La sortie en salle ce mercredi de “La Douleur” d’Emmanuel Finkiel, fine adaptation du roman éponyme de Marguerite Duras réincarnée sous les traits de Mélanie Thierry, nous a donné envie de revenir sur le cas Duras. Non pas sur ses textes (dont certains comptent parmi les sommets de la littérature du XXe siècle), ni même sur ses films (qui constituent une des hypothèses de cinéma les plus audacieuses et innovantes qui soit), mais plutôt sur son image opaque et mystérieuse, que la romancière s’est notamment amusée à construire et déconstruire via la télévision…
Si Duras, attachée à la notoriété, a, tout au long de sa carrière, répondu aux sollicitations médiatiques, il faudra attendre 1984 et le succès faramineux de L’Amant pour qu’elle s’improvise en reine des plateaux télé. Un média qui lui permet, notamment, de construire et d’entretenir son image de femme de lettre autoritaire et intellectuelle.
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Car pour beaucoup, Duras était avant tout une allure, celle d’une éternelle vieille dame aux larges lunettes, enserrée dans d’épais cols roulés aux couleurs fades, cigarette vissée à ses doigts couverts de bagues. C’était aussi une diction singulière faite de phrases brèves, incisives entrecoupées de silences. Une petite femme robuste et abîmée, à l’allure contrariée dont chaque prise de parole publique crée toujours l’événement. Grotesque pour certains, sublime pour d’autres, Duras aura utilisé la télévision comme un prolongement à son œuvre, une sorte de suite imagée de son écriture. Et si elle fut maintes fois moquée, on sent chez elle une certaine jouissance à apparaître comme le reflet grossi et caricatural d’elle même. Car Duras, à la télévision, parle comme elle écrit. Elle parle et se tait aussi, beaucoup, laisse peser les mots et les silences qui suivent. Ces moments de télévision, comme on dit, ont clivé les opinions à son sujet, génie pour certains, escroc pour d’autres, mais ils ont aussi et surtout façonné son mythe.
Duras à la télé, il faut bien s’en douter, n’a jamais consenti au traditionnel exercice de l’interview. Ou du moins elle l’a toujours fait à sa manière. Mal accordée à l’agitation des plateaux, l’écrivaine aura tout de même créé quelques moments cultes dans l’histoire de la télévision. Autant de bonnes raisons pour revenir en quelques points sur les plus beaux et les plus embarrassants passages télé de Marguerite Duras.
1) Duras sur l’affaire Villemin en 1993
En 1984 à Lépanges-sur-Vologne, débute une affaire criminelle sans précédent, celle du petit Grégory, qui connaîtra de nombreux rebondissements sans que jamais encore la justice ne parvienne à démêler les tenants de cette sordide histoire. L’affaire passionne autant qu’elle horrifie et très vite la presse accapare le drame. Deux ans après le début de l’enquête, Christine Villemin, mère du garçon, est inculpée pour le meurtre de son fils. A ce moment-là, Marguerite Duras, qui a déjà entamé en 1980 une collaboration avec Serge July, rédacteur en chef de Libération (L’été 80), se passionne pour l’histoire. La romancière a déjà, par le passé, écrit pour France-Observateur ou Constellation et y emploie un journalisme résolument subjectif et moral – « Il n’y a pas de journalisme objectif… Ecrire pour les journaux, c’est écrire tout de suite. Ne pas attendre. » écrit-elle à ce sujet dans sa préface d’Outside. En effet, elle n’attendra que très peu de jours avant de s’emparer de l’affaire Gregory. C’est à nouveau dans les pages de Libé que Duras signe la longue et célèbre tribune « Sublime Christine V. forcément sublime » et semble vouloir prouver à nouveau qu’il n’y a aucune limite à l’écriture pas même celle d’un crime.
Dès sa publication le texte scandalise. Alors qu’aucun jugement n’a encore été prononcé, Duras persiste et signe : Villemin est une mère martyre dont l’infanticide ne pouvait être évité. Entre délire et revendications féministes, Duras fantasme le meurtre de l’enfant « C’est ce que je vois » écrit-elle. En 1993, près de dix ans après le début de l’affaire, Christine Villemin est innocentée. A cette occasion, France 3 décide d’interroger à nouveau la pamphlétaire, retranchée dans sa maison de Trouville. L’entrevue est enregistrée quelques heures avant l’annonce du non-lieu. Les cheveux gris, débarrassée de ses épaisses lunettes, Duras ressemble à une petite vieille aux épaules lourdes. L’uniforme est toujours là, le châle, les bagues, le gros pull. Sous ses airs de mamie fragile, Duras n’a rien perdu de sa verve scandaleuse et elliptique. Assise à sa table, elle revient sur l’affaire Grégory. Mais le monologue Durassien a, semble-t-il, perdu de sa superbe. La romancière balance des phrases plus alambiquées les unes que les autres et fait de drôles et parfois ahurissantes associations, entre « le meurtre de l’enfant » et … « la campagne pure« (?!)
2) Duras et Bernard Pivot dans Apostrophe
https://www.youtube.com/watch?v=BidilIrlVGo
En 1984, alors qu’elle a déjà publié de nombreux livres, Duras fait l’événement avec L’Amant. Dans ce livre hautement autobiographique, elle raconte sa première expérience amoureuse et sexuelle avec un riche chinois en Indochine française. Avec L’Amant, Duras devient la nouvelle coqueluche populaire de la littérature française. Elle reçoit le prix Goncourt et quelques années plus tard Jean-Jacques Annaud achète les droits du roman pour l’adapter sur grand écran – une adaptation inévitablement désavouée par son auteur. C’est cette même année que Duras participe à la célèbre émission pilotée par Bernard Pivot, Apostrophe, qui a déjà connu par son passé quelques frasques marquantes dont celle d’un Bukowski, ivre mort, incapable de quitter le plateau.
En 1984 Duras a donc droit à son émission spéciale et à un face à face grand luxe avec la star des interviewer, Bernard Pivot, visiblement ravi de la recevoir. Après que ce dernier a présenté avec tout l’entrain nécessaire la ribambelle de livres de l’auteur, la première réponse de Duras se fait attendre. Immédiatement le rythme classique de l’interview semble se dissoudre dans un autre temps, le sien. A ce sujet, Pivot, peu à l’aise au début de l’entretien, dira plus tard qui lui aura fallu le temps de s’accommoder aux silences et longues pauses de la romancière pour poursuivre. Duras utilise son art habituel de la suspension, du vague, répétant sans cesse les mêmes mots comme des refrains. Mais lorsque Bernard Pivot lui rappelle ses souvenirs d’adolescence égrainés dans L’Amant, elle sourit, nous devient familière. « Vous avez beau fouiller, j’ai vraiment vécu comme tout le monde » dira-t-elle comme pour désacraliser son propre mythe.
3) “Je ne sais pas ce que c’est qu’un livre, personne ne le sait”
https://www.youtube.com/watch?v=kBhHolfS5A8
En 1993, Benoît Jacquot, qui vit une relation privilégiée avec la romancière, lui consacre deux moyens métrages. Il y aura La Mort du jeune aviateur anglais et Ecrire. Dans ce dernier, il est question de la difficulté de l’écriture, de la solitude qu’elle implique. Ces deux fragments visuels inspireront à Duras son livre Ecrire. En filmant, la parole de l’écrivain qui se raconte et théorise, Jacquot initie ce livre-manifeste. La proximité des liens entre les deux artistes, fait que le cinéaste, lui, n’est pas gêné par les silences de la romancière. Au contraire, il les laisse se déployer. Avant la réalisation de ce film, Jacquot ne donne aucune indication à la romancière, il lui dit simplement : « On s’installe à Neauphle, on va dans la pièce du fond (elle l’appelait ‘la chambre de musique’), tu t’installes là et c’est à toi. Tu fais ce que tu veux, je n’interviens pas sauf si tu me le demandes. Tu dis ce que tu veux dire, sans objet prédéfini, sans aviateur. » Le résultat : un moyen métrage de moins d’une heure avec quelques beaux moments d’emphases purement Durassiens comme lorsqu’elle dit « Je ne sais pas ce que c’est qu’un livre, personne ne le sait. »
4) Marguerite Duras et le petit François
Si Marguerite Duras fut coutumière de la presse papier, elle s’improvisa aussi un temps journaliste de « terrain ». A plusieurs reprises, elle se prêtera au jeu de l’intervieweuse pour l’émission Dim Dam Dom, diffusée entre 1965 et 1970 et destinée à un public féminin. Dans l’une de ces rencontres, elle fait la connaissance de François. « Que se passera-t-il en 2000 ? Les chevaux pourront-ils parler ? Pourra-t-on aller en Amérique en moins de trente minutes ? » demande-t-elle au petit garçon qui répond un peu dubitatif, mais sûr de lui. Après quoi, Duras l’interroge sur la télévision, son utilisation, son intérêt mais aussi sur la lecture et l’imaginaire. On ne voit que très peu Duras dans cet extrait. On ne distingue d’elle, que des volutes de fumée qui entrent dans le champ. La romancière fait preuve ici d’une grande tendresse et bienveillance envers son petit invité, qui, au fil des questions posées, semble étonné par ses propres réponses. Là encore Duras prouve son talent d’enquêtrice poétique, favorisant , par ce jonglage de questions réponses, l’émergence d’une réflexion sur la télévision et l’écriture.
5) Duras sur l’an 2000 : “Il n’y aura plus que ça, des réponses. Les textes seront des réponses”
En 1985, Antenne 2 consacre un mini reportage à Marguerite Duras en lui posant la question suivante : « En l’an 2000 où seront les réponses ?« . Comme à sa désormais légendaire habitude, Duras déploie une parole évasive et trouée, ponctuée de silences. La vision rétrospective de l’extrait est saisissante, aujourd’hui en 2018, quand l’écrivain imagine le nouveau millénaire : « Je crois que l’homme sera littéralement noyé dans l’information, dans l’information constante, sur son corps, sur son devenir corporel, sur sa santé, sur sa vie familiale, sur son salaire, sur son loisir. C’est pas loin du cauchemar. Il n’y aura plus personnes pour lire, ils verront de la télévision, on aura des postes partout«
6) Duras – Godard
Le 2 décembre 1987, l’émission Océaniques, réunit les deux esthètes du cinéma et de la littérature, Jean-Luc Godard et Marguerite Duras. Les deux se connaissent déjà bien et la rencontre évidente – elle écrivaine devenue cinéaste lui cinéaste marqué par la littérature – sonne comme des retrouvailles. Assis l’un en face de l’autre, ils se rappellent leurs dernières rencontres. Le prétexte de l’entrevue est la sortie respective de Soigne ta droite de JLG et Emily L. de MD. Chacun se doit de parler du film et/ou du livre de l’autre. Duras lance avec un ton péremptoire « Ton film est très beau« , ce à quoi Godard répond « Toi tu sais bien dire du bien des choses, moi je sais mieux dire du mal« . Entre ego trip (« On a pas à se plaindre, on est servi de notre intelligence, on s’est servi de notre propre intelligence » dira Duras) et conversations théoriques, les deux icônes livrent une réflexion sur le cinéma et la littérature. Et Godard, toujours le sourire en coin, semble comme intimidé face à la grande Marguerite qui mène le bal.
7) Marguerite Duras à propos du « Ravissement de Lol V.Stein »
En 1964 sort Le Ravissement de Lol V. Stein Ecrit en un rien de temps, le roman, considéré comme un véritable chef-d’oeuvre, est l’un des plus célèbres de son auteur. Pourtant c’est en pleine cure de désintoxication (« C’est la première fois que j’écrivais sans alcool » confie-t-elle ) que Duras imagine cette histoire de folie, celle de Lol qui après un mystérieux bal, dans la toute aussi mystérieuse ville de T. Beach, s’absente totalement au monde pour n’être plus qu’une figurante en quête d’un « mot-absence, un mot-trou » qu’elle ne parvient jamais à nommer. Le 15 avril de cette même année, le journaliste Pierre Dumayet, interroge Duras sur la genèse de Lol. On y apprend alors que pour construire son personnage, Duras s’est inspirée d’une femme, vue furtivement dans un bal organisé par un hôpital psychiatrique.
8) A propos d’India Song : “Je rends la lèpre à la lèpre, le silence au silence”
Lassée par des adaptations cinématographiques peu conformes à son idée même du cinéma, Duras décide très vite de faire ses propres films. En 1975, elle réalise India Song, directement adapté de sa pièce publiée deux ans plus tôt. Une histoire d’amour impossible en Inde avec pour décor les intérieurs luxueux d’une grande demeure, perdue au milieu d’une nature sauvage et hantée. Conceptuels, modernes, expérimentaux, les films de Duras déconstruisent toute sorte de narration et abolissent les rapports son/image. Dans India Song, son film le plus « classique », les personnages, dépossédés de leur voix, sont des pantins de chairs, muets et mobiles, dont les pensées résonnent en off. Au moment du tournage, une équipe de télévision se rend sur place pour rencontrer Duras, plus durassienne que jamais. Tout de noir vêtue, elle raconte sa méthode de travail : « J’ai l’impression quand je fais un film, d’appréhender quelque chose de l’extérieur pour un moment, pour le temps du film, de prendre cette histoire qui était là. Une fois le film terminé de la rendre. C’est comme si je captais de l’eau vous voyez, une rivière et qu’ensuite je la rendais au monde (…) Dans India Song je crois que je rends le film, je rends la lèpre à la lèpre, le silence au silence (…) j’ai ce sentiment ce qui veut dire que je suis assez contente de ce que j’ai fait. »
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