Près de 18 ans après la disparition du cinéaste, 4 de ses films ressortent au cinéma en version restaurée dans le cadre d’une rétrospective proposée par Capricci. Retour en 4 motifs sur la seconde moitié de sa filmographie.
L’émancipation d’une adolescente qui s’abandonne dans les bras de plusieurs hommes de peur d’en aimer un (À nos amours), les tribulations d’un flic éruptif qui s’énamoure d’une jeune truande (Police), celles d’un abbé rongé par le doute et tenté par le diable (Sous le soleil de Satan) et l’amour dévorant qu’un père à la vie dissolue voue à son petit garçon (Le Garçu). La seconde moitié de la filmographie de Maurice Pialat, celle des années 1980-1990 (dont est toutefois absent Van Gogh, qui ressortira en salle le 27 août) est un bloc composite, constitué de films en apparence différents les uns des autres, mais qui portent en eux la marque au fer rouge de leur auteur.
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C’est d’abord À nos amours en 1983, pour beaucoup son immarcescible chef-d’œuvre, sorte de quintessence du cinéma pialatien où plus que jamais le cinéaste capte sur le vif des instants de vie, de discussions graciles en psychodrames familiaux, attarde sa caméra sur ses personnages pour saisir l’imprévu, fait irruption au milieu d’une scène pour créer un trouble, filme avec grâce et volupté l’éruption de Sandrine Bonnaire, son éternelle Galatée, laisse filer son récit en ellipses imperceptibles entre lesquelles se déploie quelque chose qui ressemble à la vie.
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C’est ensuite Police en 1985, où pour la première fois Pialat s’attaque à un film de genre et passe son cinéma à la moulinette du polar français. D’abord conçu comme une plongée nerveuse et ultra-réaliste dans les coulisses d’un commissariat de Belleville – où les rapports troubles entre policiers, prostituées, truands et avocats sont filmés comme la réunion d’une famille dysfonctionnelle –, le film se transforme à mi-chemin en histoire d’amour passionnelle et houleuse entre Gérard Depardieu en flic rugueux et Sophie Marceau en truande duplice.
En 1987, c’est à l’adaptation d’un livre de chevet que se frotte Pialat. Ses dialogues habituellement ciselés et en partie improvisés font place à la langue dense et charnue de Bernanos. Interrogations métaphysiques et épure bressonienne, Sous le soleil de Satan sort du cadre pialatien pour mieux le redimensionner. On connaît la suite : une Palme d’or, un scandale et un bras d’honneur. Pialat un jour, Pialat toujours.
C’est enfin Le Garçu en 1995, film testamentaire du cinéaste, peut-être son plus personnel et sans doute le plus précisément autobiographique. Pialat y abandonne toute progression dramatique pour simplement saisir, à la façon d’un Jonas Mekas, la vie par instants.
Quatre films en apparence dissemblables d’où se dégage pourtant une cohérence souveraine. Comme autant de facettes de Maurice Pialat. Comme autant de motifs de son cinéma.
L’amour (n’)existe (pas)
“J’ai peur d’avoir le cœur sec.” C’est Suzanne (Sandrine Bonnaire), adolescente de 16 ans, qui exprime, dans À nos amours, cette crainte ontologique qui semble hanter le cinéma de Pialat : sommes-nous capables d’aimer vraiment ? En vacances sur la Côte d’Azur, Suzanne repousse Luc, son petit ami qui l’aime ardemment, puis se donne à un Américain inconnu sur la plage. De retour à Paris, elle multiplie les aventures, souvent avec des hommes mûrs, assiste à l’éclosion de sa sexualité, s’inquiète de l’apparente sécheresse de son cœur. Elle s’émeut de ne pas aimer. C’est aussi le cas de Noura (Sophie Marceau) dans Police, ex-petite amie d’un trafiquant de drogue, embarquée dans une relation tempétueuse avec Mangin (Gérard Depardieu), flic brutal mais honnête, dont la dureté de surface cache une sensibilité prête à déborder. “Je suis peut-être pas capable d’aimer”, lui confie-t-elle dans une scène foudroyante qui solde en un éclair leur histoire d’amour express.
Dans Le Garçu, Gérard (Depardieu) voit grandir son fils Antoine, à qui il voue un amour sans bornes, parfois vorace, et articule sa vie sentimentale cahoteuse entre Sophie (Géraldine Pailhas), la mère d’Antoine; ses ex-femmes; ses maîtresses. Ces petits manèges amoureux sont moins chez Pialat un badinage frivole que l’expression d’une interrogation profonde de son cinéma torturé, figurée en une très belle scène dans Le Garçu, lorsque Géraldine Pailhas et le jeune Antoine Pialat voient défiler à travers la vitre d’un bus les paysages de l’Île Maurice au son de Is This Love de Bob Marley. “Est-ce ça, l’amour ?”, question aporétique et absolue du cinéma de Pialat, dont la réponse (multiple) se loge dans les interstices de ses films.
La pesanteur et la grâce
Pialat l’ogre, Pialat le volcan, Pialat le monstre. On a attribué au cinéaste de nombreux adjectifs pour qualifier ses méthodes de travail rugueuses, sa manière de pousser à bout ses acteurs·trices pour parvenir, parfois dans la douleur, à sculpter à l’arrachée des blocs humains criants de vérité. C’est que le cinéma de Pialat est physique, en témoignent les nombreuses scènes de disputes mémorables qui constellent ses films, où les coups sont échangés avec une violence rarement contenue.
Dans À nos amours, Bernard (Dominique Besnehard) bat violemment sa sœur pour la punir de sa frivolité. Dans Police, l’inspecteur Mangin/Depardieu fait subir à Sophie Marceau un interrogatoire musclé. Dans Sous le soleil de Satan, l’abbé Donissan s’adonne à des séances de mortifications brutales. Cette violence, parfois outrancière, presque pantomimique, qui jaillit sans crier gare, s’estompe dans la grâce suspendue des instants qui la cernent. C’est cette scène bouleversante d’À nos amours dans laquelle le père de Suzanne (Pialat himself), remarque qu’une des fossettes de sa fille a disparu. Une fossette qui s’en va sans qu’on l’ait vu partir, un père qui annonce son départ dans le calme feutré d’un atelier de fourrure : un micro-miracle à la Pialat.
C’est aussi, dans Police, cette discussion à cœur ouvert entre Sophie Marceau et Gérard Depardieu dans l’habitacle étroit d’une voiture, au milieu d’une nuit qui n’en finit pas. C’est le trait de lumière qui irradie le visage de l’abbé Donissan après l’accomplissement d’un miracle. C’est l’amour filial capté par instants dans Le Garçu ; une promenade à moto, un voyage en bus, des pieds qui barbotent dans la mer. C’est un vieux jouet qu’on retrouve dans un tiroir et qui nous tire une larme à peine perceptible. Pialat l’orfèvre, Pialat l’aérien, Pialat le gracieux. Et la pesanteur soudain s’allège.
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4 nuances de Pialat
Pialat s’est longtemps livré à des exercices semi-autobiographiques (Nous ne vieillirons pas ensemble, La Gueule ouverte et Loulou étaient largement inspirés de sa vie), et si ses derniers films sont tout autant centrés sur la personnalité de leur auteur, ils ont recours à des filtres en trompe-l’œil, légèrement déformants. Il y a évidemment le père d‘À nos amours, qu’il incarne lui-même, figure démiurgique et totalitaire, mais aussi douce et compréhensive, une lanterne pour sa fille, jouée par Sandrine Bonnaire dont il fut le Pygmalion. La scène fameuse du repas de famille, dans laquelle Pialat a débarqué sans préavis, laissant ses acteurs·trices improviser, se transforme en un long réquisitoire où le père et Pialat ne semblent plus former qu’un seul personnage.
S’il ne fait aucun doute que Gérard Depardieu campe dans Le Garçu un émule de Pialat dans un film qui s’apparente à une reconstitution de moments choisis de la vie de son auteur, l’abbé Donissan et l’inspecteur Mangin sont les déclinaisons légèrement décalées de la figure masculine qui hante ses œuvres depuis toujours. Un homme à la rage rentrée ou bien débordante, première victime de lui-même, qui oscille entre son désir de solitude et son besoin de consolation. Un homme parfois violent (Mangin et sa bestialité larvée), en proie aux doutes et aux interrogations mystiques (l’abbé Donnissan), capable aussi d’une infinie tendresse. Qu’il soit directement inspiré de la vie du cinéaste ou bien passé au filtre trompeur de la fiction, l’homme pialatien ne semble être autre chose que le reflet plus ou moins perceptiblement déformé de son auteur.
Masculin féminin
Et si le sujet central du cinéma de Pialat était la guerre froide et sourde que se livrent plus ou moins secrètement hommes et femmes dans ses films ? Des hommes parfois rustres, assujettis à leur désir, et des femmes duplices, souvent menteuses. Comme la relation orageuse entre Depardieu et Marceau dans Police : lui en flic misogyne et violent, elle en menteuse invétérée et fuyante. C’est aussi la figure de l’adolescente faussement ingénue qui multiplie les relations avec des hommes mûrs. Sandrine Bonnaire dans chacun des films de Pialat : Suzanne dans À nos amours, évidemment, Lydie, une jeune prostituée dans Police, mais plus encore, Mouchette dans Sous le soleil de Satan, qui se cherche entre mythomanie et chantage au suicide.
C’est aussi la lâcheté du père qui abandonne sa famille dans À nos amours, et les accès de folie de la mère, inconsolable. Ce sont les scènes de guerres conjugales qui émaillent ses films, les tromperies de Gérard dans Le Garçu dont il ne se défend pas, celles de sa femme Sophie qu’il ne digère pas. C’est une commissaire stagiaire (Pascale Rocard) qui débarque dans un monde d’hommes et essuie remarques misogynes et mains baladeuses. Les rapports entre hommes et femmes sont rarement apaisés chez Pialat, ou bien alors de manière fugace, et regarder ses films depuis notre époque post-#MeToo peut potentiellement heurter. On y croise des mâles toxiques et des femmes manipulatrices, on assiste à des violences conjugales. Mais le cinéma de Pialat se leste d’une complexité des rapports qui échappe à toute analyse unilatérale, et ses personnages, loin d’être des caricatures, en sont les éternels garants. Et souvenez-vous, si vous n’aimez pas Pialat, lui ne vous aime certainement pas non plus.
À nos amours, Police, Sous le soleil de Satan et Le Garçu de Maurice Pialat, en salle le 4 août.
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