Les comédies ont souvent un vilain défaut : elles ne font pas rire. C’était compter sans Harold Ramis, le réalisateur du désopilant Un Jour sans fin, qui récidive avec Multiplicity, un film au scénario tout bête mais à l’efficacité puissance 4, qui parvient même à faire passer Michael Keaton pour un acteur consistant. Voire plusieurs.
Mon premier est une formule, d’une efficacité commerciale imparable : la rencontre d’un trucage et d’une idée unique. Le trucage, c’est la prise de vues multicouches. L’idée, c’est le Graal hollywoodien du « scénario-qui-tient-en-une-phrase » : en l’occurrence, « un homme se reproduit par clonage pour faire face aux multiples exigences de sa vie ». Postulat fictionnel aussi mince que rigoureux, et naturellement indissociable de la gageure technique. A Hollywood, ce genre d’arbitraire a pu revêtir une élégance proche du génie : voir L’Homme qui rétrécit, film à la fois strictement réductible à son titre (on a tout compris) et qui en même temps n’existe que par la grâce de la mise en scène (on n’a encore rien vu). C’est l’éthique de la série B : la richesse de la pauvreté, ou comment faire plus avec moins, même s’il est moins question alors de dénuement des moyens que de dépouillement du matériau narratif. Mais depuis Spielberg, le parti pris s’est trop souvent dévoyé en chantage à la prouesse technique, exhibée comme un argument de vente, exploitée comme une fin en soi. Les coupables se reconnaîtront.
A ce titre, le film d’Harold Ramis, Multiplicity, au titre français qui fleure bon son Philippe Clair, peut apparaître comme le produit calibré qu’il est aussi : une gentille comédie pour toute la famille, avec son quota d’effets spéciaux plus ou moins inédits, de gags plus ou moins conventionnels et d’idéologie plus ou moins dégoulinante. De fait, le cahier des charges est impeccablement rempli. Pourtant, la première bonne surprise, c’est combien le film est finalement peu ostentatoire dans son maniement des trucages. Certes, le dédoublement de l’acteur à l’image a fait des pas de géant depuis Copie conforme, ou Averty, ou même Faux-semblants : plus besoin de partager le plan en deux par le cache-contrecache, encore moins de compter sur les artifices du montage. Ici, les avatars de Michael Keaton ne se contentent pas de coexister à l’écran, ils se heurtent, passent l’un devant l’autre, et surtout prolifèrent. Mais la force du film, c’est malgré tout de ne considérer les effets spéciaux que sous un jour fonctionnel, comme simple moyen d’illustrer les conséquences logiques de la situation de départ. Passé l’ébahissement devant la démultiplication du héros, le spectateur recommence très vite à se demander ce que lui réserve la suite de l’intrigue. Il y a là une humilité à l’exact opposé d’un Forrest Gump, où la coexistence de la fiction (Gump) et du « réel » (JFK) ne débouchait sur rien, sinon sur le spectacle complaisant d’une juxtaposition d’éléments hétérogènes qui finalement continuaient de s’ignorer rencontre ratée, manipulation d’images sans enjeu narratif. Dans Multiplicity, lorsque quatre Michael Keaton occupent le même plan, on devine les coutures, mais la scène marche à l’énergie, et le spectateur aux rebondissements. Si on ne cherche guère à gommer les traces du travail d’illusionniste, ce n’est pas pour le souligner, mais parce que la question de la croyance du spectateur se pose différemment, et surtout que le dédoublement y est moins une image qu’une situation.
Mon second est un fantasme. Sauf que l’ubiquité n’est pas ici affaire de pouvoir ou d’ambition, mais très prosaïquement de survie. C’est parce que Doug ne peut plus, à moins d’un miracle, concilier ses différents rôles sociaux travailleur, mari, père… sans même parler d’être lui-même , que le miracle se produit, grâce à un généticien aussi génial que malicieux (version séculière du génie d’Aladin, ou de l’ange de Capra). Cet ancrage du mythe dans la médiocrité du quotidien, ficelle certes un peu roublarde pour faciliter l’identification au personnage (qui ne s’est écrié « Il faudrait plusieurs vies pour faire tout ce que j’ai à faire » ?), touche néanmoins chez le spectateur un point sensible. La grande idée du film, c’est qu’en clonant Doug, le généticien lui offre moins une seconde peau que, comme il le dit lui-même, du temps. Dans Un Jour sans fin déjà, le précédent film de Ramis, le héros se trouvait pris au piège de la même journée répétée ad libitum, mais la découvrait par-là même perfectible, riche de virtualités : rien n’était joué, il y avait toujours une autre chance. Cette fois, le dédoublement permet enfin la simultanéité des actions, réalisant le vieux rêve de vivre plusieurs vies, et de réaliser pleinement le potentiel de chaque journée, sans perte, sans sacrifice. Enfin être à jour dans son travail, et passer du temps en famille, et apprendre le golf, et… comment résister ?
Voilà le hic : la situation va forcément dégénérer, ne serait-ce que parce que Doug a omis une dimension : si la simultanéité dans le temps est séduisante, elle devient dans l’espace source de quiproquos catastrophiques. Les doubles sont condamnés à demeurer aussi étrangers que les sphères de vie où ils évoluent, sous peine de se trahir. En ce sens, les effets spéciaux se justifient pleinement : c’est bien d’avoir deux fois le même homme à l’image qui crée le comique et alimente le récit. Mais si Doug veut vivre des vies parallèles, il doit faire en sorte qu’elles ne se rejoignent jamais.
De plus, en bon(s) héros tragique(s), Doug va pécher par hubris, se rendre coupable de démesure et d’avidité. Car on n’a jamais assez de temps, et on y remédie par la fuite en avant : Doug 1, « l’authentique », le prototype, va s’adjoindre un deuxième clone pour se décharger sur lui des tâches ménagères, comme sur le précédent des obligations professionnelles. Mais lorsque Doug 2 trouve à son tour pratique de se reproduire pour gagner en liberté, la situation devient inextricable, d’autant que Doug 4, copie de copie, se révèle pour le moins défectueux… Problème : il ne s’agit pas ici d’ubiquité, où le même homme pourrait occuper à la fois tous les lieux de son choix, dans la conscience simultanée de toutes ses actions. Il n’y a pas un Doug mais plusieurs, aux traits et au passé communs, mais chacun doué d’une existence autonome et de liberté de choix, et appelé à des expériences singulières et indivisibles. Doug, qui croyait s’offrir le luxe de plusieurs vies, n’a fait que se créer des autres, qui le dépossèdent d’autant de parcelles de sa vie. D’autres lui-même donc, illustrant chacun une part d’altérité en lui : l’habileté du scénario est de décomposer son héros en un spectre aux multiples facettes plus ou moins avouables ; typage psychanalytique un peu grossier mais ô combien efficace. Le premier visage que dévoile ainsi Doug est tout de pulsions et d’agressivité, sexuelle et professionnelle ; pour en contenir les débordements, Doug n’a d’autre choix que de matérialiser son surmoi en un modèle de patience raisonnable, de raffinement suave et d’amour des tâches ménagères. Doug 2 contre-attaque en laissant échapper son double, gnome glouton et baveux, refoulé de refoulé qui représente le triomphe des pulsions sadico-anales. A ce stade de régression, il est temps de mettre le holà.
Mon troisième est un vertige. Qu’est-ce qui constitue un sujet, fait une identité ? La solennité de l’enjeu ontologique peut sembler écrasante pour ce modeste film. Pourtant, si manipulateurs que soient ses créateurs, si conscients de leurs effets, Multiplicity (il faut prendre à la lettre l’abstraction du titre) se dérobe à leur contrôle pour effleurer des interrogations qui sont autant de questions de cinéma. Avant son clonage, Doug exprime sa hantise de connaître le sort de La Mouche. Le clin d’œil en dit long ; le film de Cronenberg explorait le mystère de l’identité en procédant par soustraction : supprimer organe après organe, appendice après appendice, en espérant accéder au noyau dur de cet être unique qu’était Seth Brundle, sa nature profonde, son âme peut-être… à ceci près qu’il fallait bien faire la part du corps, sous peine de passer à côté de l’humain. Ici, le processus consiste à dissocier Doug en ses différents penchants, affects, pulsions, etc. Mais alors où se cache-t-il ? L’original est-il plus authentique que tous ces duplicatas certifiés conformes, et peut-être plus honnêtes ? Si l’effet de miroir est si dérangeant pour Doug, c’est d’être dans la veine Jekyll/Hyde : la résurgence de parts de lui-même dont il ne voulait rien savoir.
On pourrait alors penser que la vérité de Doug réside dans la somme de ses avatars. Voire : non seulement elle n’est pas forcément exhaustive, mais les incarnations simultanées du personnage se révèlent moins complémentaires que rivales, et ont des prétentions égales au plaisir. La femme sera bien sûr l’enjeu de cet antagonisme. Or, sur quoi se construit l’identité de Doug ? Une apparence physique bien sûr, et surtout un vécu. Ses clones possédant l’une et l’autre, ils ne sont pas moins lui que lui-même. Son cauchemar ne fait donc qu’empirer, puisque, ayant voulu concilier tous les fils de sa vie, en embrasser toutes les virtualités, il se retrouve au contraire amputé de tous ses possibles, prisonnier d’une expérience singulière, pas forcément la plus authentique ni la plus enviable. Il a beau forcer ses doubles à lui accorder la préséance, il dépend de leur bon vouloir pour partager leurs aventures et en affronter les conséquences. D’autant que leur spécialisation croissante les rend de moins en moins interchangeables, tout simplement parce que le temps ne se partage pas, et que ce qui fait l’individu, c’est justement un corps qui ne peut être qu’à un endroit à la fois.
Mon quatrième est moins qu’un corps : un acteur sans visage. Michael Keaton ressemble à Julien Lepers, c’est-à-dire à personne, et son titre de gloire, Batman, est une figure masquée réductible à ses oripeaux et aux traits anonymes. Son identité va donc ici se construire par addition ou déclinaison de références hollywoodiennes : Doug 2 le macho ressemble à Bruce Willis, Doug 3 le précieux à Tom Hanks, Doug 4 est surnommé tour à tour « Rain Man » ou « Lenny » (Des Souris et des hommes), sans parler d’échos des précédents films de Keaton (le père au foyer de Mr Mom). Et bien sûr, plus il avance masqué, plus il existe.
Mon tout est un film hybride, drôle d’objet théorique, drôle tout court, un peu boursouflé, forcément ambigu (la morale : on n’est jamais que la somme de ses tâches, et de ses limites ; rejet des faux-semblants ou résignation rance ?) et vaguement frustrant au regard de ses modèles de l’âge d’or, sans qu’on puisse pointer où le bât blesse. Malédiction d’un clone, version dégradée du même, à la définition forcément inférieure ? Incapacité à exploiter pleinement les possibilités de son sujet (paradoxes de l’ubiquité, confusion entre doubles), ses audaces (ah, un ménage à cinq avec l’épouse…) et sa trivialité roborative (le trio de doubles, souvent d’un mauvais goût réjouissant, méritait mieux) ? Tel quel, c’est dans les failles de son programme que le film est le plus singulier.