Alors qu’une armada de 70 films italiens sort en vidéo, rencontre avec un cinéaste qui n’a jamais rien fait comme tout le monde: il ne faut surtout pas casser les couilles’ a Marco Ferreri.
Il y a des signes qui ne trompent pas: sur les quatre films de Ferreri sortant dans la collection Cinéma italien, aucun n’est italien: deux espagnols, un français, un américain. Toujours en mouvement, Marco Ferreri est un cinéaste insaisissable. Issu du néoréalisme tardif, il part en Espagne à la fin des années 50 et y réalise ses trois premiers longs métrages. Alors que ses amis tournent en Italie, il est dès le début ailleurs et préfère jeter un regard caustique sur la société franquiste plutôt que sur les vilenies de la démocratie chrétienne. El Pisito et La Petite voiture sont deux joyaux d’humour noir, à l’intersection de la comédie italienne et de Viridiana. En s’emparant de problèmes sociaux tels que la crise du logement à Madrid ou la triste condition des vieillards, il joue avec la censure du Caudillo et signe deux réussites intemporelles. Si les autres films espagnols de cette époque, Mort d’un cycliste de Bardem par exemple, faisaient preuve d’un symbolisme lourdaud et ont du coup très mal vieilli, Ferreri expérimente déjà ce qui fera sa force: un cinéma constamment décalé, indirect, où il vise toujours à côté pour mieux atteindre sa cible. De ce point de vue, Touche pas à la femme blanche (1973) n’a pas pris une ride. Devenu parisien après le succès de La Grande bouffe, Ferreri règle son compte à l’impérialisme américain’ en transposant la bataille de Little Big Horn dans le trou des Halles : Mastroianni est Custer, Deneuve l’institutrice délurée et Alain Cuny, mais oui, le chef indien Sitting Bull! Les plus grands acteurs n’ont jamais été meilleurs que dans ses films et Ben Gazzara nous confiait il y a peu son plaisir d’avoir incarné Bukowski dans le magnifique Conte de la folie ordinaire (1981). Intervista d’un cinéaste nomade qui s’apprête à partir pour Budapest faire un nouveau film.
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Marco Ferreri : Je ne sais pas exactement d’où vient ma curiosité pour le cinéma. Je ne me suis jamais posé la question. Je faisais des études de vétérinaire à Milan. Puis je suis parti à Rome. J’ai fait une revue filmée qui s’appelait Documento mensile avec Riccardo Ghione et Cesare Zavattini (théoricien du néo-réalisme et scénariste de Vittorio De Sica). J’étais dans le cinéma, mais avec une totale liberté. Chaque numéro de la revue était constitué de films courts réalisés par différents metteurs en scène. Chacun apportait une contribution originale: il y a eu De Sica, Antonioni, Fellini, mais aussi des écrivains comme Moravia. Le but était de les montrer comme les actualités, en avant-programme, dans les salles. Mais personne ne les a vus. J’ai ensuite travaillé un peu dans la production. Un jour, un ami à moi qui vendait des objectifs de Cinémascope à l’italienne, le Totalscope, m a proposé de le représenter en Espagne ? et je suis parti. Entre-temps, j’étais passé à Paris, c’était l’époque de la Rose Rouge (célèbre cabaret tenu par Niko Papatakis), de Sartre et de l’autre, là, qui chantait… Pendant deux ans, j’ai vécu en Espagne. Avant de partir, je n’étais pas un cinéaste italien, j’étais un monsieur qui ne faisait rien. Et c’était très bien. En Espagne, j’ai pensé faire un film, El Pisito (1958). Je l’ai proposé à des metteurs en scène espagnols, mais personne n’en a voulu. Alors j’ai décidé de le faire moi-même.
Vous écrivez le scénario d’El Pisito avec Raphael Azcona, qui deviendra votre collaborateur régulier.
Il était l’auteur d’un livre, El Pisito, que j’avais aimé. Je suis donc allé le chercher. Il gagnait sa vie en faisant des bandes dessinées pour un journal. Je lui ai proposé d’écrire le scénario avec moi. Lui ne savait pas faire de scénario, moi non plus d’ailleurs. Alors on a pris une page, on l’a pliée en deux, et on a commencé à écrire à droite et à gauche. J’ai ensuite fait un très long chemin avec lui en Espagne, en Italie, en Amérique. Mais, au début, tout était totalement improvisé. Je savais au départ que je voulais faire un cinéma différent des autres. Le cinéma de l’époque me cassait beaucoup les couilles.
Ces deux films tournés sous Franco, El Pisito et La Petite voiture (1960) sont très durs pour la société espagnole de l’époque. Le premier raconte l’histoire d’un homme obligé d’épouser une vieille femme plutôt que sa fiancée pour un problème de logement.
Ce n’était pas une société très belle, la vie était très dure. Pour moi non plus, Italien en Espagne, faire des films comme ça, ce n’était pas la joie. J’ai eu beaucoup de problèmes avec la censure. Mon deuxième film espagnol, Los Chicos (1959), a été interdit et personne ne l’a vu. Le film est sorti après la mort de Franco. Mais on ne se contentait pas de faire des films, on sortait la nuit mettre des tracts du parti communiste espagnol dans les boîtes aux lettres.
Ces films étaient-ils pour vous un moyen de critiquer cette Espagne-là.
Je n’ai pas commencé à faire des films pour dire quelque chose. Mon premier travail était de faire du cinéma. C’est tout. Et si j’ai fait des films, c’est aussi parce que je n’arrivais pas à vendre mes objectifs ? je n’en ai vendu qu’un seul, et encore c’était l’exemplaire de démonstration…
Au début des années 6o, vous décidez de revenir en Italie.
Je ne décide pas, je n’ai jamais rien décidé. Parfois, je m’endors à Rome et je me réveille à Paris. Cela se passe comme ça, surtout dans les premières années, avec une grande liberté. Cette grande liberté m a cassé la vie car, après, tout paraît ennuyeux. Je voyageais beaucoup. Je ne sais pas pourquoi je suis revenu en Italie. J’étais l’un des papes de la grande période du
cinéma espagnol, très à la mode alors, et j’aurais pu rester là-bas.
Comment trouvez-vous le cinéma italien à votre retour
Il n’y a pas de cinéma italien. C’est une invention de la critique. Si vous faites un cinéma différent, elle ne sait plus où vous ranger. On a d’abord dit que mon premier film était mauvais. Puis, au moment du deuxième, on a dit que le premier était très beau, mais que le deuxième était nul. Au troisième, les deux premiers devenaient très bien… Moi, j’aime Antonioni, Elio Petri, j’aime les cinéastes et pas les genres. Après avoir fait mes premiers films, la suite devenait facile. Cette facilité est aussi due au fait qu’il y avait alors des gens plus intelligents qu’aujourd’hui: des producteurs comme Carlo Ponti avaient beaucoup plus de fantaisie.
Pourtant, Ponti a massacré Break up (1965-1969)…
Je m’en fiche. Ponti est très bien. Je nous revois encore nous échappant d’un grand hôtel. Un producteur américain avait donné à Ponti l’argent pour faire un film qui aurait dû s’appeler Don Juan, avec Mastroianni. Avec cet argent, il m a permis à la place de faire L’homme au ballon rouge. L’Américain nous courait après, très en colère, sa braguette tenait avec une épingle à nourrice, comme un bébé. Ponti a inventé une nouvelle manière de produire. Maintenant, les producteurs ne font plus rien. De toute façon, mes films sont rapides et ne coûtent rien, je n’ai jamais eu à me soucier des problèmes de production. Quand j’ai trouvé le producteur de La Grande bouffe (1973), j’avais déjà monté le film : j’avais l’histoire et quatre acteurs dont Mastroianni et Noiret. C’était pas compliqué de trouver un producteur.
Tous les acteurs ont plaisir à tourner avec vous, vous avez toujours eu les meilleurs.
C’est parce que je suis rapide et que je ne me casse pas les couilles. Ce sont mes copains. Mais je les dirige vraiment. Les acteurs restent toujours trop proches d’un jeu théâtral, ils ne savent pas quoi faire de leurs mains, ne contrôlent pas leurs mouvements. Mon rôle est de conserver la tension du jeu tout au long du film.
Vous semblez vous adapter à tous les pays Espagne, Italie, France, Amérique…
La plupart des cinéastes sont des gens qui vivent au centre des villes. Ils pensent encore que Paris c’est vivant. Mais ils ne vont jamais à Créteil. Moi, j’ai toujours été en mouvement. J’ai aussi été marcher au centre de l’Afrique avec les Touaregs. En plus, jusqu’à 50 ans, je n’ai jamais pensé à l’argent, c’était donc une vie très belle.
Dans La Dernière femme (1976), on voit votre curiosité: vous êtes l’un des premiers à filmer la banlieue.
Mais ce n’était pas vraiment pour la banlieue. Je montrais que lorsque les gens marchent, le mouvement n est jamais centrifuge. J’ai ensuite cherché de nouveaux territoires, j’ai découvert ce que voulait dire postmoderne et j’ai eu la manie de chercher l’espace et l’image. Je suis parti en Amérique (Rêve de singe, 1978, et Conte de la folie ordinaire, 1981) car je pensais y trouver une image plus moderne. Puis j’ai compris qu’il était plus utile de rester en Europe.
De qui vous sentez-vous le plus proche dans le cinéma italien’
Je n’ai pas de père spirituel, j’aime beaucoup Antonioni et pas du tout Bertolucci. Bertolucci est le roi du vieux cinéma, des belles images, mais de temps en temps, il me fait un peu rire. Comme les gens qui vont se marier, il cherche à garder la plus belle image ? moi, je cherche l’image essentielle. Quand, dans Un Thé au Sahara, Bertolucci met en scène les deux qui doivent baiser dans le désert, il les installe sur des cailloux près d’un précipice. Mais personne ne va baiser au bord d’une falaise! Fellini, lui, est mort, il n’existe presque plus, il est déjà tout mangé. On continue à parler de lui et on ne voit plus ses films. Moi, j’étais en dehors du cinéma italien. C’était l’époque du parti communiste. Mais je ne suivais pas la même politique culturelle que Petri ou De Santis. J’ai toujours été un monsieur qui criait, presque un monsieur du service d’ordre. Je ne faisais pas beaucoup de discours. De toute façon, ma seule position politique, c’est communiste-anarchiste c’est compliqué.
Les cinéastes de votre génération, Bertolucci ou les Taviani, ont fait des films politiques.
Moi, je fais seulement des films de cul. Et je les sauve aujourd’hui encore de la télévision en déclarant que mes films sont porno. Ils passent à minuit, à deux heures du matin… C’est la grande censure. Je ne comprends pas les jeunes. Vous êtes des casse-couilles! Il n’y a aucun cri de dénonciation, rien ! Vous vivez dans la censure de la télé. Moi, je suis allé en prison, j’ai fait des choses contre la censure, on m a mis des menottes. Maintenant, personne ne fait rien contre la télé.
Que pensez-vous du cinéma italien actuel’
Il continue à être très efficace, il n’est pas moins vivant que le cinéma français. Les films merdiques sont aussi merdiques que les français, mais il y en a encore de bons. En France, vous ne voulez connaître que Moretti, c’est la mode. J’aime beaucoup Moretti, mais avec son dernier film, il est devenu le maître des intellectuels. C’est un film que l’on prend pour mesurer la culture. On dit aussi il faut faire faire le cinéma par les jeunes. C’est trompeur, le cinéma doit être fait par les gens qui savent faire du cinéma. On peut faire un film jeune à 90 ans. Les jeunes sont liés à des images, des stéréotypes. Moi je n’étais lié à rien parce que j’étais imbécile, j’étais une bête, je n’avais pas de discours. Moretti, il discute bien. Moi, j’étais comme un sourd-muet, je faisais HuHuHu!?
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