Avec Heat, un duel Pacino/De Niro stylisé, l’ambivalent et sous-estimé Michael Mann pourrait bien s’imposer comme le plus digne successeur d’Howard Hawks. La thématique des films criminels de celui qui fut le premier à porter à l’écran le plus fameux des serial-killers, Hannibal Lecter, tient en une question : comment saisir l’essence du mal sans perdre la tête ?
Le malheur de Michael Mann demeure son succès interplanétaire. Longtemps maudit comme metteur en scène qui se souvient de Comme un homme libre ? Y avait-il seulement un Français dans la salle où était projeté La Forteresse noire ? , il semble pourtant que les dieux de l’Olympe se soient penchés sur son berceau pour bénir sa carrière de producteur télé. Celle-ci est exceptionnelle, au sens où l’entend Wall Street : extrêmement lucrative. En un mot, professionnelle.
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Durant les années 70-80, la marque Michael Mann a été, pour les grands réseaux, synonyme d’assurance tous risques. En trois séries télé, Starsky et Hutch, Deux flics à Miami et Crime story, Mann a établi des standards dont le film criminel américain a abusé jusqu’à l’éc’urement. Alors que Crime story n’a atteint les écrans français qu’en catimini (notamment les deux premiers épisodes, remarquables, réalisés par Abel Ferrara sous le titre Les Incorruptibles de Chicago), Starsky et Hutch et Deux flics à Miami sont connus de tous ceux qui ont tourné au moins une fois dans leur vie le bouton de leur télévision. Starsky et Hutch et Deux flics à Miami sont imprégnés d’une bêtise et d’une esthétique contre lesquelles on serait tenté de jeter l’anathème. Le couple de flics liés viscéralement comme les deux faces d’une même pièce, le polar surchargé de filtres bleu, orange et fluo, une bande FM omniprésente où trônent Phil Collins et Glenn Frey, une esthétique MTV reprenant au clip ses effets de montage et une ribambelle de personnages aux cheveux parfaitement cisaillés, portant costume Armani et chaussures Emilio Zegna comme pour satisfaire à un rituel fixé à l’avance : autant de codes propres à un nouveau type de film criminel, propre, structuré, collant parfaitement aux années 80 où gangsters et flics côtoient le stupre et la luxure, se couchent dans la soie et se réveillent dans une piscine en marbre.
Incarnation d’un fantasme des années 80, la patte clinquante et fluo de Mann, scandée par le son des boîtes à rythmes, devient dès qu’elle passe sur le grand écran la marque d’un réalisme soigné à l’extrême. Il serait idiot d’ironiser sur le visage glabre, presque juvénile, de James Caan dans Le Solitaire, ou sur les allures de prince vénitien de De Niro dans Heat. Il n’y a pas ce fantasme du gangster chez Mann, comparable à celui qui pouvait, par exemple, habiter Melville. Mann porte un point de vue anthropologique sur ce que l’on pourrait nommer l’aristocratie du gangstérisme, le criminel de première classe, le perceur de coffres-forts viscontien qui troque son bleu de travail contre le costume sur mesure. Cette stylisation est le fruit d’un travail minutieux entrepris il y a près de vingt ans, lorsque Mann avait suivi à la trace un perceur de coffres-forts avant de tourner Le Solitaire. Cette même méthode prévaut dans Heat, reconstitution d’un fait divers authentique mettant aux prises un flic obsédé avec un braqueur de génie sur lesquels Mann avait accumulé une documentation considérable. Avec Heat, le cinéaste met le point final à une chronique s’étendant sur plus d’un demi-siècle, consacrée à une corporation élitiste et distinguée : les perceurs de coffres-forts.
Pour l’establishment de la critique, notamment française, Michael Mann n’existe pas. Il reste aussi évanescent que ce perceur de coffres-forts équipé d’un cerveau de surdoué qu’interprète Robert De Niro dans son nouveau film. Rares sont ceux qui ont réussi à localiser Michael Mann, alors que Heat démontre l’urgence de le remettre aujourd’hui à sa place. Plus que Tarantino, Mann est à l’heure actuelle le plus digne successeur d’Hawks, prolongeant la thématique de ses films criminels, de Scarface à The Criminal code, pour confronter celle-ci à l’épreuve du quotidien.
Il n’y a pas plus hawksien que les deux protagonistes de Heat, professionnels jusqu’au bout des ongles : McCauley (Robert De Niro), le génie du casse minuté conçu avec la même maestria que les plans d’hélicoptère de Leonard de Vinci ; et Vince Hanna (Al Pacino), un flic dont le flair métaphysique est un défi lancé aux manuels de logique, alors que l’acharnement viscéral qu’il manifeste dans le travail est susceptible de décourager toute nouvelle recrue persuadée que la défense de la veuve et de l’orphelin est uniquement un travail de jour. Heat explore le revers du professionnalisme hawksien, poussant jusqu’à la limite les principes du metteur en scène de Scarface. La femme d’Hanna ne cesse de le comparer au cours du film à un mort-vivant, et la devise de McCauley ne jamais s’attacher à qui que ce soit pour être en mesure de mettre les voiles en moins de trente secondes pourrait être celle d’un spectre. Le rapport au monde d’Hanna et McCauley est du même ordre que celui du fantôme avec madame Muir dans le film de Mankiewicz avec Gene Tierney. Lors de leur seule rencontre, dans un coffee-shop anonyme, devant un café sans goût, McCauley et Hanna s’aperçoivent qu’ils font les mêmes rêves morbides, hantés par une fin imminente où se profile la même obsession du temps qui passe. En poussant à bout la logique du professionnalisme hawksien, Mann obtient des personnages qui n’ont justement plus rien d’autre à exhiber que ce professionnalisme : aucune vie privée « Tu vis comme un moine ? », demande Hanna à McCauley , une famille partant en lambeaux et une existence somme toute foirée.
Plutôt que de voir dans les personnages interprétés par De Niro et Pacino la résurgence de vieux archétypes du film noir, revenant d’un au-delà cinéphilique d’où pourraient être extraits la figure de Delon dans Le Samouraï, le visage névrotique de Gene Hackman dans French connection ou la silhouette de Glenn Ford dans Règlement de comptes, il vaudrait mieux prendre McCauley et Hanna à la lettre, littéralement issus d’entre les morts, c’est-à-dire désincarnés, sans sève, incapables de vivre avec leur entourage, maniant fusil et foreuse à défaut d’autre chose.
Chez Mann, la mise en scène se définit comme un exercice de haute précision où la caméra, telle une perceuse électronique équipée d’un scanner, a pour fonction de forcer un coffre-fort qui n’est rien d’autre que le cerveau. Inutile d’aller chercher dans Heat la rencontre De Niro/Pacino, elle n’aura pas lieu. Ou si peu. C’est une des gageures du film. Pacino ne recherche pas une entité physique destinée à moisir dans la moiteur d’un pénitencier, mais un cerveau. C’est bien aux neurones de De Niro qu’il se cramponne. Leur première rencontre se fait par scanner interposé, un soir de filature où Hanna saisit McCauley en ombre fluorescente, tel Satan pris la main dans le sac, perçu dans sa plus stricte intimité, dépouillé cette fois-ci de ses parures princières et laissant apparaître sa nature maléfique. Une telle préoccupation est symptomatique de la veine la plus fructueuse du film noir américain des années 80-90, toute tournée vers une description clinique du crime comme s’il s’agissait de mieux débusquer le mal à l’intérieur de l’être. Ce sont les scanners du cerveau du serial-killer dans Le Sang du châtiment de William Friedkin, montrés au spectateur dans une volonté d’objectiver le mal, ou les méandres existentiels dans lesquels plonge Lili Taylor dans The Addiction d’Abel Ferrara, persuadée que l’expérience du mal est un préalable nécessaire à sa connaissance. C’était aussi le propos du Sixième sens, le film le plus complexe de Mann, où un ancien psychologue de la police possédait la faculté exceptionnelle de pouvoir saisir les moindres soubresauts du cerveau d’un serial-killer et d’anticiper ses crimes futurs. On regrettera toujours la bêtise du titre français, éclipsant le titre original du film : avec Man hunter en tête, on comprend mieux le projet tordu de Mann, qui incluait de manière paronomastique son nom dans la matière même de son film, s’acharnant à débusquer les méandres de sa propre psyché. Dans Man hunter, Michael était lancé à la recherche de Mann.
La femme d’Hanna/Pacino lui dit qu’il vit parmi les morts. Pourquoi vos personnages sont-ils éloignés de la vie ?
Je comparerais le travail que j’ai effectué en préparant Heat à celui d’un journaliste. D’un point de vue sociologique, c’est un film très véridique. Toutes les grandes villes américaines possèdent deux ou trois flics extrêmement doués, dotés d’un flair hors du commun. J’ai pris modèle sur deux flics en particulier : l’un s’appelle C. Adamson, l’autre travaille pour la DEA (Drug Enforcement Agency, l’équivalent américain de la brigade des stupéfiants). Hanna est donc un personnage réaliste. Pareil pour Chris Shiherlis, l’adjoint de McCauley. Je m’attache à des criminels de la Côte Ouest qui sortent de prisons de la Côte Ouest : ils n’ont rien à voir avec leurs homologues à New York ou Chicago. Ils se démarquent de ces derniers de manière étrange, il existe encore chez eux des principes et des gestes remontant à l’Ouest ancien. La plupart des voleurs ou cambrioleurs de la Côte Ouest sont indépendants, il y a encore un côté Jesse James chez eux. Si vous exercez la même profession à New York ou Chicago, vous ne pouvez pas vous offrir ce luxe, vous êtes obligé d’avoir des liens étroits avec le crime organisé qui vous force à revendre le fruit de vos cambriolages à des receleurs agréés.
Votre film met en scène deux générations de gangsters : d’un côté, McCauley ; de l’autre, son jeune adjoint, interprété par Val Kilmer. Quelles différences peut-on dresser entre ces générations ?
Il y a trois générations d’anciens prisonniers. Je connais bien la prison : mon premier film, Comme un homme libre, se déroulait entièrement dans le pénitencier de Folsom, d’où De Niro est censé sortir dans Heat. J’ai retrouvé pour l’occasion les mêmes prisonniers que j’avais rencontrés au moment où je préparais Comme un homme libre. Ils étaient un peu plus vieux, se souvenaient parfaitement de moi. Curieusement, en quinze ans, l’état des prisons s’est amélioré du point de vue du confort : Folsom a une bien meilleure gueule aujourd’hui. Mais c’est aussi devenu un endroit plus inhumain, il n’y a plus de programme de réinsertion ; seulement de belles cellules, propres et bien dessinées, destinées à accueillir des prisonniers traités comme des paquets de viande.
Heat s’inspire d’une histoire vraie. Quel type de recherches avez-vous effectuées avant de tourner le film ?
C. Adamson, détective à Chicago, est l’un de mes meilleurs amis. Il a fait la connaissance du vrai Neil McCauley en 1963 avant de l’abattre durant un vol à main armée. Peu de temps avant, ils s’étaient vus dans un café et avaient discuté un bon bout de temps ensemble. Les motivations d’Adamson au cours de cette discussion étaient strictement d’ordre professionnel, il s’agissait pour lui de glaner n’importe quelle information aussi insignifiante fût-elle : la manière dont McCauley tient sa tasse de café, les prisons qu’il a fréquentées, des petits détails sur sa vie privée. Il peut vous donner un élément d’information qui, trois mois plus tard, vous sera très utile pour anticiper ses faits et gestes. C’est exactement ce qui se produit dans le film (voir photo). De Niro dit à Pacino, sans même faire attention, « J’ai une femme dans ma vie. » Un peu plus tard, lorsque De Niro déclenche l’alarme dans l’hôtel, Pacino aperçoit une fille seule dans une voiture et il devine intuitivement qu’il s’agit de la compagne de McCauley. Pour revenir à la réalité, Adamson, lors de sa rencontre avec le vrai McCauley, m’avait dit être fasciné par sa discussion avec lui alors qu’il ne s’attendait pas à trouver un type aussi passionnant et, très vite, leur conversation avait tourné autour du fait que l’un des deux allait fatalement tuer l’autre.
Comment expliquez-vous que votre carrière de producteur télé ait remporté autant de succès comparé à votre parcours de metteur en scène où, jusqu’au Dernier des Mohicans et Heat, vous avez accumulé les échecs ?
J’ai mis beaucoup de temps à devenir intelligent. Après Le Sixième sens, j’ai pris la décision de ne réaliser un film que si celui-ci était distribué par une compagnie puissante capable d’en assurer le marketing et la publicité. Il n’y aurait pas eu la Fox, je n’aurais jamais fait Le Dernier des Mohicans. Le problème du Solitaire et du Sixième sens était qu’ils étaient distribués par des compagnies fragiles, sujettes à des changements de staff. Cela dit, même soutenu par un grand studio, je vois mal comment un film comme Le Solitaire aurait pu marcher.
Vous avez tourné votre premier film à Paris durant Mai 68.
J’étais étudiant en cinéma à Londres lorsque les troubles sont survenus à Paris. Il me semblait capital d’y aller pour voir ce qui se passait. De plus, les grands networks américains, CBS, ABC, NBC, n’arrivaient pas à couvrir l’événement, Daniel Cohn-Bendit, Alain Geismar et Alain Krivine refusaient de parler à leurs journalistes. J’ai réussi à convaincre NBC de faire là-bas le reportage pour eux. Je leur ai envoyé mes bobines qu’ils ont montées à New York et le documentaire a été montré la même année. Je ne l’ai pas revu depuis.
Pourquoi êtes-vous parti étudier le cinéma à Londres ?
A cause de la guerre du Vietnam. Et aussi parce qu’à l’époque il y avait très peu d’écoles de cinéma aux Etats-Unis. De plus, leur enseignement était très technique. Les cours à Londres enseignaient le cinéma comme un art et pas seulement comme un moyen de tourner des films publicitaires ou commerciaux. Je n’ai pris la décision de devenir metteur en scène qu’à 21 ans. Jusque-là, je voulais enseigner la littérature anglaise. J’aurais sans douté été très malheureux en choisissant cette option. Tout a changé pour moi le jour où j’ai vu Faust de Murnau et La Rue sans joie de Pabst. Deux films très différents. Le premier est expressionniste et très formel, le second est plus réaliste. Murnau m’a fait comprendre à quel point ce médium pouvait être puissant, combien il pouvait affecter le point de vue du spectateur. J’ai vu L’Aurore pour la première fois l’année dernière un film méconnu aux Etats-Unis alors qu’il me semble indispensable pour comprendre la République de Weimar. En outre, la grande leçon de L’Aurore, c’est le style d’un auteur qui influence la structure narrative de l’histoire.
Qu’est-ce qui vous a attiré dans Red dragon, le roman de Thomas Harris que vous avez adapté pour Le Sixième sens ?
Il s’agit d’un livre extraordinaire. Il arrivait à vous faire comprendre à quel point il est affreux de tuer quelqu’un. On a du mal à le concevoir quand on voit un meurtre au cinéma ou lorsqu’on lit les statistiques dans les journaux. J’ai rarement vu un livre de fiction saisir cette horreur, alors que la vie est une chance incroyable, très brève, relevant du hasard. Thomas Harris arrivait à prendre un point de vue objectif sur le meurtre, dépassionné, impersonnel, pour inventer un personnage malade tuant à la chaîne. La seconde force du livre résidait dans cet autre protagoniste, Will Graham, qui n’a pas de filtre : s’il se retrouve en face d’un psychopathe, il devient malade car son imagination n’a pas de limites. Le problème de Graham se trouvait dans cette question : peut-on saisir l’essence du mal et, si oui, comment le faire sans perdre la tête ? C’est ce dilemme que j’ai essayé de restituer à l’écran.
Cette question était déjà présente dans La Forteresse noire qui, au travers d’un film d’horreur gothique, essayait d’analyser la nature profonde du nazisme et du fascisme.
Je voulais faire un film sur les origines psychologiques du fascisme, sur sa nature, sur l’appel qu’il peut exercer sur beaucoup de gens. En ce sens, il est très proche du conte de fées. J’insiste sur le conte de fées car, à l’inverse des fables, les contes de fées font appel à l’inconscient. J’ai toujours pensé que si vous avez un grand intérêt pour les fables, vous êtes un behavioriste ; alors que si vous êtes attiré par les contes de fées, vous êtes définitivement freudien. La Forteresse noire se voulait l’adaptation du livre de Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées. Je parle à l’imparfait parce que mon film a été massacré au montage et mon propos initial a été en grande partie déformé. J’essayais de débusquer l’universalité des impulsions fascistes. Le fascisme n’était pas seulement perçu comme un mouvement politique, mais aussi comme une donnée psychologique à laquelle certains individus sont plus sujets que d’autres. Un autre livre m’a influencé : The Mind of Adolf Hitler de Walter Wanger. Lui et une équipe de psychanalystes avaient été engagés en 1942 par la CIA sur l’ordre de Roosevelt, qui voulait que des psychanalystes fassent une analyse d’Hitler il voulait mieux connaître son ennemi. Wanger dressait ainsi le portrait d’un individu doté d’un ego schizophrène, ne possédant aucun amour-propre, et montre comment son ascension ne se conçoit qu’en détruisant les autres. Dresser ainsi un tel portrait d’Hitler permet de mieux comprendre les raisons de l’émergence du fascisme en Allemagne, en Italie, en France et, dans une certaine mesure, en Angleterre. Il existe pour moi un parallèle très clair entre La Forteresse noire et le personnage de Dollarhyde, le serial-killer du Sixième sens : la psychologie de Dollarhyde n’est pas aberrante, elle ne vient pas non plus d’une autre planète. Dollarhyde est un cousin lointain.
Heat de Michael Mann, avec Robert De Niro, Al Pacino, Val Kilmer
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