Qu’est-ce qu’un film culte ? Par exemple Mauvais sang de Leos Carax, chef-d’oeuvre des années 80 qui sort en DVD. Un polar poétique et pop, une fuite vers la mort où chaque plan est un cierge déposé aux pieds de cinéastes anciens. Unique.
Dans une scène de La Maman et la Putain (Jean Eustache, 1973), Jean-Pierre Léaud ouvre les pages cinéma du Monde et lit à voix haute, un peu sarcastique, des critiques de films. A propos de l’un d’eux, il s’emporte contre ces films qui ne sont que “l’événement d’une saison et de quelques centaines de personnes”. C’est pourtant déjà pas mal pour un film d’être l’événement d’une saison.
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Ce qui compte, c’est toujours l’intensité de la chose, même si cela ne touche que quelques centaines de personnes. On pourrait, selon la même logique de loi du nombre, dire qu’une génération ce n’est pas grand-chose. Juste la petite fraction d’un tout, un groupe homogène délimité par son âge.
Et ce n’est pourtant pas rien d’être le film d’une génération. Celui qui sut le mieux la regarder. Et donc, en retour, celui, aussi, qu’elle a le plus avidement regardé. Dans ce film, elle s’est reconnue. Et dans ce film, elle a eu envie de vivre. Les deux données sont inextricables : l’effet miroir d’un côté, la reconnaissance du fait que ce film parle de moi ; mais aussi la nécessaire idéalisation, qui fait que, plutôt que dans ma vie, c’est parmi ces gens qui me ressemblent que j’ai envie de vivre.
Avant de passer à la postérité, de devenir le chef-d’oeuvre admiré par des générations successives de cinéphiles, La Maman et la Putain a été un de ces films-là. L’objet d’élection d’une chapelle, d’une saison, d’un groupe, les 20-30 ans du début des années 70, saisis dans un mélancolique reflux vers leur intimité amoureuse égotiste et les quatre murs de leur chambre de bonne, cellule de dégrisement après l’ivresse d’avoir fait 68.
Les années 90 ont eu leur Maman et la Putain avec Comment je me suis disputé… (Desplechin, 1996) – années d’inquiétude sociale, de désir angoissé de norme, d’instabilité affective. Les années 2000 ont eu Les Chansons d’amour (Honoré, 2007) – bisexualité, triolisme, le romantisme nouveau s’exacerbe dans les queer studies. Les années 80 ont eu Mauvais sang de Leos Carax.
Lorsque le film sort en France, le 26 novembre 1986, les amphithéâtres sont vides. Des centaines de milliers d’étudiants marchent et hurlent dans la rue pour que soit rejeté un projet de loi (Devaquet) visant à sélectionner les étudiants à l’entrée de l’université. Certains d’entre eux exultent en pensant vivre leur Mai 68. D’autres, tout aussi nostalgiques mais plus encore esthètes, profitent de la fermeture des amphis pour filer au cinéma. Et rêvent aussi, en découvrant les amours modernes (Modern Love, dixit Bowie dans le film) de la diaphane Anna (Juliette Binoche) et du garçon “Langue pendue” (Denis Lavant), de tenir là le Godard de leur génération.
Comment être Godard en 1986 ? Et surtout quel Godard ? Pas celui de La Chinoise ou Vent d’est en tout cas. Mauvais sang est un film qui s’évade du social, tourne le dos au politique, ne vise surtout pas à intervenir dans le débat public. Certes, l’effroi du sida souffle dans le film, mais de façon bien allusive, et même vaguement réac (on y parle d’un mystérieux virus imaginaire que se transmettraient “ceux qui font l’amour sans l’amour” !). Pas tellement non plus le Godard d’A bout de souffle, avec son tournage dans la rue, sa captation documentaire des passants en toile de fond, sa façon d’accueillir le brouillon de la vie réelle non filtrée par tous les pores de l’image.
Mauvais sang accomplit au contraire une ascèse formelle drastique, choisit le tournage en studio plutôt que la rue et veille à ce que rien, absolument rien du prosaïsme visuel de la vie des gens en 1986 ne vienne altérer l’abstraction lyrico-graphique de ce songe chamarré et pop. Godard est là pourtant, celui des films noirs déconstruits (Bande à part, Alphaville), celui des dialogues amoureux entre quatre murs étirés sur une demi-heure (Le Mépris).
Un jeune homme inexpérimenté mais un peu prestidigitateur est engagé par un petit clan de truands pour accomplir un casse. Le garçon tombe amoureux de la maîtresse d’un des truands. Coup de foudre, coups de feux, tout se passe très vite et la mort est au bout du rite initiatique. Mais cette mythologie de film noir, déjà réécrite par Godard dans les années 60, le film la propulse à l’ère du vidéo-clip, du léché visuel, de la culture du tout-à-l’image eighties.
Au mitan des années 80, la fréquentation des salles de cinéma chute régulièrement. Des critiques (Serge Daney en tête), des cinéastes (Godard justement, mais aussi Wenders) parlent fréquemment de “la mort du cinéma”. Le vocabulaire cinématographique est en concurrence avec d’autres idiomes, d’autres régimes visuels de plus en plus puissants – la télévision, le clip, la publicité. Cette intuition soudaine du cinéma comme forme mortelle s’accompagne alors d’un sentiment presque religieux à son égard. Mauvais sang est peut-être le film le plus absolu de cette religiosité cinéphile. Chaque plan y est un autel dévolu au culte de cinéastes anciens (Godard donc, mais aussi Chaplin, Griffith, Garrel, Cocteau…), chaque visage est une icône, chaque image une relique.
Et parce que le cinéaste qui met en scène est un jeune homme d’à peine 25 ans, le film a la puissance associée d’une toute première et d’une toute dernière fois, simultanément dans l’émoi fiévreux de la découverte et le tragique de la disparition. Le film est tout entier tendu vers la vitesse et l’apesanteur, des sauts en parachute deviennent des étreintes aériennes suspendues, on y court à en perdre haleine, on s’enfuit à moto, le ciel est là, par-dessus tout, avec ses comètes qui dérèglent le climat (“La comète de Haley ?… Allez !”, s’amuse Anna/Juliette Binoche) et ses nuits étoilées comme des toiles peintes.
Mais si les désirs s’envolent, les corps inexorablement chutent. Leos Carax a 25 ans lorsqu’il entreprend Mauvais sang (26 lorsque le film sort). Mais son existence de cinéphile est déjà longue. Issu de la grande bourgeoisie industrielle, il connaît l’adolescence déclassée d’un rat de cinémathèque qui néglige ses études. A 19 ans, il entre aux Cahiers du cinéma, y écrit un peu moins de deux ans, plutôt des textes courts et souvent sur des objets mineurs (notules méchantes et drôles sur de mauvais films français, apologie inspirée de petits films de genre américains). A 20 ans, il réalise un court remarqué (Strangulation Blues).
Il a 24 ans lorsque sort son premier long, Boy Meets Girl, première déflagration arty sur une histoire d’amour qui naît et meurt en même temps, sur fond de réminiscences cinéphiles à tout va. Le coup d’essai est magistral et le jeune prodige se voit doté pour son second film d’un budget conséquent et d’une star naissante (Juliette Binoche, 22 ans, révélée l’année précédente par Rendez-vous de Téchiné).
Déjà, ses méthodes de travail inquiètent l’industrie. De dépassements en dépassements, le tournage s’étale sur trente semaines ; chaque plan nécessite une quinzaine de prises tant Carax est désireux de tout contrôler, stylisant jusqu’au moindre souffle de ses comédiens. Mais lorsque le film sort, la critique est extatique. Encouragé par le clin d’oeil du titre :
“J’ai de mes ancêtres gaulois l’oeil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte.” Mauvais sang in Une saison en enfer, on dit que le septième art a trouvé son Rimbaud.
“Leos Carax est-il génial ?”
, titre en couve la défunte revue Cinématographe. Le jeune public répond par l’affirmative et le film, relancé par le prix Louis- Delluc, est un succès sur la durée. Dans un de ses premiers textes pour Les Cahiers, le jeune critique Carax disait son enthousiasme pour une série B avec Sylvester Stallone intitulée La Taverne de l’enfer. Il s’y livrait à une digression poético-théorique sur le complexe de l’orphelin au cinéma. Lorsque s’éteint la salle, chaque spectateur redevient cet orphelin seul dans le noir avant de s’endormir, en demande d’une histoire pour le protéger des ténèbres. La figure de l’orphelin est centrale dans le cinéma de Carax.
Mauvais sang débute lorsque le père d’Alex disparaît brutalement. Il n’était de toute façon qu’un enfant livré à lui-même. Les adultes y sont souvent des figures menaçantes, des vieillards durs et effrayants. La jeunesse est insulaire, coupée des autres générations, ne pouvant compter que sur elle-même et avançant en claudiquant. Mais avec le temps, ce sont les deux premiers films fulgurants de Leos Carax qui font figure d’orphelins. Orphelins d’une oeuvre grandiose attendue avec ferveur et qui n’est (presque) pas venue.
Après Mauvais sang, le trio magnifique Leos Carax, Juliette Binoche et Denis Lavant (double génial du cinéaste, boxeur, mime, acrobate, danseur et acteur complet) se lance dans l’épopée malheureuse des Amants du Pont-Neuf. Lavant se casse une jambe ; le tournage est reporté, ce qui invalide toutes les autorisations de filmer sur le pont parisien. Il est alors reconstruit dans le Sud de la France. Les contretemps se multiplient, des producteurs successifs se relaient pour faire exister le film.
Interrompu pendant des années, il sort en 1991 et, malgré un score public plutôt honorable (700000 entrées), Les Amants du Pont-Neuf est perçu comme un échec financier, et son cinéaste comme un porte-poisse. Il lui faut huit ans pour mener à bien un nouveau film et Pola X, qui sort en 1999, est un échec plus grave encore. Depuis, Carax n’a tourné qu’un segment du film collectif Tokyo!. Dans ce petit film cocasse et rageur, on ne reconnaît plus du tout le romantisme illuminé du génie précoce qu’il fut.
Film sous influence de beaucoup de pères en cinéma, Mauvais sang est un film qui a toutefois peu de descendance – y compris dans l’oeuvre raréfiée de son auteur. Les jeunes cinéastes français de la décennie suivante (à des degrés divers Beauvois, Desplechin, Kahn, Lvovsky, Poirier, Zonca…) ont préféré un retour au réalisme, aux dialogues, à l’ancrage politique et social. Et si l’on a vu dans les années 2000 revenir une esthétique de la citation Nouvelle Vague et du collage pop – dans les films de Christophe Honoré –, c’est sur un mode plus désinvolte, plus décomplexé, moins transi de ferveur et d’iconolâtrie cinéphile.
C’est dire si, plus encore qu’à sa sortie, Mauvais sang est un joyau très solitaire. Son accomplissement, poétique et plastique, est magistral, constamment inspiré et gracieux, et en même temps quelque chose de fragile le mine. Trop unique, trop dans un désir enfantin d’absolu. Sa beauté est celle des licornes, des étoiles de mer. Flamboyant et étrange. Rare. Chimérique. Aurait-on rêvé Mauvais sang ?
Mauvais sang de Leos Carax, avec Denis Lavant, Juliette Binoche, Michel Piccoli. Sortie en DVD (France Télévisions). En bonus, de très belles images de tournage.
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