Prolixe, éclectique, généreux : Mariano Llinás ressemble à La Flor, son film d’une durée de quatorze heures. Echange avec un cinéaste qui, jamais avare de digressions littéraires et loufoques, manie un humour pince-sans-rire affûté.
“Ça commence bien”, me dis-je en mon for intérieur après avoir demandé à Mariano Llinás où il a appris à parler notre langue. Ce colosse barbu de 44 ans me répond, en français : “Je ne parle pas français.” Il m’explique : “En Argentine, beaucoup de gens parlent cette langue, notamment parce que la moitié de la population est d’origine basque. Et l’autre moitié est italienne. Mais pas moi : je suis d’origine catalane du côté de mon père et castillane du côté de ma mère. Je suis l’exception”, me répond-il en surjouant la fierté. “Mais c’est pareil pour l’italien. Je ne connais ni l’italien ni le français mais je les parle” (la seconde étant l’unique langue que nous utiliserons pendant une heure et quart…).
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Une passion pour Borges
Mariano Llinás a un humour très pince-sans-rire, un peu “british” et on ne sait trop quoi. Argentin ? Il m’explique par exemple que le grand écrivain Jorge Luis Borges (qu’il aime et dont on sent l’influence dans La Flor) voulait se faire passer pour un vieux conservateur, mais qu’il croit, lui, Llinás, que c’était de l’humour argentin. “Il a effectivement serré la main de dictateurs, il a même écrit que les militaires étaient des gentlemen, mais ce sont des blagues. Peut-être de mauvais goût, mais des blagues. Il n’aimait pas la dictature, cette époque mauvaise”.
La littérature de Borges, selon Llinás, est fondamentalement rebelle. “Borges a désobéi à la règle qui consiste à être un écrivain d’Amérique du Sud, où l’on attend de vous que vous produisiez une littérature ‘tropicaliste’, avec une écriture voluptueuse comme les femmes de votre pays, etc. De sa petite ville marginale (Buenos Aires est une grande ville mais elle se trouve au cul du monde), Borges a pensé le monde. Il a considéré les différentes cultures comme sa propre tradition. C’est une idée révolutionnaire et très argentine. Les premiers habitants de l’Argentine étaient des nomades, des transhumants, contrairement aux Péruviens et aux Mexicains, leurs palais et leurs villes gigantesques. L’Argentine est une terre où tout le monde a toujours été mouvant. Alors Borges a décidé que nous avions le droit de tout cambrioler. C’est plus important que le fait qu’il ait fréquenté des gens horribles que je déteste.”
« Aller au cinéma n’est pas à la mode »
Même si Mariano Llinás aime faire des digressions, il revient toujours au cœur du sujet. Comme dans son film, faussement foutraque. Il m’explique sa francophilie par le fait que son père, le poète et critique de cinéma Julio Llinás, a vécu plusieurs années à Paris. Il faisait partie du groupe surréaliste d’après-guerre et a fréquenté André Breton, Benjamin Péret, etc.
« J’ai choisi de vivre une vie qui s’inscrivait dans mon héritage familial : j’avais des facilités avec les mots, pour raconter des histoires. »
Pour expliquer son intérêt pour le cinéma, Mariano a une théorie : “Au XXe siècle, tout le monde aimait le cinéma, dans ces temps anciens. Pas comme aujourd’hui où aller au cinéma n’est pas à la mode. Même le rock, dont le nom est caché dans le nom de votre journal, est moins populaire aujourd’hui, non ? Nous sommes devenus les fidèles d’un culte ancien, alors que nous étions, enfants, au milieu de la chose la plus populaire qui soit.”
Le souvenir de son père
Mais pourquoi FAIRE du cinéma ? “Mon père menait une vie d’artiste. Il était la littérature pour moi. Ma sœur aînée (Verónica Llinás, célèbre en Argentine) est devenue actrice. J’ai essayé d’être saxophoniste, mais bon… Vers l’âge de 15 ans, j’ai décidé de voir des terres lointaines (mes poètes francophones préférés sont Cendrars et Michaux, deux écrivains voyageurs). J’ai choisi de vivre une vie qui s’inscrivait dans mon héritage familial : j’avais des facilités avec les mots, pour raconter des histoires. J’ai compris que l’art qui me convenait, qui mêlait la pensée, l’énergie physique et le divertissement, c’était le cinéma. Je crois d’ailleurs que mon père, en étant surréaliste, le vivait ainsi, pas seulement intellectuellement.”
Il s’interrompt soudain. “Excusez-moi, je ne sais pas pourquoi je parle autant de mon père… Sans doute parce qu’il est mort il y a six mois.” Il sourit. “C’est la première fois que je parle de lui. Il aimait beaucoup la campagne, les champs autour de Buenos Aires, ce qu’on appelle la pampa, en littérature. Il aimait beaucoup les chevaux. Ce qui est très étrange, parce que les gens qui aiment les chevaux, en Argentine, ne sont pas précisément des surréalistes ou des gens qui aiment la littérature française… Ils aiment plutôt les histoires de gauchos, de couteaux… Je crois qu’il y avait aussi chez lui l’envie de faire des blagues, des grandes blagues au sens noble du terme !” La Flor possède aussi cet humour singulier, mélange de pastiche, de parodie et de récit picaresque. “J’aime le mot ‘picaresque’ !”, clame Mariano Llinás.
Hollywood, Shéhérazade, Hitchcock et Manet
J’évoque alors l’une des singularités de La Flor : le fait que l’une des histoires qu’il raconte (puisqu’il y en a six ou sept, je ne sais plus) n’ait pas de fin, et que cette absence de dénouement soit assumée dans le film, par le cinéaste lui-même dès les premiers plans du film, où il expose son projet narratif. Ce geste artistique est assez génial.
“J’aime beaucoup les fins chez Hitchcock, qui sont abruptes, rapides. Vertigo, vous vous souvenez ? Une bonne sœur apparaît et Kim Novak se jette du haut du clocher ! Fin »
Pourquoi Llinás a-t-il commis ce crime de lèse-récit ? “Hollywood a réussi presque dans tout. Mais il a raté les fins de films. Ce sont les moments les moins intéressants des films. On a l’impression qu’ils veulent faire plaisir à je-ne-sais-qui. Ce sont des fins naïves où tout le monde s’embrasse, où l’ordre revient. C’est une chose que nous pouvons éviter, nous, dans nos pays. Je gagne mon pain comme scénariste pour l’industrie du cinéma argentin (il est le scénariste attitré de Santiago Mitre et a aussi travaillé avec Pablo Trapero – ndlr), et le plus compliqué à écrire, c’est toujours la fin. Tout le monde vous dit : ‘Il est super, le scénario !’ Et puis, vous vous apercevez qu’on vous fait retravailler la fin pendant des mois (rires). Parce que tout le monde pense que si la fin d’un film est ratée, tout est raté. Or je ne le crois pas. C’est pour cela que j’ai coupé l’histoire avant la fin. C’est quand même Shéhérazade qui nous a enseigné ça dans les Mille et une nuits, non ?”
Rappelons que l’épouse du roi de Perse survécut parce qu’elle racontait chaque soir à son mari une histoire palpitante qu’elle ne terminait jamais. Le roi voulait tellement connaître la suite qu’il repoussait d’un jour sur l’autre l’exécution de Shéhérazade. “J’aime beaucoup les fins chez Hitchcock, qui sont abruptes, rapides. Vertigo, vous vous souvenez ? Une bonne sœur apparaît et Kim Novak se jette du haut du clocher ! Fin. D’un point de vue purement scénaristique, c’est idiot ! On dirait une sculpture de Rodin : ‘Stop, on ne touche plus à rien !’ (rires) Pareil chez Edouard Manet, que je cite plusieurs fois dans le film. Son talent, c’est qu’il sait exactement à quel moment il faut quitter le tableau. Certaines de ses peintures semblent inachevées. Et puis on comprend qu’elles sont parfaites parce qu’elles sont comme ça… Cela dit, j’ai fait un film de quatorze heures tourné sur dix ans, donc je suis sans doute mal placé pour donner des leçons !”
Filmer la joie
Llinás m’explique ensuite comment fonctionne la coopérative qu’il a fondée avec deux amis et qui lui a permis de tourner ce film monstre avec l’équivalent de 300 000 euros : “Personne n’était payé et nous tournions quand nous ne travaillions pas ailleurs pour gagner notre vie. Il y a eu des moments de doute et des fâcheries, mais je crois que la joie que les spectateurs nous disent trouver dans la vision du film vient aussi de cette joie que nous avions, que la caméra, qui est un objet magique, je vous le rappelle, a captée. Je pense que ce film n’aurait pas pu être produit autrement”, dit-il, nous rappelant au passage la théorie rivettienne selon laquelle un film raconte toujours l’histoire de son tournage…
Traditionnellement, une interview se termine par un mot sur les projets du cinéaste : “Mon prochain film se déroulera au XIXe siècle. Comme ça, je pourrai filmer des chevaux. Moi aussi, comme mon père, j’aime les chevaux…”
La Flor de Mariano Llinás, avec Elisa Carricajo, Valeria Correa, Pilar Gamboa, Laura Paredes (Arg., 2018, 13 h 34). Le film sort en salle en quatre segments, les 6, 20, 27 mars et le 3 avril
A lire également L’article de Mariano Llinás intitulé “Nos démons” dans la revue Trafic, no 109, mars 2019 (P.O.L)
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