Nous avons rencontré le réalisateur à l’occasion de la sortie de “The Batman”, l’un des films les plus attendus de ce début d’année.
Nous avions rendez-vous avec Matt Reeves dans un luxueux hôtel parisien connu pour héberger le gratin du cinéma hollywoodien. Dans l’escalier, on croise Robert Pattinson portant un masque couvrant précisément ce que son Batman met le plus en valeur, une mâchoire parfaitement sculptée. Arrivé à l’étage habituellement réservé aux journées de presse, on nous prie de nous faire tester séance tenante.
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Dans les couloirs, il se murmure que ce protocole médical drastique est une exigence du réalisateur du film Matt Reeves. On comprend qu’on va rencontrer un grand anxieux. Cela se confirmera lors de l’entretien, au cours duquel le cinéaste du film le plus attendu de ce début d’année évoque la façon dont ses angoisses sont le moteur de sa créativité, mais aussi l’ombre du Joker, celle de Trump et la psychanalyse.
Vous êtes plutôt un campagnard ou un urbain ? Je vous demande ça parce que plusieurs de vos films partagent le motif du saccage de la ville. Je pense à Cloverfield, La Planète des singes : L’Affrontement et à présent The Batman.
Matt Reeves – (Rires.) C’est vrai ! Je suis un urbain, mais surtout un anxieux et la ville est un endroit potentiellement très anxiogène. C’est intéressant vous savez, parce que, pour moi, les genres cinématographiques permettent d’explorer des sentiments très personnels à travers un système de représentation très codifié. Dans mon cas, il s’agit d’explorer mes angoisses et mes peurs. Je suis une personne très peureuse. Et je crois que le fait d’explorer mes anxiétés à travers le cinéma de genre me procure du plaisir et en procure aussi aux spectateurs. La réalité est si terrifiante, et le cinéma est pour moi une position confortable (dans le fauteuil d’une salle sombre et entouré de gens) à partir de laquelle il est possible de se confronter à nos cauchemars. Mais cette récurrence vient aussi des histoires avec lesquelles j’arrive à établir ce lien personnel. Je ne pourrais pas réaliser un film sans avoir cette porte d’entrée intime.
Quelle était cette porte d’entrée intime dans le cas de The Batman ?
C’est intéressant. Tout d’abord, comme vous l’avez pointé, il y a bien sûr la peur de vivre dans une ville où la criminalité et la corruption sont galopantes. Mais de façon plus profonde, il y a la compulsion de Bruce à chercher coûte que coûte un sens à ses actions, nuit après nuit. Il veut croire à sa mission altruiste même lorsque son idéal vacille. Mais en fait, il est désespérément dans une quête de sens. Je ressens également ce désespoir en tant que cinéaste.
Le film prend d’ailleurs parfois l’aspect d’une psychanalyse.
J’ai fait douze ans de psychanalyse et j’ai beaucoup lié la façon dont Batman déploie ce monologue interne au travail d’un patient en psychanalyse. Je me sentais proche de son besoin de verbaliser ses peurs les plus profondes. Le monde est chaos et en tant que cinéaste, comme Batman en tant que super-héros, je tente de mettre en forme ce chaos, de l’organiser pour en faire émerger du sens. Ma vision de Batman était de raconter un réveil, qui passe par un retour sur le passé et la révélation d’une face obscure et cachée. C’est l’histoire d’une projection sur le monde qui se métamorphose.
On a le sentiment que, dans votre Batman, la seule chose à sauver du chaos, c’est une forme d’apologie du care, du soin que l’on peut apporter à autrui, malgré le désespoir ambiant.
Il s’agit plutôt d’empathie et c’est ce que j’aime tant au cinéma. L’idée est de créer une vision subjective à travers laquelle le spectateur peut à la fois s’identifier aux actions qu’il aimerait reproduire, mais aussi à celles qu’il ne fera jamais, permettant ainsi une exploration de l’expérience humaine. C’est d’ailleurs pour cette raison que les réseaux sociaux m’effraient tant, parce que je trouve que c’est un monde sans empathie, mais dominé par un algorithme qui anticipe nos comportements et les dirigent vers des bulles de filtres coupées les unes des autres. Tandis que l’expérience du cinéma en salle fait exploser toutes ces bulles.
Il s’agit d’une franchise, avec un gros studio et beaucoup d’argent (100 millions de dollars de budget). Vous sentiez-vous libre de tous vos choix ?
Dans ce cas, j’ai eu une liberté totale. Je me l’explique par mon honnêteté au moment de m’engager dans un projet. Je sais que ce sont des personnages qui ne m’appartiennent pas ; d’un point de vue légal, ils sont la propriété du studio. Mais lorsque les premières discussions ont eu lieu avec le studio, j’ai toujours essayé de garder la liberté de dire “Ça ne me convient pas”. Je commençais toujours en disant : “Je sais que ce sont vos personnages et votre argent, mais, si vous voulez que je réalise ce film, il faut que je sois personnellement connecté au projet et que je fasse ma version.” Ce n’est pas de l’arrogance, mais plutôt de l’auto-préservation, parce que si je le réalise sans ce lien intime, le film sera mauvais et je serai malheureux en le faisant. Je pars donc souvent du principe que je ne décrocherai pas le poste.
L’un des enjeux de votre version n’était-il pas aussi de répondre à l’immense succès public et au prestige artistique du Joker de Todd Phillips ?
J’ai commencé la préproduction bien avant que Joker ne sorte. Mais le succès du film m’a donné de la confiance dans le fait qu’il était possible de faire un film de super-héros qui soit aussi considéré comme un grand film du point de vue de la critique. Les deux films se ressemblent par certains aspects mais leur principale opposition est pour moi leur rapport au populisme et au chaos. Joker célèbre le chaos et en jouit tandis que mon Batman essaie désespérément de l’organiser et en souffre. J’ai voulu faire un film humaniste.
On a aussi le sentiment que le film évoque une Amérique post-Trump ravagée.
J’ai commencé à travailler sur le film en 2017, à une époque où Trump était, on va dire “moins pire” que ce qu’il a été par la suite, Puis il y a eu la pandémie, qui a très fortement influencé la production du film. Et au moment où nous tournions, les événements du capitole se sont produits et nous sentions des similitudes avec ce que nous faisions, sur la façon dont un responsable politique cache un voyou. Gotham a toujours été une métaphore des États-Unis. Je voulais faire un film d’aujourd’hui. C’est aussi pour cette raison que le Riddler, le méchant du film, utilise à ce point les réseaux sociaux pour communiquer. Ce qui m’angoisse, avec les réseaux sociaux, c’est la façon dont ils nuisent à la démocratie, en privilégiant la monétisation et le fonctionnement algorithmique. C’est un peu comme si on avait mené sur le monde entier une expérience sociologique aux conséquences désastreuses. Ce sont mes peurs. Mais il ne s’agit pas de l’expliquer. Le film fonctionne plutôt comme un papier buvard pour moi.
Pour une personne pleine d’anxiété comme vous, la pandémie a dû être une vraie épreuve.
(Rires.) Bien sûr, j’ai aussi extrêmement peur des maladies. Quand nous sommes revenus au travail avec les masques et avant même l’apparition des premiers vaccins, j’étais terrorisé, d’autant que l’un des membres de notre équipe est mort du Covid-19 juste après le début du confinement. Il y a des photos de moi sur le tournage à ce moment-là. Je porte un masque de plongée et un grand poncho en plastique. J’avais un look absurde. Mais vous savez, quand vous êtes sujet à un tel niveau d’anxiété, se concentrer sur une chose précise aide beaucoup. Faire ce film m’a clairement aidé personnellement à traverser cette période.
Propos recueillis par Bruno Deruisseau.
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