Avec ses apparences luxueuses cachant les plus profondes névroses, Merci pour le chocolat est un bijou expérimental drapé dans l’élégance du classicisme. De quoi naît la fiction ? D’une gaffe, d’un secret qui remonte à la surface, d’une hypothèse séduisante. Si la mère trop bavarde de son petit ami n’avait pas raconté à Jeanne Pollet […]
Avec ses apparences luxueuses cachant les plus profondes névroses, Merci pour le chocolat est un bijou expérimental drapé dans l’élégance du classicisme.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
De quoi naît la fiction ? D’une gaffe, d’un secret qui remonte à la surface, d’une hypothèse séduisante. Si la mère trop bavarde de son petit ami n’avait pas raconté à Jeanne Pollet (Anna Mouglalis) qu’elle a été échangée à la naissance avec le fils d’André Polonski (Jacques Dutronc), le fameux pianiste, avant que l’erreur ne soit aussitôt réparée, la jeune fille n’aurait jamais osé forcer la porte de son idole, bientôt son professeur. Et rien ne se serait passé. Mais se passe-t-il vraiment quelque chose ? Et si oui, quoi, au juste ?
A la fin de Merci pour le chocolat, l’écheveau semble dénoué, des certitudes acquises, et le film terminé. Tout est dit, mais rien n’est réglé pour autant, et le film continue longtemps après sa projection, aussi suspendu que son sens demeure incertain, aussi vertigineux que les angoisses existentielles de ses principaux protagonistes.
Alors que Au cœur du mensonge, le précédent Chabrol, s’achevait sur la résolution d’un mystère criminel et une promesse d’apaisement amoureux et de pardon mutuel, Merci pour le chocolat mine sa propre intrigue tout en étourdissant son spectateur, toujours en train de se demander s’il a vu ou non la même chose que les personnages, ou bien rien du tout.
Magnifiquement écrit et interprété, construit sur un réseau d’échos et de répétitions en trompe-l’œil, ce film inépuisable ne cesse de se nourrir d’indices et de révélations afin de nous affamer davantage. Aucune gratuité virtuose, aucune tentation de « l’exercice de style » dans cette façon d’échafauder des hypothèses pour mieux les détruire ensuite, mais une réflexion aussi ouvertement théorique que fortement incarnée à propos de la fiction cinématographique, prise à la fois comme facteur d’aveuglement et de révélation.
A l’exception du fils Polonski, plus lucide car plus vide de rêverie, personnalité indécise en train de se constituer à tâtons, tous les personnages (se) racontent des histoires qui leur permettent d’asseoir leur prise sur le monde et d’y survivre en limitant les pertes. Ils jouent tous un rôle et s’éblouissent les uns les autres. Jusqu’à ce que l’inévitable conflit d’intérêts vienne modifier la partition. Quand Chabrol est au meilleur de sa forme, comme c’est le cas ici, ce constat sociétal acéré mais dépourvu de tout jugement moral s’appuie sur une puissance d’observation qui n’épargne personne, sans condamner qui que ce soit.
Ces différentes fictions concurrentes sont mises en scène afin de permettre des identifications successives qui conservent une part de réflexivité, donc de critique. Il s’agit moins de prendre fait et cause pour un personnage que d’être à même de partager son point de vue, quitte à le délaisser ensuite au profit d’une construction plus séduisante ou plus familière. Dans Merci pour le chocolat, ce dispositif typiquement chabrolien de manipulation non-violente est poussé à l’extrême, puisqu’il se fonde sur un doute quant à ce qui est montré à l’écran. C’est quand le film paraît céder à un certain psychologisme explicitant qu’il s’opacifie encore davantage.
Avec une habileté souveraine, il ne propose un certain nombre de « visions » censées accréditer des faits intangibles qu’afin de multiplier les possibles et de brouiller les pistes. Ce déplacement radical des enjeux, qui transforme la manipulation inhérente à la fiction en un effort critique que doit accomplir le spectateur sur lui-même en luttant pied à pied contre ses habitudes les mieux ancrées, fait de Merci pour le chocolat un objet à la splendeur singulière, qui a l’élégance de camoufler sa force innovante sous un classicisme parfait.
En faisant mine de se pencher sur des secrets insondables car trop humains, le film ne parle finalement que de lui-même, de sa vérité d’ange exterminateur, de sa capacité à se souvenir des leçons de distanciation de Fritz Lang pour inventer une manière inédite de raconter une histoire qui n’en est peut-être même pas une. C’est magistral. Merci pour la leçon.
{"type":"Banniere-Basse"}