joseph aux côtés de Romy Schneider dans la série des Sissi ! Après son passage chez Powell, Boehm persista dans un registre glauque, et devint dans les années 70 l’un des interprètes favoris de Fassbinder. Pour interpréter l’une des victimes de son héros, Powell engagea Moira Shearer, la ballerine des Chaussons rouges, qu’il fait mourir égorgée par le pied de la caméra de l’assassin, dans l’une des scènes choc du film. Enfin, pour accentuer encore l’effet de mise en abyme, Powell tint lui-même le rôle du père de Mark, et il demanda à son propre fils d’incarner Mark enfant dans toutes les scènes de home movies.
C’est en 1977 au Festival de Telluride, dans le Colorado, que Le Voyeur fût réhabilité et entama une seconde carrière des plus prestigieuses. Il y fut pour la première fois projeté dans sa version intégrale en couleurs et Martin Scorsese accepta d’en financer la distribution américaine moyennant 5000 dollars. En échange, le cinéaste de Raging bull demanda qu’on ajoute sur l’affiche du générique : « Martin Scorsese présente ». « Je voulais avoir cet honneur, explique Scorsese. Et cela me permit d’avoir ma copie 35 millimètres personnelle. «
Dès lors se forgera entre Scorsese et l’auteur du Voyeur une amitié qui reste aujourd’hui, cinq ans après la mort de Powell, l’une des plus émouvantes que nous ait données le cinéma. Powell épousa d’ailleurs Thelma Schoonmaker, la monteuse de Scorsese, et enseigna le cinéma dans les universités américaines, avant d’être choisi par Coppola pour être l’un de ses conseillers dans l’aventure Zoetrope en 1979. Mais c’est peut-être en Brian De Palma que le Powell du Voyeur aura trouvé son héritier le plus direct. Tous les personnages de De Palma, du Robert De Niro de Hi, mom au John Travolta de Blow out, en passant par le John Lithgow de L’Esprit de Caïn, peuvent être tenus comme des cousins du « voyeur ». Fasciné, lui aussi, par la puissance magique du regard, De Palma sait comme Powell qu’il n’y a pas d’image plus belle ni plus obscène que celle d’un œil en train de s’ouvrir.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}