En presque soixante ans de carrière, Michael Lonsdale a traversé les régions les plus diverses du cinéma, des avant-gardes les plus radicales aux blockbusters hollywoodiens. Sans jamais se départir de son incomparable finesse de jeu et d’un art souverain du détachement. Il nous a quitté·es le 21 septembre dernier.
Une des très grandes satisfactions de ma vie de journaliste de cinéma, c’est d’avoir pu rencontrer à plusieurs reprises Michael Lonsdale. Trois fois en onze ans ; entre une et deux heures de conversation délicieuse à chaque fois ; toujours envoûté par sa voix presque chuchotante, sa diction si singulière, montant d’une octave à la fin de chaque phrase comme pour les laisser en suspension.
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Les rencontres se faisaient toujours selon le même protocole. Nous nous retrouvions dans une brasserie du VIIe arrondissement de Paris au pied de son immeuble sur la place Vauban. Les serveurs le connaissaient, il avait ses habitudes dans le quartier, vivait dans le même appartement familial depuis le début des années 1950.
Cet appartement, sans y être jamais allé, je le connaissais un peu puisque c’est celui dans lequel vit Georges Tabard, son cocasse personnage de Baisers volés. Truffaut voulait que les Tabard (Lonsdale et Delphine Seyrig donc) vivent dans un logement d’où on voyait la tour Eiffel. “Moi j’en ai un !”, lui avait-il dit, et l’équipe s’était installée chez lui une semaine.
“On avait passé une semaine merveilleuse à mon domicile, François, Delphine, Jean-Pierre…” Du coup, d’autres scènes, en extérieur, ont aussi été tournées en bas de chez lui.
Un rapport extrêmement vivant à son passé
A l’issue de notre première rencontre, en août 2004, rejoints par Renaud Monfourny qui devait le photographier, il nous emmena nous promener sur la bien nommée esplanade du Souvenir-Français, en bordure de l’avenue de Breteuil. Parmi ces rangées d’arbres centenaires, trente-six ans plus tôt, Claude Jade et Jean-Pierre Léaud tournaient la scène finale de Baisers volés.
Pour la photo, Lonsdale choisit de s’asseoir précisément sur le même banc que ses anciens partenaires. L’acteur avait une relation très tendre, affectueuse, avec les fantômes du passé. En interview, il était extrêmement généreux en anecdotes, se repaissait avec volupté de ses souvenirs, était subitement ému ou attendri à l’évocation d’un fou rire avec Duras ou d’un bon mot de Buñuel.
On sentait que toute sa vie était restée à portée de mémoire, territoire immense dans lequel il aimait à se promener, monde toujours en mouvement
Souvent, les personnes appelées à raconter régulièrement leurs souvenirs les figent dans des récits restituables à l’envi, si bien qu’on ne sait plus très bien si la personne se souvient des faits racontés ou simplement des mots, toujours identiques, qu’elle a choisis une fois pour toutes pour évoquer ces faits et qui paraissent s’y substituer. Lonsdale, au contraire, gardait un rapport extrêmement vivant à son passé. Pas une fois il n’a répété la même chose, utilisé les mêmes mots. Il a toujours varié les angles, pioché des histoires nouvelles.
On sentait que toute sa vie était restée à portée de mémoire, territoire immense dans lequel il aimait à se promener, monde toujours en mouvement réchappé de cette calcification opérée sélectivement par l’oubli. Et il aimait se faire guide, nous promenant avec entrain dans son propre musée cinématographique, lequel comporte tout de même parmi les plus belles pièces du cinéma moderne.
“De l’invention, du nouveau, de l’inédit”
Car c’est là l’un des nombreux paradoxes de Lonsdale. Son rapport était aussi intense au présent qu’au passé. S’il s’abandonnait avec suavité aux récits nostalgiques de ses propres expériences, son goût artistique le propulsait au contraire vers l’avant. Il me raconta une fois que la Comédie-Française, alors qu’il était déjà un acteur reconnu, l’avait contacté pour qu’il devienne sociétaire. Il refusa. “Ce fantasme d’acteur du grand rôle du répertoire, ça m’assomme. Moi, je suis curieux de l’invention, du nouveau, de l’inédit.” C’est peu dire que l’inédit est venu souvent à sa rencontre. Sur scène d’abord, par l’entremise de Claude Régy, qui en fit le complice de sa grande entreprise d’assèchement et d’épure du théâtre français.
A partir de 1971, il accompagne l’essor d’un autre courant d’avant-garde de la scène française, le théâtre musical
A partir du mitan des années 1960, ils créent une quinzaine de spectacles ensemble, dont la mythique Chevauchée sur le lac de Constance (1974), d’après un texte de Peter Handke, où le comédien est entouré de partenaires illustres (Jeanne Moreau, Gérard Depardieu, Delphine Seyrig et Sami Frey). A partir de 1971, il accompagne l’essor d’un autre courant d’avant-garde de la scène française, le théâtre musical, dans les spectacles du compositeur contemporain Georges Aperghis et de sa compagne Edith Scob.
A partir de la fin des années 1960, c’est aussi le cinéma qui fait appel à lui pour donner corps à quelques-uns des projets artistiques les plus extrêmes de l’époque. Duras le convoque deux fois dans Détruire, dit-elle (1969) puis India Song (1974) dans son entreprise de déconstruction de toutes les procédures usuelles du cinéma classique. Dans India Song, il est le vice-consul, pantin blafard en costume blanc, égrenant son chagrin en voix off tout en déambulant dans un labyrinthe de miroirs.
Entre deux Duras, il tourne Out 1 (1970) de Jacques Rivette, odyssée de plus de douze heures auscultant les ruines politiques de la France d’après-68. Dans ce film fleuve, entièrement improvisé au tournage, il incarne un metteur en scène de théâtre expérimental un peu gourou, conduisant sa troupe à des transes collectives, entre cris, grognements, roulades par terre, exultations collectives, filmées en longues séquences de parfois vingt minutes.
Un grand écart entre avant-garde et productions mainstream
Dans Une sale histoire (1977), Jean Eustache lui demande de jouer la confession d’un voyeur qui quotidiennement se réfugie dans les toilettes d’un bar où un trou lui permet d’épier les toilettes des dames et d’observer compulsivement les femmes. Construit en deux parties, le film, d’une simplicité et d’une perfection conceptuelle inouïes, adjoint au monologue joué par Lonsdale le témoignage du vrai voyeur.
Dans cette œuvre hybride, mettant en reflet le documentaire et sa reconstitution par les artifices du cinéma, Lonsdale incarne donc l’acteur, celui qui accomplit avec une habileté hors pair le saut dans la représentation. Avec Duras, Rivette et Eustache, il va au plus loin de ce que peut le cinéma moderne dans sa puissance d’auto-réflexion.
Dans “Hibernatus” (1969) d’Edouard Molinaro, il est l’éminent scientifique qui décongèle l’aïeul de Louis de Funès
Le prodige de la carrière de Lonsdale, c’est d’avoir été aussi intimement associé aux avant-gardes sans y être attaché de façon exclusive. Dès le début, avec Snobs ! en 1961, il devient un pilier des comédies teigneuses et loufoques de Jean-Pierre Mocky. Et sans rien perdre de son art malicieux du détachement et de l’understatement, il s’infiltre dans les productions les plus mainstream de plusieurs décennies du cinéma français. Dans Hibernatus (1969) d’Edouard Molinaro, il est l’éminent scientifique qui décongèle l’aïeul de Louis de Funès.
Sur ce dernier, il débordait d’anecdotes croustillantes, raillant son inimaginable tyrannie ou la présence quotidienne de sa femme sur le plateau. Elle faisait la conversation à tous dans le but implicite de contrôler que l’équipe ne comporte pas trop de communistes ou de gauchistes. Lonsdale donna aussi la réplique à Belmondo et Delon dans deux de leurs projets les plus ambitieux, Stavisky d’Alain Resnais (1974) pour le premier et Monsieur Klein de Joseph Losey (1976) pour le second.
L’ecclesistique et l’adepte du SM
Sa curiosité, son goût de la surprise l’ont mené aussi vers d’onéreuses productions internationales : dans Moonraker (de Lewis Gilbert, 1979), il affronte rien de moins que James Bond dans le rôle presque parodique du machiavélique Hugo Drax, savant fou voulant décimer l’humanité pour la refonder. Il tourne avec Spielberg (Munich, 2005), Fred Zinnemann (Chacal, 1973), Milos Forman (Les Fantômes de Goya, 2006), Jean-Jacques Annaud (Le Nom de la rose, 1986).
Dans ces deux derniers films, il joue un ecclésiastique (moine dans le premier, grand inquisiteur dans le second). Un emploi qu’il retrouvera une dizaine de fois (dans Le Souffle au cœur de Louis Malle, 1971 ; Le Bon Roi Dagobert de Dino Risi, 1984…) jusqu’à Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois en 2010. Avec l’âge, son pelage a blanchi, l’ironie a cédé place à une grande douceur et le triomphe public du film de Beauvois relance une dernière fois sa carrière (et lui vaut son premier César).
“Je ne connais pas de programme philosophique plus vaste que ‘Aimez-vous les uns les autres’. J’y ai réfléchi toute ma vie” Michael Lonsdale
Cette récurrence d’hommes d’Eglise dans sa filmographie faisait sans nul doute écho à sa propre foi, dont il parlait volontiers. “Je ne connais pas de programme philosophique plus vaste que ‘Aimez-vous les uns les autres’. J’y ai réfléchi toute ma vie.” Ce sentiment religieux vivace n’a pourtant jamais refréné l’acteur, y compris en matière de blasphème.
Dans Le Fantôme de la liberté de Luis Buñuel (1975), il interprète avec panache un grand bourgeois adepte du SM qui n’aime rien tant que se faire fouetter les fesses devant un parterre de moines. Intrigué par ce qu’on lui demandait de jouer, il demanda tout de même à Buñuel pourquoi avoir imaginé une telle scène. Laconique, le cinéaste espagnol répliqua simplement : “Parce que ça me fait plaisir.” “Cela m’a toujours paru un argument tout à fait valable”, nous confessa Lonsdale trente ans plus tard, enfouissant à cet instant un demi-sourire coquin dans sa longue barbe profuse.
A voir India Song de Marguerite Duras (1975), avec Michael Lonsdale et Delphine Seyrig, sur Arte le 1er octobre à 23 h 40
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