Funny games, de Michael Haneke, pousse les lois du thriller à leur maximum. Aussi haletant que les meilleurs films du genre, c’est aussi une réflexion sur le statut contemporain des images, une métaphore politique sur le mal.
Vu au degré le plus immédiat, celui d’un spectacle cinématographique du samedi soir, Funny games est ce qu’on appelle un shocker et dans le genre (archicodifié par les Américains), il est redoutablement efficace : c’est-à-dire qu’il cloue vraiment le spectateur à son fauteuil, lui fiche les jetons, le malmène, chatouille ses propres limites de tolérance…
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L’argument scénaristique de Funny games est connu, c’est quasiment un marronnier cinématographique: deux énergumènes donc, Peter et Fred, prennent en otage une famille et, dans un huis clos oppressant, se mettent consciencieusement à la torturer, aussi bien mentalement que physiquement.
Dès les premières minutes du générique, Michael Haneke installe un climat inquiétant, ordonne avec une rigueur extrême la montée de la tension et de la violence, et cela avec les moyens spécifiques du cinéma : entendre la façon dont il utilise le son (de calmes mesures de musique classique lacérées par de soudaines irruptions de death metal), voir la manière dont l’intrusion progressive des deux malfaiteurs dans la maison est doublée par leur envahissement graduel de l’image (au début, ils sont perdus dans le paysage général au milieu d’autres personnages et de plans larges, puis le premier s’approchera timidement de la maison pour demander des oeufs et, enfin, le second sera déjà dans le plan/dans la maison), voir encore comment de simples voisins venus emprunter des oeufs deviennent petit à petit les maîtres du langage, des situations et des lieux.
De ce point de vue, la première partie de Funny games est extraordinaire. Haneke dose sa mise en scène avec un maximum d’efficacité et un minimum de gras, rappelant la rigueur inquiétante de l’architecte Lang (référence possible), la précision épurée du peintre Bresson (référence revendiquée) : comme eux, l’Autrichien s’affirme avant tout comme un cinéaste du cadre, dans une démarche un peu raide mais d’une précision diabolique. Dans un geste parallèle à celui de ses personnages (eux-mêmes très metteurs en scène de leurs méfaits), Haneke prend d’abord insidieusement son spectateur au colbac, puis de plus en plus fermement, jusqu’à ne plus le lâcher.
C’est cette convergence dans les moyens entre le cinéaste et ses créatures du mal qui provoque sans doute le rejet d’une partie des spectateurs. On a vu des gens sortir avant la fin, d’autres rester jusqu’au bout mais juger qu’Haneke, décidément, poussait le bouchon un peu loin. Le cinéaste flirterait avec l’abjection parce qu’il se conduit finalement avec son public comme les barbares du film se comportent avec leur proie.
Mais contrairement aux victimes de la fiction, le spectateur est toujours libre de quitter le film quand il le désire. Haneke oeuvre dans le champ de la représentation, et en insistant sur la violence, l’angoisse, le mal, il ne fait que travailler des ingrédients historiques du cinéma. Funny games est une Maison des otages poussée dans le rouge, un Vendredi 13 ou un Freddy systématisés, un thriller à la fois épuré (il évite les anecdotes ou les diversions pour se concentrer sur l’essentiel, la brutalité du rapport agresseurs/agressés) et maximaliste (il pousse la tension et la terreur à leur maximum).
Cela posé, et après avoir redit que Funny games est plus terrifiant que toute la série des Vendredi 13, on peut ensuite s’interroger sur les motivations profondes qui animent ce projet. L’ambition d’Haneke est assurément plus complexe (ou en tout cas différente) que celle des confectionneurs de thrillers hollywoodiens (de série A ou B).
Les uns fabriquent un produit destiné essentiellement à distraire et à gagner de l’argent ; même les « intellectuels » comme Wes Craven ou Tim Burton qui incluent dans leur spectacle une distanciation critique restent in fine du côté du spectacle, de l’entertainment, du show must go on inhérent à l’Amérique. Haneke, lui, est européen ; même s’il fait aussi du spectacle, même s’il manipule aussi un public, il penchera toujours vers la méfiance du spectacle et la critique sociale. Après quelques sueurs froides et l’habituelle conclusion bouclée et rassurante, on sort de Scream heureux et apaisé ; à la sortie de Funny games, film qui se termine sur des points de suspension pas rassurants du tout, on reste sonné, le malaise triomphe.
Si Haneke secoue le spectateur, le force à voir ce qu’il ne veut pas voir, c’est pour nourrir sa réflexion. Ainsi, les agresseurs de Funny games ne recherchent ni butin pécunier ni avantage politique. Leur prise d’otages est purement gratuite, c’est un passe-temps, un acte d’esthète, un funny game (Peter et Fred font d’ailleurs parfois penser aux droogs d’Orange mécanique)…
Cette absence de justification (mais le mal est, il ne se justifie pas), cette abstraction des causes indique que Funny games peut aussi se lire comme une métaphore politique (à l’instar du film de Kubrick). Par exemple, loin de posséder les mines patibulaires de l’emploi, les preneurs d’otages ont plutôt l’air de sortir d’un collège huppé : jeunes gens de bonne famille, tout de blanc vêtus dans d’impeccables tenues de golfeurs, intelligents, polis, gourmés, bref, suprêmement civilisés.
La barbarie revêt ici les apparences de la grande bourgeoisie (soit de ses victimes), comme par exemple un FN avance parfois masqué derrière le costume d’énarque d’un Mégret. On notera aussi la façon dont les deux agresseurs prennent possession de la maison, mètre par mètre, pièce par pièce, la manière dont ils utilisent d’abord le langage, la rhétorique (Peter retournant comme un gant les reproches du père et transformant l’agressé en agresseur rappelle un Le Pen pratiquant couramment la dialectique de l’inversion en dénonçant le racisme anti-Français, etc.) avant de passer graduellement aux actes de plus en plus sauvages.
Ainsi, si la famille représentait ici la démocratie et les deux agresseurs le fascisme, Funny games serait un parfait exposé des méthodes de prise de pouvoir d’un parti extrémiste (plus tard, un plan extérieur et nocturne de la maison lui donnera l’aspect d’un stalag, la mère prenant la fuite en sectionnant une clôture barbelée). Il y aurait donc d’un côté la démocratie bourgeoise, l’harmonie civilisée, la famille idéale, la musique classique, le bien ; et de l’autre, la menace fasciste, l’amitié masculine équivoque, le death metal, le mal. Mais la vision d’Haneke n’est peut-être pas aussi simple, son propos est infiniment plus retors, plus sombre, plus désespéré. D’abord parce que tout indique que les deux agresseurs sont issus également de la bourgeoisie la plus policée.
On se souvient aussi que dans Benny’s video, le mal poussait au sein même d’une famille de bourgeois moyens et que dans Le Septième continent, une famille entière préférait se suicider plutôt que continuer à vivre une existence bourgeoise urbaine décrite comme un summum d’aliénation. Comme défenseur acharné du modèle familial dans nos sociétés occidentales, on peut trouver mieux qu’Haneke. Le mal est là, difficile à cerner, contenu en germe dans le modèle capitaliste moderne et entretenu par ses instruments de lobotomisation douce (nos deux tortionnaires sont fans de séries télévisées).
Pour saisir les raisons d’un pessimisme aussi radical, il faut peut-être en revenir à l’Autriche. Haneke n’est pas un cas isolé, il vient d’un pays où les artistes crient généralement assez fort pour être entendus une violence dans l’expression que l’on retrouve aussi bien dans la littérature d’un Thomas Bernhard que chez les actionnistes viennois Otto Muehl, Gunther Brus ou Rudolph Schwarzkogler (l’ultime performance de ce dernier a consisté en une défenestration terminale).
Si on n’a ni la place ni la compétence pour étudier ici toutes les raisons du radicalisme esthétique des artistes autrichiens (mais on devine bien que le passé du pays y est pour quelque chose), on constate que le cinéma d’Haneke continue de s’inscrire dans une tradition bien vivace. Ses films stridulent comme des cris glaçants essayant de trouer le brouhaha ambiant, de casser la croûte d’indifférence qui nous anesthésie chaque jour.
Funny games de Michael Haneke, avec Susanna Lothar, Ulrich Mühe, Arno Frisch…
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