Alors que sort The Voices, comédie d’horreur qu’elle a tournée aux Etats-Unis, Marjane Satrapi évoque sa passion pour les serial-killers, la bande dessinée et les ratés de sa carrière.
Jerry est schizophrène. Employé dans une usine de baignoires, il tue une de ses collègues dont il s’est entiché, mais tout va pour le mieux, puisqu’il s’entend très bien avec son chat, M. Moustache et son chien, qui l’incitent à continuer ses meurtres. Telle est la trame du quatrième long-métrage de Marjane Satrapi, qui sort en salles le 11 mars. Un genre d’horror-comédie où jouent Ryan Reynolds et Gemma Arterton. Marjane Satrapi revient sur les origines de son projet et sur l’actualité.
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Comment vous êtes-vous retrouvée sur ce projet de film de genre tourné aux Etats-Unis ?
Marjane Satrapi – C’est étonnant, n’est-ce pas ? En fait, j’ai un agent américain, et comme je n’ai pas les moyens de lui verser un salaire à l’année, je le paie en fonction des projets qu’il m’amène. Du coup, il a intérêt à m’en proposer beaucoup (rires). J’ai reçu pas mal de propositions, mais rien qui ne m’emballait vraiment. J’ai refusé Maléfique avec Angelina Jolie, un énorme budget, genre 180 millions de dollars. Ça aurait pu propulser ma carrière, sauf que je n’avais aucun désir pour le scénario. Ces histoires de forces du mal, de dragons, de princesses, ça n’a jamais été ma came. Bref, un jour, mon agent m’apporte le scénario de The Voices et là, j’accroche. J’adorais l’idée de faire un film transgenre, entre la comédie, l’horreur, et puis j’étais attirée par ce personnage de serial-killer.
Comment expliquez-vous cette attirance ?
Les serial-killers m’obsèdent. J’en connais tout un rayon. Ce qui m’intéressait chez celui-là, c’est qu’il n’est pas fondamentalement mauvais. Il ne se réveille pas en se disant : “Tiens, je vais aller découper la tête d’une femme.” C’est un gentil, pas un pervers sexuel. Il fait tout pour avoir une vie normale, rester dans les clous. Sauf que ça ne marche pas, parce qu’il est taré. Je suis fascinée par ce genre de personnages, des gens qui vivent à la marge, et qui ont leur propre rapport au monde, fut-il détraqué.
C’est une constante dans vos œuvres, ce type de personnages marginaux…
Oui, parce que je préfère les immoraux. Ce sont les gens suicidaires, les tarés, les solitaires qui m’attirent le plus. Ce sont eux qui me passionnent. Le mec le plus chiant de l’histoire de l’humanité, c’est quand même Superman, non ? Avec sa petite bouclette, sa gueule de gendre idéal, qu’est-ce qu’il peut m’énerver. Je préfère cent fois Batman. Enfin, le Batman que j’ai lu plus jeune, pas celui qu’ils montrent maintenant. Dans les derniers films, c’est un personnage hétérosexuel, taciturne mais au fond plein de bonnes intentions, alors que le Batman que j’aime, celui des origines, est plus complexe. C’est un type ultratorturé, qui n’est mû que par la vengeance, et qui par ailleurs se taperait bien Robin en cachette…
Vous n’avez pas eu trop de difficultés à imposer votre vision au système américain ?
Faut pas rêver, on n’a jamais le final cut aux Etats-Unis. Contrairement à la France, où le statut de metteur en scène est quasi intouchable, là-bas vous devez tout négocier sans cesse, justifier vos choix. Mais c’est une bonne chose en définitive : ça vous oblige à vous remettre en question. Le truc le plus pénible, c’est leur système de projection-test, où ils montrent le film à un petit public avant la sortie. Là, il faut composer avec l’avis du coiffeur, qui pense que telle scène ne marche pas, avec celui du patron plein de coke, ou avec ces gars qui ont écouté la musique de Drive et croient que le synthé est le dernier truc à la mode. On entre dans un jeu qui consiste à avoir l’autre à l’usure, à obtenir le dernier mot… Mais je m’en suis bien sortie puisqu’à ce jeu-là, personne ne me bat. Je peux être très obstinée.
Depuis le carton critique et public de Persepolis, vos films ont eu moins de succès. C’est un motif d’inquiétude ?
Je me moque du succès, des plans de carrière. L’accueil réservé à Poulet aux prunes aurait pu être plus positif. Il y avait une tentative, un pari esthétique. Ça n’a pas marché mais au moins j’aurai essayé, et je n’aurai pas honte du film dans dix ans. Quant à La Bande des Jotas, c’est une expérience cathartique pour moi : je devais sortir du carcan de “la fille qui fait des films sur l’Iran”. Je sais que c’est un petit mauvais film, sans scénario, sans budget, sans rien, mais j’en avais besoin pour me libérer pleinement.
Votre dernière BD remonte à plus de dix ans. Pourquoi une si longue absence ?
Parce que je n’en ai plus envie. C’est une période qui est révolue. J’ai adoré faire de la BD, mais désormais je m’épanouis avec le cinéma. Bien sûr, on m’a tannée pour faire un Persepolis 2. J’aurais pu gagner du fric, ça aurait flatté mon ego, mais dans quel but ? J’ai fait ce livre où je me suis mise en scène pour montrer ce qui se passait autour de moi à un instant particulier de ma vie, pour raconter l’Iran. Or j’ai quitté ce pays en 1994 et je n’y ai pas remis les pieds depuis seize ans. Je n’ai plus rien à dire sur ce pays, dont j’ignore la réalité actuelle. C’est une question de légitimité. Je ne veux pas devenir comme ces exilés indécents qui se permettent de commenter la vie en Iran sans y être allés depuis trente ans. J’ai rencontré des gars comme ça quand je suis arrivée en France. Ils me mettaient hors de moi.
L’attentat contre Charlie Hebdo ne vous a pas donné envie de reprendre le dessin ?
Sur le coup, je n’arrivais pas à dessiner. J’étais trop affectée. Moi qui suis venue en France pour la liberté d’expression, voir ces gens se faire tuer pour un dessin m’a rendue muette. Mais je n’ai pas souhaité reprendre le stylo pour autant. Je n’ai jamais été très bonne pour le dessin de presse. A une époque, je travaillais en Italie pour Internazionale, puis pour le New York Times et le New Yorker. J’ai honte quand je revois ces dessins aujourd’hui. Ils sont faits sur le vif, dans l’impulsivité et racontent des trucs que je regrette. Il y a dans le dessin de presse une instantanéité qui ne me correspond pas. Si j’avais fait Persepolis en sortant d’Iran, le livre aurait senti l’aigreur, le fiel, tellement j’étais en colère. Le dessin ne doit pas être un acte de vengeance. Certains artistes, comme Willem, arrivent à avoir du recul immédiat sur l’actualité, à garder une bonne distance critique. Moi, je suis trop sanguine pour ça.
Il paraît que vous allez une à deux fois par jour au cinéma. Quel film vous a marquée récemment ?
Le Dernier Loup de Jean-Jacques Annaud. Je sais, on va me dire que c’est nunuche, mais j’adore tout ce qui touche aux animaux. Mon truc préféré, dans la vie, c’est me caler sous ma couette le samedi devant les documentaires animaliers. Alors le film d’Annaud, avec des loups en plus, bah j’ai pleuré ma race…
Propos recueillis par Romain Blondeau.
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