L’époque s’intéresse au cinéma de l’engagement. Une semaine consacrée au cinéma militant à Pantin, les brûlots rougeoyants des années 60/70 de Marin Karmitz en salles et en DVD : deux événements qui succèdent à une rétrospective, à Nantes, des années politiques de Godard. Mais création et militantisme peuvent-ils être raccord ? Eléments de réflexion avec Marin Karmitz et Luc Decaster, qui accompagne son documentaire Rêve d’usine dans toute la France.
Il ne faut pas rêver : les films spectacles continuent d’occuper très largement les écrans et Reprise d’Hervé Le Roux ou Rêve d’usine de Luc Decaster font infiniment moins d’entrées que Harry Potter, La Beuze ou Chouchou. Pourtant, ces dernières années, il y a eu Ressources humaines de Laurent Cantet, Ce vieux rêve qui bouge d’Alain Guiraudie, des films de Loach ou ceux des frères Dardenne, le cas Michael Moore… sans oublier la pétition en faveur des sans-papiers initiée par les cinéastes il y a six ans (déjà !).
Retour d’un cinéma engagé, d’un cinéma militant ? Le monde chaotique, inquiétant, déliquescent favorise le questionnement, l’interrogation, voire le combat dans lequel le cinéma a son rôle à jouer. Sous cette lumière, l’époque est peut-être propice à l’éclosion d’une vague de descendants des Godard, Marker ou Karmitz et d’un cinéma qui revient dans la mêlée du monde. Mais qu’est-ce que le « cinéma militant » ? Les deux termes ne sont-ils pas antinomiques le cinéma étant synonyme d’ouverture, de réceptibilité à la complexité du monde, le militantisme connotant la fermeture, le dogmatisme, la propagande, la simplification ? Entre Marin Karmitz qui a vécu de l’intérieur les années militantes et Luc Decaster qui tient à la séparation éthique entre la place du cinéaste et celle des ouvriers qu’il filme, un dialogue fécond s’est noué autour de toutes ces questions.
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ENTRETIEN > Luc Decaster Qu’est-ce qu’on entend par « cinéma militant » ? Si le militantisme consiste à manier la langue de bois, ce n’est pas du tout le cinéma militant auquel j’aspire. Si je militais, ce serait pour un cinéma d’ouverture, qui laisse une grande place au spectateur, aux avis différents. A partir du moment où on filme des ouvriers, pour certains, ça suffit à en faire du cinéma militant. Admettons… Ensuite, je me méfie de l’idée selon laquelle il y aurait un retour du cinéma militant. On finance un film sur les ouvriers par an, pour la bonne conscience.
On a l’impression que cette période 1967/1973 a été occultée parce que le cinéma militant faisait un peu peur, était associé à l’idée de didactisme, de dogmatisme. A défaut de grand retour, on assiste quand même à une réapparition de ce cinéma.
Marin Karmitz Quelques précisions. On peut d’abord parler d’un cinéma témoin de son temps, ou comment un film s’inscrit dans l’histoire. Par exemple, La Chinoise de Godard. Ou, les films de Fritz Lang, qui préfiguraient les débuts de l’hitlérisme. Ensuite, il y a les films militants, ce qui est très différent. Il faut là qu’il y ait des militants, des gens inscrits dans un combat d’idées qui veut changer l’ordre des choses. Le cinéma peut alors être témoin de ces luttes, voire y participer. Ce sont deux attitudes différentes : soit être témoin, soit être au service des luttes.
On parle de cinéma militant à propos de films faits dans une période de forte activité militante. De 1968 à fin 1973, il y a eu beaucoup de luttes : l’antipsychiatrie, avec des films militants comme Fous à délier de Marco Bellocchio, sur la fermeture des asiles psychiatriques en Italie ; les luttes dans les prisons, avec Attica, témoignage de Cinda Firestone sur la révolte des prisonniers d’Attica ; les luttes menées par les femmes pour l’avortement, les luttes pour les homosexuels, le Larzac, les débuts de José Bové, etc. Le cinéma est soit le témoin de ces luttes, soit, ce que j’ai tenté de faire, il s’inscrit dans la lutte. On tournait des films-tracts. Godard en a fait, c’est ce que j’ai fait avec Camarades en 1969. On essayait de réfléchir au rôle du cinéma par rapport aux luttes, à la parole des gens. Ensuite, quand ces luttes ont disparu, ce cinéma a aussi disparu, et les films n’ont plus été tellement témoins de leur temps. Maintenant, ça revient un peu, comme avec Rêve d’usine. Mais ce que je perçois dans vos propos, c’est que ces films ne souhaitent pas prendre le statut de films militants. Ils donnent la parole à des gens qui en restent privés, mais ils ne sont pas partie prenante de la lutte.
L. D. Il y a quand même une forme d’engagement, ne serait-ce que physique. On commence nos films sans un sou, il faut du désir, de l’envie, on ne cherche pas un créneau porteur, on ne répond pas à une commande. En ce sens, il y a un réel engagement. Mais cependant je tiens ma caméra à distance parce que la lutte des ouvriers de mon film n’est pas ma lutte.
M. K. La question de la place de la caméra est très intéressante. C’était mon principal problème de cinéaste. Dans Camarades, je prenais mes distances. Je montrais le travail à la chaîne, mais d’un point de vue du cinéaste qui observe. Puis je me suis rendu compte que ce n’était plus une place tenable. Par exemple, j’ai fait des photos à l’époque pour l’agence Libération, je couvrais les usines, en particulier Renault : il y avait des bagarres entre les militants maoïstes, les permanents syndicaux et le service d’ordre de Renault. Pour mes premières photos, j’étais à la même place que les reporters de France-Soir et autres. Moi, je connaissais les enjeux des conflits entre maoïstes et cégétistes. La question s’est vite posée : est-ce que je fais la même photo que France-Soir ou L’Aurore ? Et quelle pouvait être une autre place ? Elle ne pouvait être qu’à l’intérieur de la lutte et de ses contradictions. La même question s’est posée pour le cinéma. C’est le passage de Camarades à Coup pour coup. Au lieu de filmer les chaînes en témoin, je les ai filmées du point de vue des gens qui luttaient.
C’est d’autant plus logique que Coup pour coup est un film collectif, fait avec les ouvriers.
M.K. C’est là où on retombe sur le contenu même des luttes. Prenons nos titres : Rêve d’usine et Coup pour coup. On voit bien que nos démarches sont différentes. Mais je ferai une remarque : à un moment donné de votre film, votre caméra change de place : quand le patron est séquestré, vous êtes au milieu des ouvriers, vous n’êtes plus le témoin.
L. D. Il y a plusieurs raisons à ce changement de position. Ce jour-là, je suis seul, je dois m’occuper du cadre et du son. De plus, je sentais qu’il allait se passer quelque chose. Au début du film, je montre des plans morcelés, pris de près. Par la suite, ce sont des plans-séquences : cadrer plusieurs personnes pour avoir celui qui parle et ceux qui écoutent. Pour cette raison, je ne fais presque jamais de gros plan. Par ailleurs, je ne filme pas de trop loin, il n’y a pas de caméra cachée, je ne vole pas les images ni les sons.
Vous parlez de position de caméra, vous tenez un discours de cinéaste. Pourtant, beaucoup de militants de l’époque considéraient le formalisme comme un concept bourgeois. Militantisme et préoccupations artistiques sont-ils compatibles ?
L. D. Un Godard a toujours effectué un véritable travail formel, y compris dans sa période la plus militante. Il s’est toujours engagé dans la forme surtout dans la forme.
M. K. L’exemple de Godard est très intéressant. Peu après que j’ai fait Coup pour coup, Godard a commencé Tout va bien, qui est en fait un remake de mon film. C’est la même histoire, sauf que Godard la tourne en studio avec Jane Fonda et Yves Montand. La question qui se posait après 1968, c’était le rôle des intellectuels ou des artistes par rapport aux luttes. Est-ce qu’on était capable de donner la parole aux gens en lutte à travers nos créations ? Est-ce qu’on se tenait totalement à l’écart ? Il y avait deux réponses, rendues emblématiques par Coup pour coup et Tout va bien. Ma réponse était : j’ai des connaissances, acquises grâce à mon milieu bourgeois, mes études, etc., je vais essayer de les mettre au service des luttes ouvrières en restant le plus fidèle possible à la réalité, tout en ayant un point de vue sur ces luttes, à travers la Gauche prolétarienne, qui n’était pas celui des syndicats. La position de Godard était : moi, artiste, je dispose de cette matière et je vais avoir mon point de vue d’artiste sur cette matière. Ces deux positions différentes ont donné deux films totalement différents. Je ne sais pas qui avait raison ou tort, ce n’est pas le problème. En gros, soit l’art au service de la lutte, soit la lutte au service de l’art. Ça a créé des oppositions fortes. Dans le camp Coup pour coup, il y avait Sartre, Beauvoir, Foucault… Dans le camp Godard, on retrouvait plutôt Deleuze ou Glucksmann. On retrouve aujourd’hui ces clivages autour des films de Michael Moore. Il n’y a pas de point de vue artistique dans Bowling for Columbine, il y a une position face à la réalité. Ce qui est intéressant, c’est que Moore développe maintenant cette position en militant. Par ses interventions publiques, il fait de son film un film militant pour la paix, contre Bush.
L. D. Bowling… est le genre de film qui m’interroge. Il comporte une générosité évidente, mais ce cinéma accuse vite ses limites. Dans Roger et moi, il y a un espace pour le spectateur où il a la possibilité de s’interroger. Dans Bowling… il n’y en a plus.
Ce qu’on entend par cinéma militant ou politique a évolué. Marin Karmitz, filmeriez-vous les ouvriers et leurs luttes de la même façon aujourd’hui ?
M. K. Une des raisons pour lesquelles j’ai arrêté de faire des films, c’est la disparition des luttes. Je n’avais plus de matière pour continuer ce cinéma. J’ai essayé de suivre les luttes paysannes, mais elles n’avaient pas de caractère universel. Peu à peu, les luttes ont disparu. Le conflit Lip, en 1973, a marqué la fin d’une époque.
L. D. Il y a eu un mouvement ascendant des luttes dans les années 60. Puis, à partir des années 70, on ne parlait plus beaucoup de révolution, mais de l’amélioration des conditions de travail.
M. K. Ce qui m’a frappé dans votre film, c’est l’attitude des ouvriers, leur besoin de justice, de parole vraie, mais aussi leur résignation. Nous, nous étions dans une période où la résignation était un sentiment à combattre. On était radical : il s’agissait de résister et d’imposer sa volonté au patronat. Dans votre film, une femme parle du danger de l’illégalité, de la violence, alors que nous, nous étions en plein dedans. Ce qui est frappant dans la situation actuelle, et assez désespérant, c’est cette résignation.
L. D. On me parle souvent d’une comparaison entre l’ouvrière de mon film et la femme de la sortie des usines Wonder que l’on voit aussi dans Reprise. La mienne rêve de rentrer dans son usine, alors que l’autre ne veut surtout plus y remettre les pieds. Cette différence résume bien la différence des époques. Mais j’essaie de faire en sorte qu’il existe un espace de contradiction dans mon film, de façon à ce que le spectateur ne sorte pas avec un discours tout fait. Le cinéma, ce n’est pas une manif.
M. K. Aujourd’hui, la distance est indispensable. Mais à l’époque, il fallait être un élément de changement du monde, et on était prêt à passer par le flingue.
L. D. Vous étiez dans la même position que Moore aujourd’hui.
M. K. Non, parce que ma caméra était à l’intérieur du dispositif de la lutte. Michael Moore, c’est différent : il est témoin de la lutte, et il la manipule de l’extérieur. Les conséquences de Coup pour coup étaient intéressantes. Partout où le film passait, les gens se remettaient en grève d’où la haine que ce film a suscitée.
Après 1973, ce n’était plus possible de faire ce type de film, parce qu’il n’y avait plus d’éléments pour le faire. Si on avait continué, on aurait été dans la propagande, les slogans vides, puisque la réalité avait disparu.
C’était aussi l’idée de la transmission du savoir aux ouvriers.
M. K. Dans les vidéos faites avant le tournage de Coup pour coup, tous les ouvriers participaient. Certains étaient perchmen, d’autres ingénieurs du son, etc. Mais il reste important de mettre en scène, d’avoir un point de vue. C’est la différence entre simplement témoigner (ce qu’on voit à la télévision) et mettre en scène cette réalité. Là, il faut un long apprentissage pour ne pas rester dans l’illustration.
L. D. L’idée, c’était que les ouvriers pouvaient être des artistes aussi, mais le problème, c’est comment. Ingénu, j’ai essayé de former une équipe de jeunes qui soit autonome dans une cité d’Argenteuil, je me suis aperçu que les structures ne le permettaient pas, qu’il y avait tout un travail de société et que le problème des moyens se posait…
A la fin des années 60, il y avait cette croyance très forte que le cinéma pouvait changer la société. Cette croyance s’est effilochée ?
L. D. La vocation de l’artiste est de mettre en cause le monde, mais est-ce suffisant ? En tout cas, le cinéma doit interroger le monde, comme celui de Rossellini.
M. K. Il y a ma participation en tant que citoyen à des luttes, et j’ai amené le cinéma à participer à ces luttes. Mais ce sont les luttes qui changeaient le monde, aidées par la caméra. Je reste persuadé que les créateurs sont indispensables au changement du monde, qu’un monde sans création est un monde mort, fascisant. La culture doit être au c’ur de la politique. Mais, par ailleurs, on voit très bien le danger que la culture devienne de la propagande. Les Américains, qui ont compris le rôle des images et des sons, l’utilisent comme instrument de propagande ou de destruction. Mais la création est au c’ur même de la transformation du monde.
La conjonction entre la programmation Godard à Nantes, la semaine sur le cinéma militant à Pantin et vos films, semble indiquer que ce type de cinéma revient. Par ailleurs, un certain nombre de problèmes de l’époque persistent (le chômage, les licenciements, la résurgence de l’impérialisme américain…). Comment ces films peuvent-ils être vus aujourd’hui ?
M. K. On ne peut pas parler de ça en passant sous silence la chute du mur de Berlin. Jusqu’à la fin des années 80, le monde était séparé en deux camps (le totalitarisme d’un côté, des revendications autour de la démocratie ou de la liberté de l’autre). Avec la chute du Mur, cette opposition disparaît, dans un contexte de transfor-mations profondes (mondialisation de l’économie, des systèmes de communication, pensée unique et développement de la propagande). On est de nouveau dans un questionnement qui est et cette guerre d’Irak est un élément qui peut être décisif dans cette prise de conscience : est-ce qu’on peut laisser un nouveau type de système totalitaire s’imposer à nous ? Je pense qu’une partie du système américain présente des vrais dangers de totalitarisme. Est-ce qu’on est à même de remettre nos gants de combat, pour commencer à nous positionner et à proposer une autre façon de penser le monde ?
L. D. Concrètement, je pense, par exemple, aux sans-papiers. Ce n’est pas un hasard si les réalisateurs se sont positionnés par rapport à ça, massivement.
L’exemple des sans-papiers est intéressant dans la mesure où les cinéastes de la nouvelle génération se sont engagés dans un problème politique, mais l’ont fait en tant que citoyens et non par le biais de leur art.
L. D. Des films comme Wesh Wesh ou L’Afrance l’évoquent, mais moi ce qui m’intéresserait, c’est d’être vraiment dedans.
M. K. Ce qui est très pesant pour cette nouvelle génération, c’est le silence sur ce qui c’est passé à partir de 1968. On ne peut pas créer sans mémoire, et le travail que je tente de faire est de permettre que cette mémoire soit de nouveau disponible. Avant, il y avait des luttes sur des problèmes qui sont toujours les mêmes : la violence, l’exclusion, la barbarie, l’atteinte au corps, le non-respect du droit, etc. Et il y a toujours, comme vous le dites dans votre film, « des riches et des pauvres ». Il y a un retour en arrière et il n’y a plus le mode d’emploi pour aller en avant. On a essayé à l’époque de mettre en place un mode d’emploi qui valait ce qu’il valait, la preuve, c’est qu’il a échoué ! Mais il n’y pas de fatalité, ce qui importe, c’est de « rendre possible ».
L. D. Il y a une idéologie qui tend à la résignation, une idéologie répandue par les médias de masse dont l’impact n’a pu être anticipé par Marx, Lénine ou les suivants. Avant, on répondait à un journal par un papier ou par un tract, aujourd’hui, on ne peut plus répondre à une grosse chaîne de télé. Ce qui est dramatique, c’est cette résignation. On a du mal à penser qu’une lutte autour de la fermeture d’une entreprise puisse réussir. Je pense à cette femme dans mon film, qui dit : « Je me sacrifie pour mes enfants », avant de s’apercevoir que même son sacrifice n’a pas servi.
M. K. Je crois que le rôle d’un artiste, c’est de pouvoir affirmer, entre autres choses, qu’il n’y a pas de fatalité face à la résignation.
Dans l’expression « cinéma militant », le terme « militant » a vieilli. Faut-il supprimer ce mot, le remplacer ?
M. K. Je n’aime plus du tout ce terme, que je n’aimais déjà pas beaucoup à l’époque, parce que cinéma et militantisme sont un peu incompatibles. Je peux militer en tant que citoyen, je peux expliquer ce que je fais par le cinéma, mais quand je fais du cinéma, je fais du cinéma. L’idée du cinéma militant, l’idée qu’il est là pour servir une cause, tourne vite à la propagande. Je crois qu’être témoin de son temps est très important ; Abbas Kiarostami (ndlr : cinéaste iranien, auteur de Ten), dans son travail, est d’une façon géniale témoin de son temps, de son pays, de l’histoire des femmes ; et en même temps, il fait un cinéma qui a dix ans d’avance. Ce que je souhaiterais maintenant, c’est qu’un certain nombre de jeunes cinéastes deviennent ces témoins de leur temps, alors qu’ils ne sont souvent que les témoins d’eux-mêmes.
L. D. Beaucoup cherchent avant tout la bonne case au lieu de faire un film personnel. Là aussi, il y a résignation vis-à-vis du système.
M. K. Il faut supprimer ce mot de cinéma militant qui est vraiment rébarbatif. Je préférerais dire un cinéma de lutte, de résistance. A la limite, on pourrait dire que le cinéma militant, aujourd’hui, c’est la télé. TF1 fait du cinéma militant.
L. D. TF1 milite pour la pérennité de l’idéologie actuelle.
M. K. Laissons le cinéma militant à TF1, et essayons de faire du cinéma de résistance.
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