Actrice trop rare qui mériterait une reconnaissance plus large, Marilyne Canto passe de l’autre côté du plateau avec “Le Sens de l’humour”, une subtile tragicomédie. rencontre.
Son casque d’ébène, son visage mutin, son regard pétillant illuminent depuis plus de vingt ans les films de Robert Guédiguian, Hervé Le Roux, Manuel Poirier, Dominique Cabrera, Raoul Ruiz, Claude Chabrol… Actrice dont le talent mériterait une reconnaissance plus large, Marilyne Canto passe de l’autre côté du plateau avec Le Sens de l’humour, tragicomédie subtile. Vive, intelligente, pleine d’humour, elle parle de son passage derrière la caméra, de ses cinéastes complices et de quelques films qu’elle aime.
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Vous êtes connue comme actrice. Qu’est-ce qui a déterminé votre passage derrière la caméra ?
Marilyne Canto – Je suis actrice, mais aussi cinéphile. Je continue à aller beaucoup au cinéma et cet amour du cinéma a fait qu’au bout d’un moment, j’avais envie de passer de l’autre côté. J’ai procédé par étapes, j’ai fait plusieurs courts métrages avant d’avoir l’audace de faire un long. Au fond, jouer et réaliser, c’est la même chose pour moi : incarner des personnages, se poser la question de l’émotion. Comment représenter une émotion ? Cette question m’a toujours habitée. Par ailleurs, je ne me suis jamais dit : “je vais faire des films, devenir cinéaste”. Non, je voulais faire ce film. Il m’était nécessaire.
Que souhaitiez-vous d’abord raconter d’urgent avec ce film ?
Comment on aime. En l’occurrence, il s’agit d’une histoire d’amour un peu compliquée. Ce film n’est en aucun cas une revanche, ni une frustration de carrière. C’était plutôt : allons-y, creusons notre travail d’actrice. J’ai une idée du jeu que j’ai envie d’approfondir par le biais de la réalisation.
Vous faites ce film relativement tardivement. Est-ce lié à une éthique de la patience, une crainte ?
A un total manque de confiance en moi (rires)… Il y a aussi un paramètre que l’on ne maîtrise pas : le temps de maturation et de distance nécessaire à une histoire comme celle-là. Il fallait vraiment que je trouve la bonne distance, le bon ton, et seul le temps permettait ça. C’est un sujet grave, qui remue, il me fallait trouver le bon angle d’approche. Surtout pas de pathos, de confession… Le temps était une partie du travail sur le film. Les choses graves qui nous arrivent nous encombrent, on est pris dedans, il faut attendre d’en être un peu dégagé pour y voir plus clair et commencer à pouvoir raconter. Prenez Un pedigree de Patrick Modiano, il a pu écrire ce livre magnifique sur son enfance et sa jeunesse après beaucoup de temps. Il mêle l’intimité de son histoire à la pudeur de l’expression.
“Le Sens de l’humour” puise dans votre vécu sans être autobiographique. Quel est votre rapport à cette notion autobiographique ou autofictionnelle ?
L’idée est qu’une chose intime peut se partager. La difficulté à aimer est propre à tout le monde. Cette femme en colère est un personnage romanesque, cet homme qui sauve la veuve et l’orphelin l’est aussi, et le petit orphelin aussi. Ce sont des personnages humains que j’avais envie de représenter. On part de l’intime, on le déploie, ça devient des personnages universels.
Le film traite du deuil. Comment avez-vous évité les clichés sur ce thème ?
Le deuil est souvent représenté par des scènes de cimetière, d’épanchements, de recueillements… Le deuil, ce n’est pas ça, c’est à l’intérieur de soi et ça ne se voit pas forcément. Dans le film, il n’y a plus de larmes, parce qu’il y en a déjà tellement eu avant. Je voulais montrer comment on fait pour que le deuil ne se voie pas tout en étant là. Par exemple, l’enfant ne va pas pleurer ou hurler, mais il dort mal, il mange beaucoup… Le deuil se manifeste par petites touches impressionnistes, par signes disséminés. L’absence est là, elle réapparaît tout le temps, par des objets, et par la culpabilité de vivre encore. Quand on recommence à vivre, à aimer, on se sent coupable d’avoir survécu. Dans les papiers officiels, on est appelé “conjoint survivant” ! C’est horrible ! Dans les débats sur le film, des femmes disent qu’elles appartenaient à une génération où les veuves étaient enfermées dans ce statut. Voyant le film, elles disent qu’enfin, les femmes s’autorisent à vivre après un décès. Heureusement, cette lourdeur sociétale, religieuse, n’existe plus.
Certes, mais les réactionnaires ressortent du bois…
C’est juste. Ce retour de bâton conservateur est minoritaire mais il crie fort. Comme disait Badinter, ce n’est pas jour de colère, c’est jour de honte. Hurler dans la rue “Dehors les Juifs”, ce n’est quand même pas rien, c’est une transgression violente. La honte absolue.
Comment avez-vous dirigé l’enfant, Samson Dajczman ?
Je voulais que les trois personnages soient traités à égalité. Il fallait un enfant avec une forte personnalité et une capacité à se laisser filmer, sans être un singe savant. Je voulais aussi qu’il n’ait jamais joué, qu’il n’ait pas de tics de jeu. J’ai trouvé Samson un an avant le tournage et j’ai pu passer du temps avec lui. Je l’ai fréquenté pendant un an et je lui ai fait comprendre qu’être acteur, ce n’était pas juste être naturel. Il y a aussi du travail ! Il fallait qu’il apprenne par cœur le scénario, car en apprenant, il allait comprendre les enjeux du film. Et je lui ai dit qu’il fallait beaucoup de rigueur pour être ensuite totalement libre. Samson avait en lui la mélancolie et la drôlerie du personnage. Il a tout compris très vite. Il a su occuper le plan. Il a bossé, je l’ai trainé au musée, maintenant, il doit détester Monet (rires)… Mais il y avait aussi de la joie. Je crois beaucoup à la joie de jouer.
Le jeu, on le sent aussi entre vous et Antoine Chappey, votre partenaire dans le film et dans la vie.
Le plaisir de jouer rejoint le plaisir de spectateur. Keith Richards dit : “Tout seul, je ne vaux pas grand-chose, mais avec Ronnie, on est imbattables.” Je ne dis pas qu’Antoine et moi sommes imbattables (rires)… mais à deux, on est meilleur, ça joue, à tous les sens du terme. Antoine est un acteur rare parce qu’il a cette capacité à être extrêmement simple, vrai et à basculer en une seconde dans la drôlerie. Il a un humour, un détachement, une forme de désinvolture assez rares.
Vous avez pensé à “Bande à part” pour la séquence où vous traversez le Louvre au pas de course ?
Ça m’a traversé l’esprit. Je me souviens d’un entretien de Chantal Akerman où elle disait qu’elle voyait souvent les mères de dos et penchées. Et dans mon film, il y a en effet beaucoup de plans de dos. La femme active, c’est une femme de dos et qui avance. Mais dans la scène du Louvre, je suis comme un petit soldat. C’est Bande à part et Le Petit Soldat (rires)… Mais le personnage a vraiment ce côté petit soldat qui tient debout et ne veux pas s’écrouler. Vos options de mise en scène étaient-elles décidées avant le tournage, ou avez-vous procédé scène après scène ? J’avais défini mes choix en amont du tournage, parce que je jouais aussi et que je savais que le tournage serait ramassé niveau temps et budget. Et j’aime bien tourner vite, je n’aime pas l’inertie sur un plateau. J’avais choisi de faire des plans-séquences, pas de gros plans. On a disposé des décors avant, donc j’ai pu réfléchir en amont où j’allais placer la caméra. Des tas de choses ont aussi été improvisées, il faut laisser de la place aux imprévus d’un tournage. Par exemple, certains plans sont cramés par le soleil, d’autres sont volés à l’enfant. Pour le jeu des acteurs, c’était “pas de larmes, de la vitesse”.
C’est aussi un film sur Paris ?
Les trois personnages sont souvent dans une sorte de huis clos, il m’importait donc que le quatrième personnage soit la ville. Je n’aime pas filmer dans les restaurants, je ne sais pas filmer les gens à table. Mes personnages ont du mal à se poser, ils marchent tout le temps. Le métro est pour moi un lieu très cinématographique, j’avais envie de filmer la circulation des êtres. Nos vies parisiennes ressemblent à ça, on est toujours en train d’arpenter, de courir…
Le film comporte des scènes subtiles sur la judéité, le questionnement de l’enfant. Comment sont-elles venues dans cette histoire ?
Ça vient de moi (rires)… La question de la mort est impensable pour un enfant, et pour certains adultes. L’idée du néant, de la disparition totale est difficile à concevoir. La religion rassure ce petit enfant, il cherche des réponses à une question impossible. Il a par ailleurs besoin d’être relié à une identité, ça lui donnerait une force supplémentaire. “Religion” vient de “religare”, relier. En faisant sa bar-mitzva, il pense qu’il serait relié aux autres et à ses origines. Mais il se trouve que sa mère, juive, est complètement athée. Elle veut bien l’aider, mais sans mentir, en lui disant clairement qu’elle ne croit pas en dieu. Et comme son père est mort, il se rend compte que l’option religieuse est mal engagée. Autant choisir Paul, l’amant de sa mère, qui est réel, plutôt qu’une entité irréelle.
Vous montrez qu’on peut être juif et athée, alors que beaucoup réduisent la judéité à la religion, confondant judéité et judaïsme.
Je suis comme la mère et finalement le fils. Etant d’origine juive, la question “c’est quoi être Juif ?» s’est toujours posée. C’est une question permanente. Ma grand-mère était juive et c’était très important pour elle que je le sois. Etant athée, je me sens parfois coupable de ne pas être assez juive, parce que j’ai aimé ma grand-mère. C’est par amour pour elle que je veux être juive, pas par amour de la religion. Mais alors, qu’est-ce qu’être juive si je ne crois pas du tout en Dieu, si je ne pratique pas la religion ? Je crois que c’est un héritage culturel, familial et surtout profondément sentimental. Pour honorer ma grand-mère, je serais prête à faire Kippour ou un autre geste juif pour me rattacher à elle. Freud, qui n’était pas du tout religieux, se sentait juif par deux biais : la sur-intellectualisation et la joie des fêtes familiales. Freud n’avait pas tort. C’est vrai qu’on a tendance à tout sur-intellectualiser, et gamine, je me souviens de la gaieté des fêtes religieuses familiales.
Et l’idée de Sartre selon laquelle c’est l’antisémite qui fait le Juif ?
Je crois qu’elle a aussi sa part de vérité. Quand on est relié à des personnes qui ont survécu à la guerre, à la Shoah, on a envie de les défendre, de défendre leur passé, leur mémoire. Compte tenu de ce qu’ils ont traversé, les descendants n’ont pas le droit de s’en détacher ou de s’en cacher. Mais c’est un héritage culturel, mémoriel, affectif, pas religieux. C’est peut-être un poncif, mais l’humour est un aspect essentiel de cet héritage. Ma grand-mère se regardait dans la glace en disant “Je ne suis pas la sœur de Grace Kelly” (rires)… J’ai été élevée dans cet esprit qui consiste à savoir rire de soi. J’allais dans une colonie de vacances juive laïque où on affirmait être non religieux et antisionistes.
Vous êtes toujours antisioniste ?
Si être antisioniste signifie être contre l’existence de l’Etat d’Israël, non, c’est ridicule, ça ne veut rien dire. Cet état existe depuis plus de cinquante ans, on ne va pas le supprimer. Mais si être antisioniste signifie être opposé à la politique de cet Etat, là, oui, on est d’accord. La politique israélienne est en effet une catastrophe et que ce pays-là ne soit pas de gauche, pas plus attentif au sort de son voisin palestinien, on ne peut pas s’y faire. Après, il faut faire attention, parce que l’antisionisme est parfois le masque de l’antisémitisme, comme on peut le constater en ce moment. La bête immonde ressort de sa tanière.
Vous avez tourné avec beaucoup de cinéastes intéressants. Par exemple, Hervé Le Roux, pour Grand Bonheur et On appelle ça le printemps.
On ne le voit plus beaucoup, j’espère qu’il va réussir à refaire un film. Hervé est rare parce qu’il arrive à faire du burlesque. Il est du côté de Blake Edwards, Peter Sellers, et il n’y en a pas beaucoup qui savent faire ça. Et son documentaire, Reprise, c’était génial ! Comme mon film, il s’agissait d’une femme en colère (rires)…
Vous avez travaillé avec Philippe Garrel sur Le Cœur fantôme et il avait dirigé votre défunt compagnon, Benoit Régent.
Je n’ai pas joué dans Le Cœur fantôme, j’étais son assistante. On s’est rencontré au moment de J’entend plus la guitare, il a toujours été proche. Il savait que le cinéma m’intéressait, que j’avais envie de passer de l’autre côté. J’étais ravie de voir comment Philippe fait des films et c’est unique en termes d’obstination et de liberté. J’ai beaucoup appris avec lui. Il fait vraiment des prises uniques, c’est une pratique à laquelle il se tient. Ça génère une concentration extrême de toute l’équipe, une tension qui libère plein de choses. La contrainte génère la liberté. Je n’ai jamais joué dans un de ses films, j’espère que ça se fera un jour (rires)… mais on est très proches.
Vous avez fait Trois ponts sur la rivière et Saltimbank avec le rare Jean-Claude Biette.
Ah, Biette ! C’était un poète, il était au-dessus du sol. Il était d’une légèreté et d’une poésie incroyables. Tout l’émerveillait, il avait cette capacité intacte qu’ont les enfants. Il avait une démarche très pure et une grande bonté. Il dirigeait ses films avec une grande douceur, une douceur finalement plus puissante que l’autoritarisme. Ses plateaux étaient toujours très calmes, légers, et très drôles. Il savait voir ce qui est cocasse et ridicule dans la vie.
Un autre qu’on ne voit plus et avec qui vous avez tourné plusieurs films (Marion, Western…), c’est Manuel Poirier.
Je ne sais pas du tout ce qu’il fait, ce qu’il devient. J’aimais beaucoup ses films, réalistes, sincères… Manuel a quand même découvert Sergi Lopez, un sacré acteur, il a fait tourner des types puissants comme Serge Riaboukine, qu’on ne voit pas assez. C’est un immense acteur, Riaboukine, le Michel Simon d’aujourd’hui.
Vous avez travaillé avec une femme cinéaste qui se tient bien droite et debout, Dominique Cabrera.
Elle est très forte pour les sujets politiques, elle sait faire des films politiques mais pas didactiques, comme Nadia et les hippopotames, Le Lait de la tendresse humaine… La politique de ses films ne passe pas par un message mais par les situations et les personnages.
Vous êtes une figure du cinéma d’auteur mais vous avez aussi tourné des choses comme Camping 2. Etait-ce purement alimentaire, ou avez-vous plaisir à jouer aussi des rôles grand public dans des machines populaires ?
Je n’avais pas vu Camping 1. Quand le réalisateur m’a contactée, je lui ai demandé s’il ne s’était pas trompé de personne. J’avais en fait deux scènes avec Richard Anconina, et pour moi, Anconina est un très bon acteur, il a joué dans Police, Le Petit criminel… C’est vrai aussi que j’étais très bien payée sur ce film. Ce sont plutôt les journalistes qui tracent la frontière entre films d’auteur et films populaires. Pour nous les acteurs, cette frontière n’existe pas. Du moins, on ne se pose pas la question en ces termes. Moi, populaire ou pas, radicaux ou pas, j’ai envie de faire des bons films, avec des bons sujets, des gens que j’aime bien. L’identité de mon partenaire compte beaucoup. Par exemple, Anconina, ça m’allait parfaitement, il est excellent. Et à chaque film, même si c’est un projet moins ambitieux, on se dit qu’on va apporter quelque chose qui sera peut-être au-delà du rôle ou du scénario. Je suis comme une enfant, toujours partante pour tenter des trucs, m’amuser. Et puis c’est bien d’essayer des choses qu’on n’a encore jamais fait. Donnez-moi un costume et je fais la fille du saloon ou John Wayne sans problème (rires)… Dans Rio Bravo, je veux bien jouer tous les rôles !
Etes-vous toujours spectatrice de cinéma ?
Oui, complètement. Je vois régulièrement des nouveaux films et des films anciens. J’essaie de rattraper tous les films que je n’ai pas vus. Voir des films anciens, c’est nécessaire, ça fait du bien. Dans les films récents, celui qui m’a marquée est le Guiraudie. Je le suis depuis un moment, Le Roi de l’évasion était déjà très drôle, très libre. Les scènes de meurtre dans L’Inconnu du lac sont extraordinaires… Celle en plan large, au crépuscule, avec juste les ébats dans l’eau, c’est fascinant d’effroi. Il parvient à mêler le sexe et le meurtre. Celle où on tue le flic, hop, un coup de couteau, c’est ultra-réaliste. Le troisième meurtre mêle aussi l’effroi et la jouissance. C’est éblouissant. Et Guiraudie a aussi un sens politique, il traite tous ses personnages à égalité et c’est réjouissant. Et il choisit des acteurs qu’on ne connaît pas et qu’on est ravi de découvrir.
Et La Vie d’Adèle ?
J’aime beaucoup mais je risque de dire la même chose que tout le monde. Ce que j’aime le plus chez Kechiche, c’est sa puissance à faire naître une actrice, on l’a vu avec Adèle Exarchopoulos, mais aussi Sara Forestier, Hafsia Herzi… Il révèle ces actrices, comme un peintre magnifiait ses modèles, comme Manet avec Berthe Morisot. Cette puissance-là est très belle. Et on sent que Kechiche et ses actrices sont des personnalités très libres. Ils y vont. Il leur dit “tout est permis” et il leur permet de le dire aussi. Il croit au cinéma, elles y croient, sans cynisme, et c’est très beau. L’énergie des films de Kechiche est contagieuse.
Les gros films américains vous intéressent aussi ?
Ça dépend. Je choisis les films par les réalisateurs, les acteurs, parfois le sujet… Je ne préjuge pas de généralités bonnes ou mauvaises sur les blockbusters. Récemment, j’ai adoré Ma vie avec Liberace. Quel film d’acteur ! Je suis fan de Matt Damon. Il peut tout faire et il ne la ramène pas. Il est fin, ambitieux, mais pas pour la performance, il cherche toujours à coller au film. Il a une humilité par rapport au film, il ne tire pas la couverture à lui. Dans le Soderbergh, il m’a fait pleurer.
Le Sens de l’humour de Marilyne Canto, avec Marilyne Canto, Antoine Chappey, Samson Dajczman, sortie le 26 février
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