Alors qu’on l’avait un peu trop vite passé par pertes et profits, le cinéaste Michael Cimino revient en pleine forme dans une nouvelle peau : écrivain. Son premier roman, Big Jane, fouille les plaies et le refoulé de l’Amérique profonde, à travers le destin d’une cowgirl géante qui renonce à Hollywood pour aller se battre en Corée.
En arrivant dans le palace parisien où le rendez-vous avec Michael Cimino a été fixé, on se demande à quoi il peut bien ressembler aujourd’hui. Au fil des années, il est passé de la dégaine de petit immigré italien nerveux (époque Voyage au bout de l’enfer) à celle de cowboy parano, Stetson et lunettes noires (Sunchaser, dernier film en date). Une rumeur insistante court depuis deux ans, selon laquelle il prendrait des hormones pour changer de sexe.
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A l’arrivée, Michael Cimino ne ressemble à rien de tout ça, ou plutôt à tout à la fois. C’est un petit homme proche de la soixantaine, à la peau toute rose et étonnamment tendue (collagène ?) qui continue à se cacher derrière des lunettes noires dans la pénombre du bar. Il reçoit en majesté, entouré d’un aréopage de femmes en pâmoison (attachées de presse ? traductrices ? journalistes étrangères ? admiratrices ?) et met en scène ses réponses comme s’il vous confiait à chaque fois un secret d’Etat.
Au sommet de son crâne, une construction capillaire volumineuse et compliquée, passant par toutes les nuances de roux, de l’abricot à l’acajou. Dans le même temps, il arbore crânement des santiags très rustiques aux talons biseautés et une chemise en jean tendue par un bide replet. C’est Philippe Bouvard relooké Clint Eastwood, l’enfant naturel de Régine et de John Wayne, Michou au Far-West.
Pour le reste, Cimino est raccord avec ce qu’on connaissait de lui jusqu’ici. Certes, c’est de son premier roman, Big Jane, qu’il est venu faire la promotion à Paris, mais on y retrouve les grands thèmes de ses films : le mythe malmené du melting-pot américain, la musique comme processus d’américanisation, le sens du décor et des rites, la levée d’un tabou (ici, la guerre de Corée), le romantisme de l’échec. Le tout à travers le destin d’une femme très belle, très blonde, très grande… « Big Jane m’a été inspirée par une copine d’enfance, exceptionnellement grande, qui m’impressionnait beaucoup. Il y a trois ans, une nuit, ne pouvant pas dormir, je me suis mis à mon bureau et j’ai écrit sept ou huit pages. Le lendemain, un ami est passé à la maison. Je lui ai demandé « A ton avis, qu’est-ce que c’est ? » Il m’a répondu en souriant « Le début d’un roman. »J’ai dit « Qu’est-ce que je vais faire avec ça ? » Et il m’a répondu « Tu devrais le finir. » J’ai dit « D’accord. »
Ça paraît simple, ce sera dantesque. D’abord, comme au cinéma, Cimino tient à « planter un décor qui n’a jamais été évoqué auparavant ». Il n’a de cesse de sillonner Long Island les yeux grands ouverts, du Montana où il réside aux réserves indiennes du Minnesota, en passant par la face cachée d’Hollywood. « Je peux vous emmener demain dans tous les endroits que je décris dans le livre. » Rictus. « Par exemple à Rattlesnake Bute, où vous entendrez distinctement les serpents à sonnette faire « Chchchchchchchchch ! » Ça donne bien le frisson ! » D’accord, mais pour la guerre de Corée, on fait comment ? On prend la machine à remonter le temps pour 1951 ? « J’ai effectué énormément de recherches. Tous les faits rapportés sont rigoureusement précis. Il y avait effectivement 450 femmes américaines en Corée qui n’ont jamais été reconnues. Et puis, pour décrire le combat, j’ai une certaine expérience par mon métier de metteur en scène. Quand j’ai tourné en Birmanie ou en République dominicaine, j’ai dû engager des troupes de mercenaires pour protéger le plateau, j’ai dû faire affaire avec des dictateurs. Il y a beaucoup d’aspects du métier de metteur en scène qui sont de l’ordre de la guerre. Tous les metteurs en scène hollywoodiens de ma génération vous le diront. »
Evidemment, Cimino n’a pas choisi la guerre de Corée par hasard : elle fait partie du refoulé de l’Amérique tout ce qu’il aime. « Plus de soldats sont morts en deux ans et demi qu’en quinze ans au Vietnam. Et surtout, nous avons perdu, donc c’est absolument tabou. » Et à ce casse-pipe, Cimino a envoyé une femme. Pas par hasard non plus. « Le milieu du xxe siècle a vu les femmes se libérer, aux Etats-Unis et en France bien sûr, mais aussi en Corée justement. C’est la connexion entre le mouvement de libération de la femme en Corée et l’église méthodiste qui a permis la réelle émancipation du pays de la domination japonaise. Et c’était comme ça partout dans le monde à cette époque. » Pour bien appuyer son idée, Cimino n’a pas hésité à doter Big Jane d’une force à la limite de la caricature. « Pour moi, il ne fait aucun doute que les femmes sont plus fortes que les hommes. »
Cimino féministe ? Pas si simple. A plusieurs reprises au cours de l’entretien, il lâche des « my girl » tout ce qu’il y a de macho pour évoquer Joanne Carelli, sa compagne de trente ans, à qui il a fait taper à l’ordinateur les feuillets du roman écrits à la main. Et il n’hésite pas à se vanter de ses conquêtes féminines avec un clin d’œil complice. Ainsi Barbra Streisand (« Nous avons dû garder notre relation secrète »), dont il compare pendant vingt minutes la voix avec celle de Donna Summer sur l’hymne disco Enough Is Enough, qu’elles ont chanté en duo.
Cimino aime en effet parler musique. Toutes les musiques. Il a écrit plusieurs comédies musicales qui n’ont jamais vu le jour. Son père dirigeait une maison d’édition de musique. Et aujourd’hui, il n’aime rien tant que sillonner Los Angeles avec l’album de Moby à fond dans la voiture. « A chaque fois que je viens à Paris, je vais en boîte pour découvrir ce que les jeunes écoutent. La dernière fois, par exemple, j’ai constaté à ma grande surprise que le rap était très présent. Il faut dire que la musique blanche est de plus en plus névrosée. La musique noire va à l’essentiel : baiser, tuer et faire du fric. »
Cimino a toujours rêvé d’écrire des paroles de chansons. On en retrouve un certain nombre dans Big Jane. Et elles font plus que de la figuration : elles donnent son style au roman. « J’ai compris qu’inclure les chansons dans le récit me permettait de synthétiser tout un tas d’événements en quelques lignes. Le lecteur ne s’en rend pas forcément compte, mais c’est ce qui donne beaucoup de vitesse au récit. Le temps se compresse. C’est une forme de montage, d’ellipse, qui m’a donné beaucoup de satisfaction à l’écriture. » Là, il faut se souvenir que le jeune Cimino a fait des études d’architecture. On en trouve la trace dans sa manière d’écrire : « J’ai été beaucoup influencé par Frank Lloyd Wright, probablement le plus grand architecte américain, qui ne pouvait pas visualiser une maison tant qu’il n’avait pas vu les plans. Pareil pour Big Jane : quand j’ai eu la structure du bouquin, c’était bon. C’est d’ailleurs exactement la même chose au cinéma. Quand j’ai tourné le mariage de Voyage au bout de l’enfer, je connaissais la taille de la salle. Donc, j’ai demandé au directeur artistique de dessiner le plan du sol de la salle sur du papier millimétré. J’ai ainsi pu calculer précisément le nombre de figurants dont j’aurais besoin. J’ai dit « Il en faudra deux cents. » Et dans le film, vous en voyez ni plus ni moins que deux cents. »
Justement, maintenant que les plans sont là, est-ce que Big Jane pourrait devenir un film ? « Non, c’est un roman, c’est sa forme. Pour le cinéma, je viens de finir l’adaptation de La Condition humaine de Malraux. Nous allons tourner dans les studios de Shanghai : nous avons la permission du gouvernement. Ils ont reconstruit la concession française pour un film et ont eu l’intelligence de ne pas détruire ce décor fabuleux. Je suis en train de monter le casting : je pense à Uma Thurman, mais il va falloir l’attendre puisqu’elle est enceinte et qu’elle enchaîne avec le nouveau Tarantino. Elle a un visage très intelligent, qui conviendra très bien au personnage à la Marlène Dietrich. Pour le rôle de l’intellectuel renommé, je pense à Alain Delon… » S’apercevant qu’on tique un peu sur Delon en intello, il s’empresse de nous donner le reste de son casting idéal pour nous convaincre : Johnny Depp, Daniel Day Lewis, et John Malkovich. Idéal, oui.
En tout cas, ce projet permet de vérifier que Michael est un petit malin : c’est Gallimard qui détient les droits du roman de Malraux. Gallimard à qui, comme par hasard, il a offert en exclusivité mondiale la publication de Big Jane. Mais on ne saurait réduire à de l’opportunisme l’appétit de Cimino pour la culture européenne. Un appétit rafraîchissant chez un homme qu’on a trop voulu réduire au folklore américain. La preuve : chaque chapitre de Big Jane est précédé d’une citation du Don Quichotte de Cervantès. « Big Jane est une love story. Et Don Quichotte ne parle que d’amour. La référence était évidente. L’amour, c’est le sujet ultime. N’importe quelle pop-song, n’importe quelle country-song parle d’amour. D’ailleurs, j’ai déjà écrit mon second roman et c’est à nouveau une histoire d’amour, sauf que cette fois, c’est un homme qui aime trois femmes. Ou plutôt quarante-trois ! »
L’Amérique de 1951, le Shanghai des années 30, Cimino ne se détourne-t-il pas de son époque ? « J’ai filmé l’Amérique contemporaine dans L’Année du Dragon et, à l’époque, on a beaucoup dit que ce que je montrais était faux. J’ai même lu dans la presse que les triades chinoises n’existaient pas ! Hello : elles ne sont vieilles que de cinq mille ans ! Essayez de dire à un Chinois qu’il n’y a pas de triades ! Et mon dernier film, Sunchaser, raconte ce qui se passe à LA aujourd’hui : l’âge moyen des meurtriers y est de 11 ans. Garçons et filles. Dans les deux cas, j’ai levé un tabou. » Et s’il devait s’attaquer à l’Amérique d’aujourd’hui, à quoi Michael s’en prendrait-il ? « Au confort petit-bourgeois. Ces gens qui vivent uniquement dans l’optique de prendre leur retraite. Ils passent leur vie à travailler, puis ils achètent une caravane et ils vadrouillent à travers le pays sans savoir ce qui est arrivé à leur jeunesse. Ce n’est pas une façon de vivre. C’est comme conduire son propre cercueil. Moi, je refuse de vivre comme ça. Mais refuser cette façon de vivre, c’est courir le risque de prendre beaucoup de coups. »
Et parmi les coups, justement, toutes les rumeurs que Cimino se traîne comme des casseroles depuis des années et qui auraient pu finir par le rendre légitimement paranoïaque. On l’a dit homophobe après Le Canardeur, fasciste après Voyage au bout de l’enfer, marxiste après Les Portes du paradis, raciste après L’Année du Dragon et, récemment, donc, on le « suspectait » de changement de sexe simplement parce qu’il avait fait un régime un peu radical. « Gore Vidal m’a appelé un jour en me disant « Michael, j’ai lu dans le journal que tu avais changé de sexe ! » Et j’ai répondu « Vraiment ? Alors, quand je vais aller à la visite médicale pour mon prochain film, le médecin va être très surpris ! » Je crois qu’on a à peu près tout dit sur moi. Je ne vois pas ce qu’ils peuvent encore inventer. Ça me dépasse. Cela dit, je n’ai jamais pris aucune de ces accusations au sérieux, et pour ça, j’ai un secret… »
Là, Cimino baisse alors le ton, vous prend par le bras et fait enfin passer son regard par-dessus les lunettes noires, avec une douce lueur d’humanité. « Le secret, c’est le travail. Il y a longtemps que j’ai compris le truc. Je ne lésine jamais sur le travail. Chaque film que j’ai fait, bon, moyen, médiocre, je lui ai donné la dernière énergie. Voilà pourquoi je n’ai aucun regret, pourquoi je n’écoute pas ces stupides rumeurs. Je n’ai pas de temps à perdre avec ça. Cela dit, vous connaissez la vieille maxime hollywoodienne, « Qu’ils disent du bien, qu’ils disent du mal, l’essentiel, c’est qu’ils parlent de vous. »
Et ce soir, Michael peut se réjouir : on parle de lui à Paris, il sera fait chevalier des Arts et Lettres aujourd’hui. C’est l’heure d’aller se préparer. Michael va troquer la chemise de cowboy pour un costume trois-pièces. Le sens de la mise en scène, du détail, l’obsession de ne rien laisser au hasard.
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