En une quinzaine de films, elle a superbement mis à mort les procédures du cinéma pour mieux retrouver l’écriture.
Marguerite Duras n’a pas écrit que des conneries. Elle en a aussi filmé. » Le mot de Pierre Desproges connut sa petite heure de gloire. Mais il ne pèse pas lourd en regard de l’invraisemblable beauté des films de Margueritte Duras, la façon dont ils surplombent le cinéma moderne et la rupture conceptuelle, radicale mais tranquille (pas du tout fiévreuse et romantique, à la Godard), qu’ils y opèrent. Le cinéma pour Duras a prolongé la littérature : elle commence par adapter ses pièces de théâtre (La Musica, en 1967, Détruire, dit-elle, en 1969), puis fait revenir de façon spectrale certains personnages de ses romans (le vice-consul, Anne-Marie Stretter). Mais le cinéma s’est aussi substitué à la littérature. Pendant la douzaine d’années où elle se consacre à l’activité de réalisatrice, de la fin des années 60 au début des années 80, Duras se détourne de son œuvre romanesque, ne publie que les scénarios des films tournés ou à faire. Et il lui faut en finir avec le cinéma, avec Les Enfants, en 1984, pour revenir au roman et connaître ses plus grands succès de librairie (elle renonce au cinéma l’année de son Goncourt pour L’Amant). Ce détour par le cinéma, c’est peut-être parce que le travail de démolition radical et systématique qu’elle y a accompli, elle ne pouvait se résoudre à le faire dans le champ de la littérature.
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Sa violence contre les modalités usuelles du cinéma culmine avec L’Homme Atlantique (1981) et son interminable plan noir. Ce plan noir, c’est un peu l’équivalent cinématographique du mot-trou évoqué dans Le Ravissement de Lol V. Stein : « un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. » Atteindre un plan où tous les autres plans, tous les autres films, toute la mémoire du cinéma seraient enterrés, c’est ce qu’a toujours cherché Duras cinéaste.
Film après film, elle a défait le tressage de l’image et du son (La Femme du Gange, puis les personnages muets à l’image d’India Song qui ne se parlent qu’en voix off). Elle a voulu abolir la découpe entre champ et hors-champ (les dispositifs de miroir d’India Song), a privé le récit d’une incarnation en images (Le Camion). Certes, avec son couple d’acteurs à jamais mythiques (Michael Lonsdale et Delphine Seyrig), l’entêtante ritournelle de Carlos D’Alessio, son élégant décorum années 30 et la lenteur hypnotique de ses travellings, India Song (1975) est un film extraordinairement séduisant, celui dans lequel le cinéma de Duras touche à son propre point de classicisme. Mais un chef-d’œuvre ne suffisait pas. Il fallait encore le défaire. Ce fut Son nom de Venise dans Calcutta désert (1976), sorte de remix funèbre d’India Song, qui juxtapose la bande sonore du film précédent à ses décors vides, désertés. C’est le plus beau des remakes jamais accomplis, une pure expérience de l’absence et de la hantise.
Longtemps, il a fallu guetter les films de Duras (ils existent désormais en VHS, peut-être bientôt en DVD). Ceux qui eurent la chance d’assister à la rétrospective intégrale organisée par la Cinémathèque française en 1992 garderont le souvenir, à la fois ému et amusé, de sa présence à toutes les séances. Elle a revu tous ses films (aucun cinéaste ne fait ça), spectatrice assidue et conquise de son propre travail. En s’approchant discrètement d’elle à la sortie des salles, on pouvait l’entendre statuer à mi-voix à l’intention de son entourage : « C’est magnifique », « C’est très fort » ou, plus énigmatique, après Nathalie Granger, « En fait, il n’y a pas d’amour ». Et c’est aussi pour ça, cet immense orgueil crânement assumé, cette façon jubilatoire d’être elle-même sa meilleure caricature qu’on a passionnément aimé Marguerite Duras.
Jean-Marc Lalanne
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