Un roman d’apprentissage intellectuel et amoureux signé Jean-Paul Civeyrac illumine la Berlinale. Où se sont illustrés également Cedric Kahn et Christian Petzold. Tandis que « Eva » de Benoît Jacquot avec Isabelle Huppert a été très fraîchement accueilli.
Le plus beau film de ce début de festival ne figure pas parmi la Compétition officielle. C’est souvent le cas à Berlin. Les films les plus stimulants se nichent presque systématiquement dans les sections parallèles. Et c’est donc au Panorama qu’on a pu découvrir Mes provinciales de Jean-Paul Civeyrac. Un éblouissement absolu.
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Capitale et provinces
Cela fait vingt ans que Civeyrac tourne des films. La plupart sont très beaux : Les Solitaires (1999), Fantômes (2001), Des filles en noir (2010)… Mais jusque là aucun n’a fait, pour ainsi dire, événement. Aucun n’a dépassé en ampleur de réception le cercle restreint des admirateurs de ces films à l’intimisme torturé. Avec Mes provinciales, Civeyrac a accompli probablement son film-somme, synthétisant tout ce qui constituait la matière des précédents (les migrations de sentiments, le suicide, les fantômes, la jeunesse…) et en propulsant toutes ses figures dans une forme plus lumineuse, plus décantée. Le film vise la grande forme (2h17) et l’atteint sans forcer, avec une maîtrise sereine et une aisance enchanteresse. Et c’est très beau de voir un grand cinéaste trop secret sortir de son périmètre sédentaire et trouver en un bond une première apothéose à son art.
Des étudiants de cinéma, pour la plupart provinciaux découvrant Paris, se séduisent, s’éduquent, se perdent, finissent par se trouver. Ils traversent ce sas merveilleux et effrayant, autour de la vingtaine, qui conduit de la vie rêvée à la vie vécue. Roman de formation intellectuelle, éducation sentimentale, chroniques des illusions qui se perdent mais aussi des ambitions qui s’ajustent, Mes provinciales héritent de la littérature romanesque (et aussi un peu romantique) du XIXe. Qu’il prolonge à travers les formes historiques du meilleur cinéma d’investigation existentielle français du XXe siecle (Eustache, Garrel, Desplechin). Tout en parlant absolument d’une jeunesse née aux abords du XXIe, qui hérite d’une planète aux abois, se questionne sur ses pratiques alimentaires, se soucie d’activisme politique et se méfie des esthètes.
On reviendra en longueur sur ce film splendide interprété par de jeunes comédiens renversants (Adranic Manet, Corentin Fila, Sophie Verbeeck, Diane Rouxel, Jenna Thial, Gonzague Van Bersevelles) à sa sortie le 4 avril.
Montagnes
Deux autres films français étaient présentés à Berlin, bénéficiant eux de la vitrine de la Compétition. L’un est sorti victorieux de l’arène, l’autre pas. Celui qui sort gagnant, c’est La Prière de Cédric Kahn, chaleureusement applaudi et favorablement commenté par la presse. Le film est la chronique d’une détox, celle d’un junkie post-ado placé dans un centre tenu par des religieux en haute montagne et découvrant dans la coercition consentie d’une troupe d’hommes au quotidien monacal les ressources pour se déprendre de sa dépendance. Puis se déprendre des outils qui le lui ont permis.
Le film est très réussi dans sa facture (et pourrait prétendre à un prix de la mise en scène). Mais ce qui intrigue en lui, c’est une certaine proximité entre le mode de vie qu’il décrit (où on creuse des trous dans la terre pour les reboucher ensuite car ce qui compte c’est l’énergie produite à les creuser) et la pratique de cinéaste de Cédric Kahn. En voyant La Prière, on se dit que la nécessité du film est moins dans ce qu’il raconte ou la vision du monde qu’il transmet, que dans son processus de fabrication. C’est dans le pur faire, dans l’énergie dépensée a faire des plans, trouver un tempo de cinéma en adéquation avec ce qui est filmé, créer une dynamique humaine un peu électrique dans chaque plan (les acteurs sont vraiment excellents) que le film trouve toute sa vigueur un peu sportive.
C’est aussi en haute montagne que se déploient les arabesques alambiquées du thriller sexuel supposément frissonnant de Benoît Jacquot, Eva. Dans cette adaptation d’un polar de James Hadley Chase déjà porté à l’écran par Joseph Losey en 1962 (avec Jeanne Moreau), Isabelle Huppert incarne une prostituée faisant vriller jusqu’à la folie un dramaturge à succès (Gaspard Ulliel). Entre le formalisme glacé du cinéaste, l’art du détachement ici en pilotage automatique de l’actrice et les efforts vains du jeune comédien pour apporter un peu de premier degré à ce capharnaüm d’artifices, rien ne prend jamais et aboutit à un objet si abscons que même ceux qui l’animent et l’ont conçu en semblent rejetés à l’extérieur. A l’instar du public berlinois qui n’a pas toujours su taire soupirs et ricanements.
Mer
Christian Petzold est comme chez lui à Berlin. Deux de ses précédents films ont déjà reçu un gros prix (Interprétation féminine pour Nina Hoss dans le tres beau Yella ; Ours d’argent de la mise en scène pour Barbara) et chaque nouvelle présentation de cette tête de gondole de la nouvelle vague du cinéma allemand des années 2000 (avec Maren Ade, Christoph Hochlauser, Henner Winckler, Valeria Griesbach…) est accueillie comme un petit événement.
Transit, son nouveau film, s’inscrit dans la veine de réflexion sur l’histoire européenne du siècle dernier des deux précédents. Il s’inspire d’un roman français d’Anna Seghers, publié en 1944, relatant pendant la Seconde Guerre mondiale la fuite de quelques réfugiés jusqu’à Marseille dans l’espoir de prendre un paquebot qui les conduira en Amérique. Mais de ce récit lié à l’occupation nazie, Petzold décide de faire une adaptation contemporaine. D’où le trouble, vraiment perturbant dans les 15 premières minutes, consistant à voir des sigles du IIIe Reich dans un Paris où les hommes portent des survêts et où on circule en Renault Talisman.
L’argument prend une tournure dystopique : les personnages évoluent dans des années 2000 où le Troisième Reich n’aurait jamais été vaincu par les forces alliées. Et bien sûr les rafles nazies déplacées de leur contexte historique produisent une imagerie identique à la chasse aux migrants. Comme souvent chez Petzold, le dispositif pèse des tonnes, son didactisme a la raideur solennelle d’une leçon. Et pourtant le film vibre. Parce qu’il réussit à composer des personnages mystérieux et attachants. Que la narration ménage de belles échappées romanesques. Que Paula Beer (vue dans Frantz de François Ozon) et Franz Rogowski sont beaux et magnétiques, amants clandestins et traqués dans un Marseille caniculaire, où la milice rôde et où la mer est à la fois la possibilité du salut et le plus grand danger.
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