Du côté de l’Estaque. Si on peut reprocher à Guédiguian son système en vase clos et son unanimisme, le conte qu’il dédie aux ouvriers de l’Estaque séduit par sa franchise, sa chaleur et son humour.
Avec Marius et Jeannette, Robert Guédiguian enchaîne dans la même veine qu’A la vie, à la mort et en propose une sorte de double inversé, une suite jumelle en miroir. Autant le précédent film était nocturne, sombre et grave, autant celui-ci est diurne, solaire et sémillant. En revanche, on retrouve toujours le petit théâtre de l’Estaque, la même troupe de comédiens, peu ou prou la même tribu de personnages et les mêmes thèmes (solidarité communautaire, filiation et transmission, grandeur et misère de la classe ouvrière, état des lieux du couple quadragénaire…) à quelques variations près. Mais c’est précisément ce retour du Même qui fait problème dans un film par ailleurs très plaisant à regarder. Dès le générique, en suivant la petite mappemonde qui flotte vers Marseille, on a compris que pour Guédiguian, le monde entier se résumerait au quartier de l’Estaque où se déroule le film. Et dans ce petit espace de l’entre-soi, au sein de ce groupe de voisins ouvriers refermés sur eux-mêmes telle une tribu, il y a peu de place pour l’Autre : tout semble aller bien, tout le monde s’aime, les conflits sont mineurs, et quand ils existent, ils sont vite réglés, dans une atmosphère de bonhomie et de pittoresque toute marseillaise. Les vrais problèmes viennent d’ailleurs, des bourgeois et des patrons, relégués dans le hors-champ du film. C’est du Pagnol marxiste (du « communisme rose bonbon », avait écrit mon voisin de bureau). Et si l’un des membres de cette sympathique « famille » a voté une fois FN, c’est sur le mode du pauvre bougre désespéré qui a fait une connerie mais n’a pas mauvais fond. Ce portrait gentillet de l’électeur frontiste pose la principale limite du film. Tout le monde sait aujourd’hui qu’une grande partie de la classe ouvrière vote FN et qu’on ne peut plus parler de brebis égarées ou isolées : une conscience de classe peut se muer en conscience nationaliste, l’exclusion du bourgeois ou du patron peut facilement dériver vers une tout autre forme de rejet chose qui n’a pas échappé aux grands démagogues manipulateurs de notre pays. Ainsi, l’espace clanique du film, son côté « on est bien entre nous » peut se transmuer en une part d’ombre beaucoup plus noire que ne le suggère le personnage de Jean-Pierre Darroussin. Et si la vision classiste de Guédiguian est évidemment plus juste et sympathique que les fantasmes des fascistes récupérateurs (les vrais clivages venant des rapports de classes, les conflits entre nations ou races n’étant que des leurres), il n’empêche qu’elle peut aboutir au même manichéisme.
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Le miracle de Marius et Jeannette, c’est que malgré ces sérieuses réserves, il faut bien admettre que le film fonctionne du tonnerre et remplit d’aise le spectateur (les réactions aux projections cannoises laissent même envisager un succès du même ordre que celui de son « cousin » Western). D’abord parce qu’en sous-titrant le film Conte de l’Estaque, Guédiguian revendique avec franchise son utopie ouvriériste et ne prétend aucunement faire dans le panel sociologique ou le néoréalisme. C’est-à-dire qu’il ne triche pas et qu’en affichant d’emblée son « mensonge », il dit d’une certaine façon la vérité (ou du moins, sa vérité). Ensuite, une fois admis qu’on va passer un moment avec ces ouvriers de l’Estaque et personne d’autre, il faut avouer qu’on y est plutôt bien reçu. Simplicité pédagogique des dialogues, humour des situations, tonicité des comédiens, utilisation scénographique des lieux (une courette mitoyenne en guise de forum miniature, une cimenterie désaffectée comme ruine de l’économie libérale), bienveillance d’une caméra attentive et sans esbroufe Guédiguian nous introduit avec précision et empathie (et aussi un brin d’artificialité théâtrale totalement assumée) dans une famille qu’il connaît bien : sa famille de cinéma, qui est aussi la projection de sa vraie famille d’origine. Si cette tribu de fiction n’est pas forcément la nôtre, si elle est parfois trop belle pour être honnête, on est content de partager un moment avec elle, serait-il parfois conflictuel. Le grand paradoxe victorieux de Marius et Jeannette, c’est qu’il réussit finalement à accueillir un Autre, et plutôt chaleureusement : le spectateur.
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