Son troisième long métrage, Toni Erdmann, a fait sensation sur la Croisette cette année. Rencontre avec Maren Ade, jeune cinéaste aux multiples casquettes et au sens de la comédie irrésistible.
Le troisième film de Maren Ade, Toni Erdmann, fut sans conteste l’événement de la compétition officielle du dernier Festival de Cannes – même s’il n’a reçu aucun prix. Le chouchou des festivaliers sort aujourd’hui, et c’est une joie que d’imaginer le bonheur des spectateurs.
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Ils vont découvrir, en effet, les aventures de la trop sérieuse femme d’affaires, Ines (Sandra Hüller), et de son soixante-huitard farceur de père, Winfried (Peter Simonischek) – alias Toni Erdmann (le double qu’il s’invente parfois) –, tous deux géniaux. Parce que ce film pourtant long (plus de 2 h 40) est tendre et hilarant. Jamais un cinéaste allemand ne nous a autant fait rire et pleurer sauf, bien sûr, Lubitsch – surtout dans sa période hollywoodienne.
Déjà primée deux fois au festival de Berlin en 2009
La rousse et drôle Maren Ade, encore inconnue du grand public et d’une bonne part de la critique au moment du festival, n’est pourtant pas une nouvelle venue. Son film précédent, Everyone Else (2009), avait remporté deux Ours d’argent au festival de Berlin en 2009. Maren Ade fait partie de ce que l’on appelle “l’Ecole berlinoise” ou la “Nouvelle Vague allemande.
Elle regroupe Christian Petzold (Contrôle d’identité, Barbara), Angela Schanelec (Marseille, Orly), Christoph Hochhaüsler (Le Bois lacté), Benjamin Heisenberg (Le Braqueur), Henner Winckler (Lucy), Valeska Grisebach (Désir(s)), Ulrich Köhler (Bungalow, Montag), etc.
Dans cette “école” assez disparate, Maren Ade se distingue par son sens du comique. Car si l’on trouve chez les “jeunes” cinéastes allemands (notamment Köhler, mais qui travaille davantage dans l’absurde) un humour presque totalement absent chez leurs aînés (oui, on rit parfois amèrement chez Fassbinder, mais Wenders n’en a aucun), ils n’avaient jusqu’à présent jamais tourné de pure comédie comme Toni Erdmann.
Rencontre au cinéma Le Louxor, dans le quartier Barbès
Etrangement, la jolie, rieuse et quasiment bilingue Maren Ade, interviewée sur les toits du cinéma Le Louxor, dans le quartier Barbès à Paris, semble un peu agacée par cette remarque, comme si elle craignait qu’on tente de la séparer de ses amis.
“Je n’ai pas l’impression d’avoir réalisé une comédie”
“Certes, j’ai en apparence moins le souci du formalisme que la plupart d’entre eux. J’aimerais bien que ça se voie, mais je n’y arrive pas (rires). Il n’en demeure pas moins que cette ‘école’ m‘influence beaucoup, m’a formée, et qu’elle donne ce caractère à mon cinéma”, explique-t-elle.
Quand même, cette comédie, c’est bien elle qui l’a réalisée ! Maren Ade renâcle encore : “C’est le personnage de Winfried/Toni Erdmann qui a ouvert cette porte, qui m’a donné cette liberté. C’est lui qui prend les manettes du film et qui le rend drôle. Je n’ai pas l’impression d’avoir réalisé une comédie, mais filmé des personnages comiques.”
Pour Maren Ade, le film naît de l’acteur
Elle insiste : “Pour moi, le pire serait qu’un acteur se dise qu’il va être drôle. Quand nous avons tourné la scène de la party chez Ines (pour moi, une des scènes majeures du film), nous avions vraiment le sentiment qu’elle n’était pas drôle du tout. C’est seulement en la voyant que je me suis aperçue à quel point elle l’était. C’était un choc quasi métaphysique.”
Pour Maren Ade, le film naît de l’acteur. Très consciemment, elle a choisi cette voie en découvrant les films de John Cassavetes à Munich, où elle poursuivait des études de cinéma, d’abord comme apprentie productrice : “Je suis née à Karlsruhe en 1976 et j’y ai passé mon enfance. Je me suis fait offrir une caméra et je m’amusais à faire la cinéaste avec mes amies. J’allais beaucoup au cinéma, j’étais très impressionnée par ce que je voyais.”
“Mais ce n’est pas comme en France : le choix était plus limité et moins cinéphile. Je n’avais pas la possibilité de fréquenter une cinémathèque. Je ne connaissais pas les films de Cocteau, par exemple. C’est seulement à mon arrivée à Munich que j’ai pu découvrir Fassbinder, Bergman, Godard, etc.”
Productrice des Mille et Une Nuits de Miguel Gomes
“Mais j’ai aussi été marquée (c’était la mode) par les films du Dogme (lancé par Lars von Trier, le Dogme imposait des règles drastiques et minimalistes, très vite été violées par les membres du mouvement – ndlr). Ça m’a permis de comprendre qu’on pouvait faire du cinéma avec peu d’argent. Pour mon premier long (le beau The Forest for the Trees, 2003, jamais sorti en France – ndlr), le budget était celui d’un court métrage.”
“J’essaie de laisser de l’espace aux acteurs mais, en gros, tout est écrit. Nous répétons longuement en amont, avec les acteurs et les techniciens, sur les lieux du futur film, afin de ne pas perdre de temps au moment du tournage. Parfois, je demande aux acteurs d’improviser, mais cinq minutes après je reviens en arrière et je leur dis de rester fidèles au script.”Aujourd’hui, Maren Ade ne tourne plus dans une économie réduite. Toni Erdmann a coûté 3 millions d’euros… Formée à la production (elle coproduit toujours des films, dont le magnifique Les Mille et Une Nuits de Miguel Gomes), elle s’impose une méthode rigoureuse.
Une fascination pour la gêne et les malentendus
“Je suis tiraillée sur ce sujet. Je veux toujours les deux : l’air du jeu, la sensation pour les acteurs d’être dans le moment présent, de pouvoir ouvrir des possibilités ; et être très précise dans la mise en scène, dans la psychologie des personnages, le rythme et les déplacements de caméra. Ce qui m’intéresse, c’est le sous-texte. Il y a mille façons de jouer la même scène, mais celle que je souhaite est celle où l’on sent ce qui n’est pas dit.”
“Par exemple, Ines est très dure avec son père, mais je veux qu’on sente qu’en même temps, elle l’aime. Je fais environ quinze prises de chaque plan, des versions très différentes, je les accumule, et ensuite je monte beaucoup. J’aurais pu monter un film totalement différent.”
L’une des caractéristiques des trois longs métrages est sa fascination quasi sarrautienne pour les scènes de gêne, de malentendus, de malaise entre les protagonistes. Ce moment où tout peut basculer parce qu’un personnage n’a pas dit ce qu’il fallait dire ou dit le contraire de ce que l’autre attendait.
Toni Ermann inspiré de son père
Dans The Forest for the Trees, Maren Ade décrivait les tentatives très maladroites d’une jeune enseignante nouvelle venue dans un collège pour s’insérer dans une ville, un lieu de travail qu’elle ne connaît et ne comprend pas trop. Everything Else est, pourrait-on dire, son Mépris, ou son film antonionien : deux amoureux en vacances en Méditerranée ne cessent de se blesser par les mots sans le vouloir, et comprennent tout de travers.
“Le malaise est à la fois un élément très dramaturgique et une question qui me passionne. Donc je cherche toujours la pire chose qui pourrait arriver entre deux êtres humains (rires), pour la décomposer. Ça ne peut fonctionner que si le spectateur peut s’identifier aux personnages. En tant que scénariste, j’y travaille beaucoup.”
“Mon père avait lui aussi ce dentier qu’on voit dans le film”
Le plus réjouissant pour elle est que de nombreux spectateurs du monde entier venus à Cannes lui aient signifié qu’ils avaient compris son film, qu’il passait parfaitement les frontières : “Ce fut un grand ‘truc’ (en français dans le texte) pour moi. Je ne m’attendais pas du tout à ce succès, à cette compréhension. Je pensais que le film était drôle, mais pas à ce point. J’ai été très touchée.”
“Peut-être aussi parce que le personnage de Winfried-Toni Erdmann est tout droit inspiré de mon père, vous savez… Il a beaucoup… comment dites-vous en français… beaucoup ‘d’humour’ (en français dans le texte). Il avait lui aussi ce dentier qu’on voit dans le film quand Winfried veut soudain se transformer en Toni, ce personnage fictif. Mes parents étaient enseignants eux aussi, ils se sont séparés et chacun des deux s’est remis avec quelqu’un d’autre. Ils sont tous les quatre professeurs…” Et Maren Ade rit encore, avec une mignonne petite larme dans chaque œil.
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