Ce fut le coup de coeur du Festival de Cannes, empli de chairs débordantes, de faux cils et de spleen hôtelier : Tournée ou les péripéties d’une troupe de New Burlesque. Rencontre avec le réalisateur, Mathieu Amalric.
Depuis plusieurs années, Mathieu Amalric était pris entre les joies d’une carrière d’acteur de premier plan et le regret de ne plus avoir le temps de poursuivre en parallèle son travail de cinéaste. Finalement, il a enfin trouvé du temps dans son agenda de comédien surbooké pour tourner son quatrième long métrage après Mange ta soupe, Le Stade de Wimbledon et La Chose publique.
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Inspiré de Colette et de Cassavetes, évoquant aussi Rozier, Demy, voire Desplechin, Tournée rend hommage à une vision artisanale du cinéma, aux entrepreneurs de spectacle à la fois flamboyants et casse-cou, à la beauté émouvante des corps et des visages non formatés. Quelques semaines après un magnifique accueil cannois, Amalric, toujours aussi débordé, raconte l’histoire de ce film dont il semble si fier, à juste titre.
ENTRETIEN >
Mathieu Amalric – J’avais envie de retravailler avec les filles des Films du Poisson, Yaël Fogiel et Laetitia Gonzalez. C’est tout bête… Nous avons donc cherché un projet. Il y avait ce texte de Colette, L’Envers du music-hall, pas un roman mais une commande pour un journal, qui avait été publié à l’origine sous forme de feuilleton : des espèces de notes de tournées. Je l’avais lu il y a longtemps et un peu oublié. L’écriture était très concise et rendait avec force le sentiment de l’exil : ne pas savoir où on est, puis dès qu’on rentre à la maison, vouloir s’échapper à nouveau…
As-tu voulu tout de suite adapter ce texte ou t’est-il revenu en mémoire en rencontrant la troupe de New Burlesque ?
J’avais écrit une version du projet totalement rance et déconnectée du contemporain. Un jour, dans Libé, je lis un article d’Elisabeth Lebovici sur une troupe, avec deux photos. Elisabeth y racontait ce qu’elle avait vu au Zèbre, une salle de spectacle parisienne. Je découvre alors le New Burlesque, jamais entendu parler. Je me suis dit que Colette aurait peut-être fait ça et le projet est reparti.
Ces dernières années, on t’a souvent entendu regretter de ne jamais avoir le temps de faire ton film. C’était ce projet-là ?
Oui. La première note remontait à décembre 2002, le papier de Libé datait de 2005 ou de 2006. Mais je n’ai pas eu envie de rencontrer les filles tout de suite, j’ai préféré travailler à partir de mes fantasmes. Je ne voulais pas faire un documentaire sur elles : pas d’enquête sur leur intimité, leurs blessures, leur enfance… C’est à l’époque où le producteur Humbert Balsan s’est suicidé Je ne le connaissais pas très bien mais mon papa en cinéma, c’est Paulo Branco, proche de Balsan, et j’ai eu peur pour lui. Tout cela était lié à l’indépendance, à la résistance… J’avais alors une idée de fiction : Branco partirait mais ferait un retour avec ces femmes, il vampiriserait leur énergie et reviendrait en France pour prouver qu’il avait raison. L’élément Branco et l’élément New Burlesque se sont percutés et ont créé l’étincelle du début d’une histoire. Avec mon coscénariste, Philippe Di Folco, on a commencé à écrire sans connaître les filles.
Quand les as-tu rencontrées ?
Elles sont revenues tourner l’été suivant leur performance du Zèbre. C’est là qu’on les a vues pour la première fois, à Nantes, au Hangar à bananes. Dirty et Julie sont assez connues à New York, elles viennent de la danse classique. Dirty a fait la Juilliard School. Elles arrivent à vivre de ces spectacles. Mimi, c’est différent. Elle est de San Diego, gagne sa vie comme informaticienne. Roky, le gars de la troupe, travaille dans un labo photo. Kitten est musicienne.
Comment ont-elles réagi quand tu leur as proposé le film ?
Après que j’ai vu leur spectacle, on a passé trois jours ensemble. Elles ne me connaissaient pas, je n’avais pas encore joué dans James Bond. Mais elles s’en foutaient, elles me trouvaient mignon, et voilà. C’était assez pur et simple. Au début, je ne leur ai pas parlé du film. Elles pensaient que je voulais qu’elles enseignent le burlesque à de vraies actrices. Or je ne fais pas de casting : pour moi, ce n’est pas ainsi que l’on arrive à percevoir les gens. La personne entre dans la pièce, et en quelques minutes, “vas-y, plais-moi”. Il y a des gens qui savent très bien le faire, mais pas moi. J’ai donc imaginé la troupe que Paulo aurait constituée, puisque à l’origine je ne devais pas jouer dans le film.
Paulo Branco devait jouer son propre rôle ?
Pas au départ. J’ai pensé à des tas d’acteurs, à Benoît Poelvoorde par exemple, mais sans les appeler, je cherchais dans ma tête. J’ai pensé aussi à Gérard Lanvin parce qu’il avait dit dans un article qu’il rêvait d’être tourneur de groupes de rock. Je cherchais un homme qui aurait à voir avec Roy Scheider dans les premières scènes d’All That Jazz. J’envisageais un personnage imbuvable mais irrésistible et capable de se moquer de sa virilité, ce qui le rendrait supportable. C’est passé par plein de stades. Comme le New Burlesque est au départ un mouvement lesbien, un mouvement d’indépendance, de colère contre les corps formatés et l’exploitation d’un supposé idéal féminin par la mode, je me suis dit que s’il y avait bagarre entre ces femmes et un homme, un chorégraphe qui modifierait leur spectacle, ce serait intéressant. Mais je voulais tout de même que ça parle de cinéma, sans en parler directement, et je suis revenu à l’idée d’un producteur de spectacle. Je pensais à des figures comme Jean-François Bizot, Jean-Pierre Rassam, tous ces personnages flamboyants qui créent une énergie autour d’eux. Il existe un bon livre sur Rassam, d’un certain Mathias Rubin, qui comporte des phrases de Rassam sublimes. Par exemple :
“Un producteur est celui qui doit prendre en charge l’irresponsabilité.”
Arnaud Desplechin évoque souvent le complexe que développe le cinéma français par rapport au cinéma américain. Souhaitais-tu injecter dans un film français des corps, une langue, une énergie, un imaginaire américains ?
Les questions que se pose Arnaud ont pu me frôler. A un moment, je me suis dit que ces Américaines, c’était une ruse extraordinaire et que ça allait tout exalter. Mais on pensait plutôt aux Lettres persanes : la vision de notre pays par des étrangères. Elles fantamaient le Moulin-Rouge, Joséphine Baker et Colette qu’elles connaissaient très bien. Il y avait aussi cette belle idée dans le texte de Colette : quand on tourne, on ne voit rien des lieux où l’on passe. Je trouvais ça drôle qu’elles ne voient rien de la France. Le mélange de langues me plaisait aussi.
La rencontre d’écriture et d’improvisation, ou d’illusion d’improvisation, l’alternance de temps forts et de temps faibles, le montage long, tout cela évoque beaucoup Cassavetes…
Cassavetes répétait énormément, écrivait beaucoup. La question, c’est comment se débarrasser de Cassavetes ? Je l’ai fait d’abord en l’assumant, en me disant que c’était un remake de Meurtre d’un bookmaker chinois. Ensuite en me disant que mon personnage avait vu trop de films américains des années 1970. Alors, quand il a quelque chose de délicat à dire aux filles (par exemple qu’il n’y a plus d’argent), eh bien, il se souvient de Ben Gazzara dans le film de Cassavetes et se dit que ça passera peut-être mieux en le disant au micro d’une voix suave. J’en faisais des tonnes, tout le monde riait mais, finalement, je crois que c’est une scène assez émouvante. Mais j’ai quand même évité de revoir le film de Cassavetes.
Les scènes où tu joues un père embarrassé par ses enfants évoquent aussi Love Streams…
D’où cette scène où Joachim s’aperçoit qu’il ne sait pas raconter une histoire à ses enfants. Le cauchemar !
Tu cites la célèbre lettre de Truffaut à Godard : “Tu te comportes comme une merde sur un socle.”
Avec mon coscénariste, nous étions fascinés par les personnes qui se brouillent après avoir construit une oeuvre commune. Ce sont des blessures dont on ne doit jamais se remettre. Ça arrive si souvent dans nos métiers, ça me touche beaucoup. Chacun croit être le propriétaire des illusions communes du passé. Le traître est l’autre. C’est terrible ! La politique, c’est ça tout le temps. Faut-il pénétrer les instances du pouvoir pour le changer de l’intérieur ou se mettre en dehors pour taper dessus ? C’est compliqué. Je suis sûr que Frédéric Mitterrand doit se poser la question tous les jours ! Alors on pensait à Lescure, à Bizot ou à Rassam et Berri… Mais pas à Truffaut et Godard. Et puis ça m’est revenu. Mais ce qui est fort dans cet échange, c’est que Godard commence par lui dire que La Nuit américaine est un film mensonger puis il finit en écrivant :
“C’est pour ça que tu vas me donner de l’argent pour produire mon film.”
Cette idée-là coïncidait avec le personnage de Joachim, qui retourne voir son ancien ami François, producteur d’une émission de télévision à succès, pour lui demander de l’argent. Mais Joachim commence par lui dire que son émission est de la merde, tout le contraire de leurs projets de jeunes gens. Nous ne voulions pas que Joachim passe pour le pur et François pour le salaud, ni que son émission ait l’air si nulle. Avec la réponse de Truffaut à Godard, tout marchait, ça me faisait rire, alors on a repris les mots de Truffaut. On s’est aussi parfois amusés à écrire des dialogues à la Demy ou à la Godard, du genre : “Un Demy, s’il vous plaît Lola !” Mais on ne les a pas gardés.
Tu as réalisé ton quatrième film, il est réussi, l’accueil a été magnifique à Cannes. Où en es-tu dans ce double statut acteur/réalisateur ?Soulagé ?
Oui, mais en même temps, ne pas pouvoir tourner parce que les amis me font jouer ou parce qu’on me propose James Bond, ça va… En fait, je crois que c’est pas mal, le garrot ! Il y a dans le film une énergie due à cette rétention ainsi qu’à l’observation des méthodes de travail chez les autres. Je savais que le film se déroulait sur trois jours, qu’il racontait l’histoire d’un type qui n’a même pas le temps de dormir. J’ai senti qu’il fallait organiser une vraie tournée, sans laquelle on n’arriverait jamais à attraper l’énergie des spectacles. Avec Christophe Beaucarne, mon chef op, on a aussi fait en sorte que chaque plan ne soit pas signé. Que la mise en scène ne se voit pas ! Aujourd’hui, je suis en train de découvrir que la distribution, c’est encore de la mise en scène ! Tout ce temps différé a servi le film, c’est certain.
Est-ce qu’on peut y voir un éloge du cinéma comme artisanat ?
Deux phrases me revenaient à l’esprit. D’abord une de Jean Eustache dans l’un de ses derniers textes, publié dans la revue Cinéma 06 :
“J’ai cru que le cinéma était du côté de la pensée, et en fait il est du côté du cirque.”
C’est un texte assez bouleversant. Il n’a plus fait de film après… Et puis cette phrase de Jean Renoir :
“Il faut préparer chaque film comme un casse.”
On le vivait comme ça, parce que le travail, c’est du temps volé. Volé à la famille, aux amis… Ça, c’est concret. Cette phrase de Renoir reste toujours juste. Même sur un James Bond : la grève des scénaristes bloquait le tournage. Soixante personnes attendaient… Alors la production a embauché un jeune scénariste, qui n’a pas été crédité au générique, pour qu’on puisse terminer le film… C’est toujours un casse. J’aimais chez mes Burlesque qu’elles s’échauffent et répètent tous les jours pendant deux heures, comme des professionnelles, comme dans Showgirls de Verhoeven. En France, on n’a pas ça.
Cannes, c’était comment ?
Le jeudi, on arrive à Cannes, le vendredi, la projection, samedi-dimanche les journalistes et le lundi, j’étais au montage d’un film de commande que je viens de tourner. Ça protège… Mais quel jury ! Ça m’a énormément touché. Trois jours après avoir reçu le prix, j’ai eu une espèce de petite mort. Mais c’est normal, je crois.
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