Annoncée comme comédie politiquement incorrecte, « Mary à tout prix » arrive en France après avoir emballé l’Amérique. Où l’on découvre que les très potaches frères Farrelly, réalisateurs malgré eux, reviennent de très loin mais pas indemnes : les absurdes trajectoires de losers qui font leurs films sont leur histoire.
Le film s’ouvre avec Jonathan Richman chantant dans un arbre. Soit, très précisément, le croisement de deux petits cultes intimes et obstinés : Le Baron perché d’Italo Calvino rencontre l’auteur de la chanson The Morning of our lives numéro un perso dans les charts du romantisme depuis des siècles. Un baron, Richman ? Un prince.
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On n’a pas tous les jours la chance de voir un film démarrer sous de tels auspices. On aime déjà les frères Peter et Bobby Farrelly pour ça, parce qu’ils ont réussi le beau geste inoubliable déjà réalisé pour Elliott Smith par Gus Van Sant dans son film Good Will Hunting : inviter un magnifique loser à Hollywood. On a écrit « sous de tels auspices », et pas « dans de tels hospices » : il a beau avoir au moins vingt ans de plus que les acteurs de Mary à tout prix (il pourrait être le père de Matt Dillon ou Ben Stiller, voire le vieux beau de Cameron Diaz), Jonathan Richman ignore l’âge, le visage aussi poupin et innocent que la première fois qu’on l’a croisé sur une pochette de ses Modern Lovers. Un loser dans l’un des plus gros succès du cinéma américain de l’été : les Farrelly sont là en terrain connu, eux-mêmes salement perdants pendant dix ans de vaches maigres à Hollywood. Suffisamment losers pour se retrouver, malgré eux, derrière une caméra qu’ils n’avaient encore jamais touchée afin de réaliser seuls, faute de candidats, leur premier film Dumb & dumber après une quinzaine de scénarios refusés par l’industrie. Mais chez les Farrelly, les losers peuvent gagner des millions (Dumb & dumber : 340 millions de dollars de bénéfice) ou finir par empocher Cameron Diaz. La vie est belle.
Car le cinéma présente, par rapport à la vie, un avantage certain : on a forcément le dernier mot, le final cut, la zapette en main pour faire disparaître les fâcheux, clouer le bec à leurs prétentions. Les Farrelly s’en amusent, laissant incroyablement traîner la fin de leur nouveau Mary à tout prix, qui nargue littéralement les conventions de la comédie sentimentale pour rebondir en petites farces bénignes et par la mort, poilante, de Jonathan Richman.
Déjà, leur navrant Dumb & dumber finissait ainsi par des pirouettes, ricanant des codes, énorme blockbuster dont le montage final aurait été laissé à l’intelligence de Beavis & Butthead, mitraillant de gags archi-nullards une comédie passablement plombée. Pourtant, sous son insignifiance, Dumb & dumber réglait déjà des comptes trop personnels et viscéraux pour ne pas intriguer. Car dans des comédies pareillement débiles celles, par exemple, des frangins Zucker (Y a-t-il un pilote dans l’avion ?), on n’avait encore jamais senti à ce point des hommes et leurs obsessions intimes, jamais croisé, au détour de leurs vannes calibrées pour le rire collectif, de tels nuages noirs, remontés en tornade des profondeurs de l’âme.
Il faut avoir été celui qui ne danse pas à la fête du lycée pour comprendre les frères Farrelly : savoir ce que les gagneurs, les tombeurs peuvent déclencher, malgré eux, comme désirs de revanche, comme vocations à long terme. Il n’était question que de ça, de ces inhibitions dissimulées en fierté, en supériorité dérisoire, de ces handicaps futiles qui paralysent salement le départ de la course, quand Tim Burton nous disait récemment « Quand je parle avec les autres réalisateurs, je m’aperçois que beaucoup d’entre eux n’étaient pas très populaires à l’école, qu’ils n’arrivaient pas à se trouver de copines… Il y a donc chez nous un sentiment bizarre de revanche. Il fallait bien que toutes ces hormones perdues à l’adolescence refassent surface un jour. » De ces mêmes complexes assassins, le Monty Python John Cleese nous avait dit aussi « J’étais timide, en retrait, plus observateur que participant. Si bien que je n’étais pas très populaire à l’école, le sujet de pas mal de plaisanteries… En faisant rire ceux qui m’avaient jusque-là ignoré, j’étais enfin accepté. Plus je sortais des remarques subversives sur le dos des instituteurs, plus j’étais admis dans le gang. »
Pour devenir populaires, les frères Farrelly feront donc rire et du cinéma, parce qu’il n’y a plus que ça à faire pour semer ce loser qu’on se traîne, accroché aux basques, depuis l’enfance. Car il y a dans ce cinéma trop de tendresse, trop de soin du détail quand Peter et Bobby Farrelly brossent les portraits cabossés des losers pour ne pas être soi-même un ancien du club, un rescapé du carnage nerd, ces têtes de Turcs de l’Education nationale américaine. Ainsi, chez eux, les losers ne sont pas qui l’on croit - Ben Stiller s’en sort même très bien, l’ordure : une petite vengeance personnelle mangée froide, avec les doigts, jouissivement. Ce n’est pas grand-chose, peut-être juste la démarche raide et l’air con du bellâtre de service dans Mary à tout prix, la virilité mise en doute d’un redneck pur jus dans Dumb & dumber, mais on sent que ça fait du bien, que ça crève des abcès en petites cascades rieuses. Pour preuve, le soin que les frères Farrelly prennent à littéralement ridiculiser leur Etat de Rhode Island, petit enfer suburbian blanc et wasp que tous ces losers exploités - de Jim Carrey à Ben Stiller - ne pensent qu’à plaquer.
Il y a, fatalement, une puérilité, voire un crétinisme, dans ces retours d’ascenseur. Pourtant, même si Mary à tout prix flirte régulièrement avec l’infantilisme et le caprice d’enfants gâtés (le triomphe imprévu de Dumb & dumber a signé tous les chèques en blanc), le film est sans doute dans son genre mineur, certes la comédie grand public la plus réussie depuis Un Poisson nommé Wanda. Une comédie qui ouvre des portes, dont le triomphe change la donne du rire rassurant et puritain : à la projection de Mary à tout prix, il faut voir chaque spectateur regarder son voisin, tentant d’en obtenir la permission de rire lui aussi de ces couillonneries pas vraiment reconnues par le code moral. La nouveauté est que, si les Farrelly ne sont pas encore des auteurs, ils ne sont enfin plus des roteurs ou des péteurs, gag récurrent dans Dumb & dumber. Car leur film repose sur de sérieuses béquilles : des acteurs visiblement ravis d’être là (la bonne idée de ridiculiser Matt Dillon, de recruter Ben Stiller ou l’Anglais Lee Evans sur les planches très libres de la stand-up comedy) et une authentique narration (bon, OK, ce n’est pas La Mort aux trousses pour autant) distinguent Mary à tout prix de toutes ces comédies américaines où la bande-annonce contient en deux minutes l’intégralité des gags péniblement reliés entre eux pour justifier un film. Ici, la bande-annonce dure presque deux heures, possède une bande-son où les losers sont aussi à la fête : Jonathan Richman, en excellente compagnie de Ben Lee ou des Lemonheads.
La rumeur, puritaine au possible, annonçait Mary à tout prix comme le film « le plus politiquement incorrect jamais fait ». Certes, on s’y moque joyeusement des handicapés (physiques, mentaux). Mais visiblement, la rumeur n’a jamais vu quelques Mocky où l’on tape violemment sur les mêmes cibles mais sans cette tendresse, sans cette solidarité des losers dont restent capables les Farrelly. Certes, on y voit pour la première fois à l’écran un pénis coincé dans une fermeture Eclair : une torture visuelle que l’énormité de la situation des toilettes où sont désormais entassés les parents de la fiancée, un flic et un pompier, en plus de la victime ne préparait en rien. C’est là la force des Farrelly par rapport aux polissons du cartoon (Mike Judge) ou du comique (Mike Myers) américains : ce supplément de culot et d’énormité qui les autorise à montrer ce que les autres se contentent prudemment de suggérer, à énoncer clairement ce qui, ailleurs, reste à l’état de sous-entendus (rouler une pelle à un clébard immonde, se pignoler devant les photos de 3615 Salopes).
Les Farrelly mettent les pieds dans le plat et ils chaussent large. Et pourtant, on reste ici très loin du mauvais goût officiel, de la provocation académique de Wayne’s world. Cet été, en Amérique, le film sexuel de mauvais goût ne s’appelait pas Mary à tout prix, mais Le Rapport Kenneth Starr, navet de pornographie cheap et vulgaire.
De cinéma, au sens religieux entendu en France, il n’est bien entendu jamais question dans Mary à tout prix. Mais les frères Farrelly ont une excuse : leur père, un docteur de Cumberland la ville où démarre Mary à tout prix , les interdisait de sortie et de télévision après le dîner. Ce qui ne l’empêchait pas, au nom de l’humour, de les encourager à s’exprimer avec la plus violente grossièreté pendant ce même dîner. Du coup, chez les Farrelly, on n’a jamais entendu parler de Rohmer, mais on sait rire. « Lors de notre premier rendez-vous dans un restaurant chic de Los Angeles, se souvient la pauvre Cameron Diaz, Peter m’a montré son pénis. Il faut reconnaître le génie créatif d’un réalisateur capable de faire ça. »
Quand on voit ce que les Farrelly font aussi subir à Jim Carrey ou Matt Dillon, on sait déjà qu’il y aura bientôt de grosses queues à Hollywood pour passer devant cette caméra on annonce déjà Carrey et Woody Allen, qui pourraient jouer les rôles de frères siamois dans leur prochaine comédie, Stuck on you. Les frères Farrelly risquent ainsi de devenir la cour de récréation favorite de Beverly Hills, celle où, comme chez Tarantino, on viendra casser son image, se refaire une virginité. On pourrait également évoquer le Kevin Smith de Clerks ou même d’autres frères les Coen d’Arizona Junior pour cette gaudriole en équilibre, cette médiocrité qui se consomme sans la moindre culpabilité. Car avec Mary à tout prix, les Farrelly quittent les eaux pas très nettes de ce second degré où pataugeaient Dumb & dumber ou Kingpin un second degré faux-cul, exploitant plus que démolissant les clichés de la nullité comique (urine, chiasse, vomi), pas très loin de ce culte branché-beauf que certains vouent ici à Bernard Menez ou Max Pécas.
On imagine pourtant assez mal comment la génération MTV, qui a fait de Mary à tout prix son flirt de l’été, a pu accueillir à bras ouverts les idées pas nettes que charrie cette comédie : voyeurisme, persécution, fétichisme, onanisme… Après tout, aux Etats-Unis, on s’était habitués à ce que les meilleurs auteurs comiques abandonnent le cinéma trop contraignant, trop puritain pour les sitcoms (de Seinfeld, pour qui les frères Farrelly ont écrit autrefois un épisode, à Dream on, autrement plus gonflées que beaucoup de films « scandaleux » des culs-bénits d’Hollywood) ou, surtout, pour le cartoon : cet impressionnant espace de liberté où gambadent tous les sous-entendus et les plus féroces règlements de comptes avec l’Amérique wasp (de King of the hill à South Park). Pas un hasard si Peter et Bobby Farrelly devraient prochainement travailler avec les deux auteurs de South Park Trey Parker et Matt Stone pour une suite pas vraiment espérée à Dumb & dumber.
Mais pour revenir à un monde aussi mâle, aussi hétéro-beauf, il leur faudra oublier une Cameron Diaz dont le passage météorite a fait d’énormes dégâts ici. Comme le résumait déjà Jojo Richman sur I must be king, des années avant de croiser cette Mary fatale que « tout le monde croit aimer, parce qu’elle nous fait nous sentir meilleurs » (dixit Ben Stiller) : « Je ris et je pleure facilement/Je suis tourneboulé et c’est de sa faute/Avant, je me languissais mais maintenant je chante/Et puisqu’elle est ma reine, alors je dois être roi. » Ce n’est donc plus un baron, mais un roi perché qui illumine Mary à tout prix.
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