Vincent Lacoste a joué dans Eden de Mia Hansen-Løve en 2014 et dans Amanda de Mikhaël Hers, actuellement en salle. En tant que rédacteur en chef invité, il a souhaité les faire dialoguer.
Vous vous connaissez tous les deux ?
Mia Hansen-Løve — On s’est rencontrés après mon troisième long métrage, Un amour de jeunesse. Mikhaël m’a écrit et on a commencé à correspondre.
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Mikhaël Hers — J’avais écrit à Mia pour lui dire que j’étais très touché par son film, par la manière qu’elle avait eu de le faire et que je me sentais proche d’elle et de son cinéma.
Il existe en effet de nombreuses similitudes entre vos deux univers et surtout entre vos deux derniers films. A commencer par le choix du titre, des prénoms féminins, Maya (pour le film de Mia) et Amanda (pour celui de Mikhaël).
Mikhaël Hers — Je crois que dans les films de Mia et les miens, il y a la même forme de simplicité, de naïveté. Le point de départ d’Amanda était très sombre et très douloureux, et je trouvais que ce prénom de petite fille, qui n’est pourtant pas le personnage principal du film, cultivait malgré tout une forme d’innocence. N’importe quel autre titre aurait été une coquetterie.
Mia Hansen-Løve — C’est aussi se placer du côté de la vulnérabilité – Mikhaël parle d’une enfant et moi d’une jeune Indienne qui incarne une jeunesse et une fragilité aussi. C’est l’endroit où est recherchée la grâce, une lumière.
Un autre point commun, c’est la manière dont vos films convoquent la violence de l’époque : Amanda par un attentat terroriste (imaginaire) à Paris, Maya à travers une prise d’otage par des jihadistes en Syrie. Quelles questions de mise en scène cela pose-t-il ?
Mikhaël Hers — Amanda n’est pas un film sur les attentats, mais je voulais filmer Paris, avec ses ombres, sa mémoire collective, et le faire à hauteur d’un grand enfant qui accompagnerait un petit enfant sans que l’on sache qui est à même d’aider l’autre.
Mia Hansen-Løve — Je ne voulais pas représenter ce reporter de guerre au moment de sa captivité. Ce qui m’intéressait, c’était l’après, la phase de reconstruction. La violence devait rester hors-champ. Beaucoup de films répondent à la violence par la violence, en la mettant en scène. La difficulté consistait justement à inclure celle-ci dans mon film, sans être dans le déni, mais sans non plus la mettre en valeur.
Par exemple, il est question à un moment donné du récit d’une décapitation : il était crucial pour moi de ne pas l’exhiber, autrement j’aurais eu le sentiment d’en devenir complice. J’assume complètement cette pudeur, c’est une question d’éthique.
Mikhaël Hers — Il me semble aussi que la violence ne pouvait être que souterraine. J’imaginais qu’elle devait être reçue sans que cela brise une sorte de bulle. C’était une évidence, quand le personnage joué par Vincent Lacoste arrive sur les lieux du massacre, que le film prenne en charge ces images.
Pour le coup, ça aurait été une fausse pudeur de les esquiver. En même temps, il y règne un climat un peu onirique. L’endroit est puissamment réel, avec des images très crues, conjugué à une part d’abstraction : c’est saisi sous une lumière de fin de journée, une lueur un peu déréalisante.
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Justement, vos films parlent beaucoup de deuil (Le Père de mes enfants, Ce sentiment de l’été…). Pourquoi ce thème revient-il si souvent ?
Mikhaël Hers — A chaque fois que j’écris, ça se cristallise autour de ça. C’est la question existentielle que l’on se coltine tous. Ça appartient à ma préhistoire.
Mia Hansen-Løve — Oui, ça relève sans doute de la psychanalyse… Mes premiers films surtout tournaient autour de cette question. J’avais l’impression de faire des films pour combler des vides. Pour faire revivre à travers la fiction, soit des gens que j’avais aimés et qui avaient disparu, soit des êtres que je n’avais pas connus. Il y a des deuils imaginaires, indirects et mystérieux. Mais j’essaie de faire en sorte que tous mes films tendent aussi vers une forme d’avenir, de dépassement du deuil.
Mikhaël Hers — Je pourrais dire exactement la même chose : les points de départ sont souvent très sombres, avec en ligne de mire quelque chose de résolument lumineux.
Mia Hansen-Løve — Il y a dans ton cinéma une poésie du quotidien… Ça passe par le réel mais ça le dépasse. C’est également ce que je recherche, un même goût pour une représentation du quotidien qui ne peut pas être réduite au simple naturalisme et vise quelque chose d’invisible, mais qui transite par des objets, la répétition, les habitudes…
On note d’ailleurs dans vos films un même refus du spectaculaire, au profit de récits plus contenus…
Mia Hansen-Løve — Quand on se met à écrire un scénario, c’est dangereux, car il y a quelque chose d’un peu mécanique qui se met en place. J’essaie de ne jamais succomber à ces mécanismes. C’est un effort constant au moment de l’écriture de faire le tri entre vos propres idées et des idées “de cinéma”.
Mikhaël Hers — Je partage cette obsession. Il faut se méfier du mimétisme. Prenons l’exemple du coup de poing au cinéma. Si vous assistez dans la vie à une bagarre où un individu donne un coup de poing à un autre, c’est sidérant de violence et de force. En même temps, c’est silencieux, presque lent, bref ça n’a rien à voir avec le cinéma. C’est vrai pour tout. Je me répète à chaque film qu’il ne faut jamais placer le cinéma entre mes films et moi. J’essaie de partir de ma perception.
Truffaut disait : “Le cinéma, c’est la vie sans embouteillages.” J’aime beaucoup Truffaut, mais ce n’est pas mon appréhension du cinéma. J’ai l’impression qu’il doit prendre en charge ces embouteillages, leur trouver une forme de beauté, partager et épouser ce flottement…
Mia Hansen-Løve — Comme Mikhaël, j’essaie d’écrire en tentant d’échapper à l’injonction qui nous est faite de faire des films de marché. Aujourd’hui, rester fidèle à sa vision est un désir qu’on doit requestionner constamment. A chaque film se repose la question de notre légitimité. C’est assez oppressant.
Mikhaël Hers — Je partage ce souci, tout en éprouvant l’envie que mes films soient les plus partageables possible.
Vous n’avez pas peur, parfois, qu’on vous reproche de faire dans les bons sentiments ?
Mikhaël Hers — Non. J’espère que mes films sont irrigués de manière souterraine par de la colère, de la violence. Ensuite, oui, il y a une sorte de douceur et de bienveillance dans mes films et je la revendique. J’adore Pialat, on ne lui demandait pas d’insuffler de la tendresse dans ses films, alors qu’évidemment, il y en avait. On ne lui reprochait pas d’être méchant.
Mia Hansen-Løve — La plupart du temps, je suis plutôt confrontée à des spectateurs qui me reprochent que mes personnages ne soient pas assez manichéens. Alors que dans la vie, tout le monde est assez ambivalent. Pour Maya, où un personnage adulte, Gabriel, a une aventure avec une mineure, je suis confrontée parfois à des publics de plus en plus puritains, qui trouvent ça très mal, que c’est un salaud, qu’il abuse d’elle quand bien même c’est un personnage qui est constamment dans la résistance à son désir, qui ne veut pas de cette histoire, mais qui vacille. On ne peut pas dire que ce soit un prédateur !
Les lieux sont très importants dans vos films. Vous insérez vos bulles de fiction dans des lieux réels, filmés presque de façon documentaire. Comment procédez-vous ?
Mikhaël Hers — Si on éprouve cet aspect documentaire, tant mieux : c’est vraiment mon rêve de cinéma, que d’inscrire ma bulle de fiction dans un monde qui continue à tourner autour. Ce n’est pas toujours simple. J’essaie d’avoir une équipe légère, et de passer du temps dans les lieux. Parce que plus vous restez longtemps quelque part et moins on fait attention à vous. Mais j’ai des exemples de séquences qui, pour moi, étaient de petits miracles, des petits bonheurs de tournage.
Mia Hansen-Løve — L’un des plus grands plaisirs que j’ai à tourner est celui qui provient des moments où l’on a l’impression de se fondre dans la vie, capter la vie d’un pays, d’un lieu et, en même temps, d’y introduire de la fiction. Ce qui m’intéresse, c’est vraiment de mêler la fiction avec un regard dit “documentaire”.
Le but n’est pas de restituer le réel pour le réel, mais au contraire de le capter pour en saisir une forme de poésie qui ne peut pas être transmise par d’autres moyens que ceux du cinéma et de la fiction. Je ne sais pas pourquoi, mais cette articulation est l’une des choses qui me stimulent le plus dans la mise en scène.
A Goa, ce fut l’une des grandes ambitions du film que d’arriver à filmer l’Inde sans trahir l’expérience que j’en faisais au quotidien. En évitant de bloquer les rues, de les vider, de les reconstituer. On a quand même réussi à installer des rails de travelling dans des rues très passantes ! C’est une question de patience. Je trouve cette patience très stimulante artistiquement.
Est-ce que vous êtes toujours des jeunes cinéastes (rires) ?
Mikhaël Hers — Si cela signifie que chaque film est un premier film, je le crois. Pas de dogmatisme, pas trop de schémas, ne pas avoir l’impression que l’on sait faire. Oui, j’y arrive. Il faut y aller avec de la force et plein de doutes.
Mia Hansen-Løve — J’ai fait six films, mais je doute toujours de savoir filmer. Une fois que je suis sur le plateau, je n’ai plus aucune peur, pourtant. C’est presque le lieu du monde où j’ai le moins peur. Le doute prend la forme d’une incertitude sur la qualité ou l’intérêt de ce que je fais.
J’ai juste l’espoir que c’est bien, un espoir basé sur l’intégrité, l’entièreté de mon travail, rien d’autre. Pas un jugement objectif. Je me dis pour me rassurer que ce doute est bénéfique à mon travail. C’est le doute qui vous pousse à vouloir reformuler les choses ou les dire différemment.
Est-ce que le milieu du cinéma vous renvoie aujourd’hui une image de vous différente de celle de vos débuts ?
Mia Hansen-Løve — Non. D’abord, je travaille plutôt dans la solitude, et j’aime bien rester dans mon coin pour faire mes films. Ensuite, je suis très attachée à mon équipe, aux gens avec lesquels je collabore depuis des années. Et c’est fantastique de les retrouver, c’est un privilège, même.
Mikhaël Hers — Je vais dire exactement la même chose… (rires)
Amanda de Mikhaël Hers. Actuellement en salle
Maya de Mia Hansen-Løve. En salle le 19 décembre
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