Productrice de “L’Île rouge” de Robin Campillo et d’“Anatomie d’une chute”, la Palme d’or signée Justine Triet, Marie-Ange Luciani a permis l’éclosion des deux plus beaux films français de l’année. Rencontre et récit d’un parcours atypique.
Quel trait d’union entre les pentes enneigées des Alpes, où se tient le chalet du balcon duquel un écrivain fait une chute létale, et le relief vallonné du Madagascar des années 1970, le quotidien alangui et moite des populations natives et des anciens colons pas encore totalement partis ?
Passer des températures glacées d’Anatomie d’une chute au bain de soleil perpétuel de L’Île rouge constitue un vrai choc thermique. Un choc esthétique aussi, tant les deux films sont à ce jour les deux plus forts moments de l’année et constituent ce que le cinéma d’auteur français peut proposer de plus audacieux et accompli. Quant au trait d’union, il s’agit d’une femme, une productrice, à peine quadragénaire, qui a coproduit (avec David Thion de la société Pelléas) la toute récente Palme d’or signée Justine Triet et le nouveau film de Robin Campillo : Marie-Ange Luciani.
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Marie-Ange est née en Corse, où elle a vécu jusqu’à 17 ans, entre Ajaccio et Bastia. Elle se dit issue “d’une famille plutôt paysanne. Mon père travaillait dans la grande distribution, mais venait d’une famille rurale, où tout le monde avait arrêté l’école très tôt. J’ai grandi dans un environnement où il n’y avait pas de livres, pas de sorties au cinéma, mais beaucoup de télévision. Et à l’époque, la télé passait beaucoup de films. La VHS était assez présente et vers 12/13 ans je me suis mise à fréquenter assidument les vidéo-clubs. Mes parents m’ont abonnée à Première, puis aux Cahiers… Adolescente, je ne faisais pas vraiment de hiérarchies, j’avais un rapport fort aux films, à leurs récits, mais pas tellement à leurs auteurs. Je voyais du Pialat, du Sautet, du Oury sans faire vraiment la distinction ou presque”.
Plus que les auteur·rices, ce sont les acteurs, et surtout les actrices, qui flèchent ses découvertes. “J’ai eu assez tôt une passion pour Meryl Streep, puis pour Romy Schneider, et j’ai vu leurs films par cycles. Et puis j’avais des obsessions très érotiques. Pour Winona Ryder par exemple. J’ai dû voir le Dracula de Coppola des dizaines de fois pour elle.”
Le goût du risque
Ce goût pour les films, et les acteur·trices, l’amène à faire du théâtre, à lire du théâtre, et renforce son intérêt pour la littérature. Elle quitte la Corse pour Aix-en-Provence, où elle passe une licence de lettres modernes. Puis monte à Paris pour poursuivre ses études jusqu’à un DEA de littérature comparée, puis une inscription en thèse sur la construction de l’identité narrative chez Peter Handke, Virginia Woolf et Gus Van Sant. La jeune fille rêve d’une carrière universitaire mais peine à se décider à passer l’agreg.
Elle double alors ses recherches de la préparation d’un diplôme plus pragmatique, un DESS d’administration du spectacle. Dans ce cadre, elle doit trouver un stage. Elle en obtient un dans la société de distribution Ad Vitam, dont la directrice, Alexandra Henochsberg “est corse d’origine, je pense que ça a joué car à la base je ne savais rien faire (rires)”. Ad Vitam s’apprête à sortir Lady Chatterley de Pascale Ferran, un beau succès public avec en bout de course une floppée de César. Elle se rapproche du producteur du film, Gilles Sandoz, qui l’engage comme assistante de production. Peu à peu, elle prend en charge la production de certains films, notamment des téléfilms d’Arte réalisés avec la Comédie-Française (signés Mathieu Amalric, Olivier Ducastel et Jacques Martineau).
Producteur réputé pour son goût du risque et des bancos, Gilles Sandoz, dont elle dit qu’il lui a tout appris (“à regarder un film, comprendre sa construction, etc.”) l’entraîne dans des aventures parfois houleuses : “Il y aurait vraiment un film exceptionnel à faire sur Gilles. C’est vraiment un pirate qui n’a peur de rien. J’ai vécu des choses folles avec lui, comme l’arrivée des huissiers qui vident absolument tout le bureau jusqu’à ne rien te laisser, ni table, ni chaise, ni le téléphone et pas même le frigo ! C’est assez formateur d’avoir pu observer une banqueroute au moment où germaient mes désirs de créer. J’ai toujours en tête une certaine gradation des niveaux de risques.”
Aux côtés de Gilles Sandoz, elle se rapproche des Films de Pierre, la société de production de Pierre Bergé, dirigée par Hugues Charbonneau, fondée pour produire le documentaire de Pierre Thoretton sur la relation Bergé/Saint-Laurent, L’Amour fou. Assez vite, Marie-Ange propose aux Films de Pierre de l’embaucher pour travailler sur le développement de projets. Un jour, dans le bureau d’Hugues Charbonneau, elle tombe sur le DVD du premier et unique film de Robin Campillo, sorti presque dix ans plus tôt, Les Revenants (du pitch du film, Canal+ tirera une série fantastique au début des années 2010).
“Je me suis souvenu d’avoir vu le film au MK2 Parnasse, ça m’avait beaucoup plu et j’ai demandé : ‘Mais il est devenu quoi ce réalisateur ? Pourquoi il ne tourne plus ?’. Hugues m’a répondu que c’était son pote et m’a proposé de me le présenter. Nous avons déjeuné et il m’a filé dix pages, un simple argument qu’il avait écrit et qui deviendrait Eastern Boys. Nous sommes partis ensemble sur ce projet sans se connaître et la production a été longue et tendue. Robin était mal identifié, le sujet, la prostitution de jeunes hommes clandestins à la gare du Nord, n’était pas très consensuel… Je ne sais pas ce qui s’est passé entre nous, mais ça a été au-delà de l’alchimie. Nous sommes devenus tellement proches que j’ai pu avoir peur parfois que ça endommage notre rapport de travail.”
Eastern Boys sort au printemps 2014, fait peu d’entrées, mais obtient une forte reconnaissance critique et retient l’attention de la profession. Début 2015, le film est nommé aux César notamment dans les catégories meilleur film et meilleur réalisateur, un exploit assez rare pour un film ayant amassé moins de 40 000 entrées en France. Ce fort succès d’estime rend la production du film suivant un peu plus simple : il s’agit d’un projet que Campillo porte depuis longtemps et qui retrace sa jeunesse parmi les militants d’Act Up, 120 battements par minute. Un triomphe. Grand Prix au Festival de Cannes 2017. César du meilleur film 2018. “Avec ce film, nous avons changé ensemble de catégorie.”
Implication
Pour avoir rencontré un certain nombre de personnes ayant, à un titre ou un autre, assisté au tournage de 120 bpm, on sait que l’implication de Marie-Ange Luciani sur le film excédait celle de beaucoup de producteur·trices : présente tous les jours, toutes les heures, partageant son avis avec le cinéaste presque après chaque prise… On lui demande si son comportement est identique avec les cinéastes ou si sa relation un peu fusionelle à l’œuvre et à la personne de Robin Campillo est exceptionnelle.
“Sur 120 bpm, Robin avait très peur du film. Il manipulait un matériau biographique très intime, en partie très douloureux, avec beaucoup de fantômes à réveiller. J’ai beaucoup œuvré pour le convaincre de le faire, dépasser cette peur. Donc oui, j’étais toute la journée sur le plateau, à côté de lui devant le combo (écran de contrôle, ndlr). Mais j’ai fait la même chose sur L’Île rouge. J’ai passé tout le tournage à Madagascar, tous les jours sur le plateau (rires) ! Moi j’adore ça, donc si on me laisse entrer, je rentre. Je ne considère pas que mon travail consiste seulement à trouver des financements. Il faut aussi apprendre à regarder des films, comprendre pourquoi les réalisateurs tiennent à telle ou telle chose, comment les rapports s’organisent sur un plateau…”
Comment alors trouver l’endroit où placer le curseur pour que le réalisateur ne se sente pas surveillé ou envahi sur un plateau ? “La plupart de ceux que ça gêne ne sont pas vraiment gênés pour l’exprimer. Par exemple sur Arthur Rambo, Laurent Cantet me l’a bien fait comprendre et ce n’était pas un souci. Sur Anatomie d’une chute, j’étais présente, mais pas autant que sur un film de Robin quand même. Justine est très démocratique sur un tournage. Tout le monde peut donner son avis et tous les avis l’inspirent, l’intéressent. C’est très participatif et assez joyeux. Je serai restée davantage, elle l’aurait parfaitement accepté.”
“Je suis assez à l’aise dans les affrontements”
Une telle implication dans ses projets, une vision de la collaboration avec un·e cinéaste comme “un mariage d’amour”, l’empêche bien sûr de produire à la chaîne. Depuis la mort de Pierre Bergé, elle a emprunté pour racheter toutes les parts des Films de Pierre et est désormais seule à la barre. Le rythme d’un film par an en moyenne s’est un peu accéléré ces derniers temps. Les tournages de L’Île rouge, de La Ligne d’Ursula Meier, d’Anatomie d’une chute et du prochain Claire Burger se sont enchaînés.
Anatomie d’une chute est coproduit par deux sociétés françaises, ce qui est assez rare (en général, les coproductions permettent d’additionner des financements internationaux). David Thion, de Pelléas, avait produit Sibyl, mais a eu besoin d’un apport supplémentaire pour permettre d’assurer le tournage à Stromboli. “Nous sommes entrés dans le financement comme ça. Mais si on m’ouvre une porte, je ne la laisse pas si facilement se refermer. En l’occurrence, c’est Justine qui a eu envie de m’associer à Anatomie d’une chute, tout en continuant sa collaboration avec David [Thion]. C’est plutôt bien, en fait, d’être deux. Ça permet de se donner mutuellement du courage, de prendre plus de risques. La durée d’Anatomie, par exemple, a occasionné de vraies discussions, entre nous, avec les décideurs, et avec David. Lorsque l’un de nous deux était sur le point de céder, l’autre le remotivait pour tenir tête aux interlocuteur·trices qui voulaient raccourcir le film.”
Comme Robin Campillo, Justine Triet lui paraît être une réalisatrice très exigeante dans la relation cinéaste-producteur·rice. “Elle téléphone beaucoup, écrit beaucoup de mails, très tôt le matin (rires). Elle partage beaucoup mais du coup demande aussi beaucoup de disponibilité. Mais cette attention aux désirs et aux besoins de l’autre, c’est vraiment le cœur du métier. Il faut vraiment beaucoup aimer les autres pour faire ce métier. C’est comme ça que je le vois. Parfois, je me dis que je suis beaucoup trop dans l’affect. Quand ça ne marche pas, ça me touche trop, je ne me protège pas du tout, mais je ne sais faire mon travail que comme ça.”
Si l’affect est le moteur de la relation aux cinéastes, l’activité de producteur·ice nécessite aussi un certain art du refroidissement et la capacité de séduire et de parler à des personnes où les liens affinitaires sont moins évidents – les décideurs, les financiers… “Je m’entends bien avec les financiers. Je crois que je trouve très facilement un langage commun avec eux. Ça me vient sûrement de mon père qui bossait dans la grande distribution, était à la fin de sa carrière un commercial… Je sais faire. Et puis je me suis staffée pour. Au départ, avec ma formation littéraire, je pensais que ça ne me plairait pas et en fait, j’aime bien. J’ai appris à négocier sur le terrain ; pendant des années, j’ai fait semblant de comprendre des trucs hyper techniques où je ne comprenais rien. Maintenant, ça va de mieux en mieux. Et puis je n’ai pas peur des conflits. J’aime les joutes, les discussions contradictoires, insister après un refus pour essayer de convaincre. Je suis assez à l’aise dans les affrontements, sans qu’ils ne prennent jamais un tour violent.”
“Nous sommes dans une situation très précaire et il faut être vigilant”
Avec 120 battements par minute, et maintenant Anatomie d’une chute, Marie-Ange Luciani a su porter très haut des films dont le succès n’avait rien d’évident en amont, très inventifs formellement, sans casting propre à rameuter l’argent des télévisions. Est-ce que le système, fait d’obligations légales d’investissement et de subventions qui permet de financer confortablement et de mener jusqu’à la réussite commerciale des prototypes de cinéma aussi ambitieux que ces deux films, lui paraît aujourd’hui menacé ? “Oui, je suis inquiète. Le système de cinéma français a connu une apogée avec l’arrivée de Canal+ et la mise en place d’obligations légales pour les chaînes. Dans les années 1980-1990, ce système fonctionnait. Depuis vingt ans, il n’arrête pas de se complexifier. Je souscris absolument au discours de Justine lorsqu’elle a reçu la Palme. David (Thion) et moi l’avions d’ailleurs relu. Comme Justine, je suis une enfant de l’école de la République et de l’exception culturelle. J’ai réussi à faire des études parce que c’était gratuit et j’ai réussi à faire du cinéma parce que, d’une certaine façon, c’était gratuit (rires). En tout cas, parce qu’on me prêtait de l’argent que je remboursais sur un système hyper bien foutu – alors que dans les années 1950, un producteur devait arriver avec un apport issu d’une fortune personnelle. Ça s’est démocratisé et ça permet une plus grande diversité de l’offre.
Rima Abdul-Malak peut dire ce qu’elle veut, mais on voit bien que ça tremble un peu, avec l’arrivée des plateformes, avec ce projet de la fabrique de l’image 2030. Les 20 % d’obligation d’investissement dans le cinéma d’auteur des plateformes ne représente rien, c’est 30 millions d’euros, là où Canal+ en met 220 par an. La taxation est évidemment insuffisante. Nous sommes dans une situation très précaire et il faut être vigilant. Il y a toute sorte de danger : la suppression de la taxe audiovisuelle qui fait perdre de son autonomie à France Télévisions, le danger d’un contrôle du CNC, aujourd’hui sous tutelle du ministère de la Culture, par le ministère de l’Économie, et de fait Bercy et la Cour des comptes regardent de plus en plus comment se distribue l’argent du CNC…
Tout cela est instable et personne n’est tout à fait serein. Quand tu vois ce qui s’est passé en Angleterre, il y a franchement de quoi s’inquiéter. Ils ont construit des studios partout, les plateformes viennent tourner, c’est le plein emploi certes dans le secteur audiovisuel… Mais où est le cinéma ? Où sont les cinéastes ? Même Ken Loach est produit en France. Ce système extraordinaire n’existe nulle part ailleurs, ça veut bien dire qu’il est difficile à mettre en place et difficile à maintenir. Donc il faut absolument qu’on se batte pour le préserver, le renforcer, l’adapter. Depuis sa création, on a toujours su faire ça et ça s’est fait à travers une politique culturelle forte et inventive.”
Accompagner les artistes
Accompagner des artistes dans l’accomplissement d’une vision reste le cap dont Marie-Ange Luciani ne veut pas dévier. Concevoir des contenus pour remplir les tuyaux de plateformes en passant outre la reconnaissance artistique n’est pas l’idée qu’elle se fait de son travail. Son activité de productrice n’a à ce jour même flirté avec un cinéma de marché. “Je crois que je ne saurais pas faire. Je peux en être la spectatrice, mais je ne saurais pas les fabriquer. Un cinéma d’auteur qui rencontrerait le public me paraît plus raccord avec ce que je cherche. Les producteurs indépendants rêvent tous de réussir à trouver cette équation parfaite entre l’exigence de l’œuvre et la rencontre avec le public.”
À l’inverse, on lui fait remarquer que même ses films qui n’ont pas fonctionné commercialement (Arthur Rambo de Laurent Cantet, La Surface de réparation de Christophe Régin) étaient quand même conçus pour fédérer 200 ou 300 000 entrées. Elle n’a jamais produit de films vraiment underground comme, par exemple, ceux de Bertrand Mandico. “C’est vrai. Pourtant j’adore le cinéma de Bertrand Mandico. J’ai même contribué dans une commission à ce qu’il bénéficie pour la première fois de l’avance sur recettes. Mais je ne suis pas sûre non plus que je saurais le produire. Je sais que je ne sais pas tout produire. Dans les films que je produis, je mets beaucoup de moi. Même si le film appartient au cinéaste, je vois un lien très organique entre le film et ce que je suis. Il y a aussi une part de la sensibilité du producteur dans ses projets.”
Propos recueillis par Jean-Marc Lalanne.
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