A un âge où l’on ne fait souvent qu’attendre la fin, Manoel de Oliveira continue de sidérer par son activité inlassable, son immense appétit de vie, la fréquence et surtout la qualité de ses films. Inquiétude, son vibrant poème épuré et baroque, exhale le souffle romanesque de Proust ou de Pessoa.
Si Rohmer est un cas unique, Manoel de Oliveira est un Martien, quasiment un objet d’étude scientifique et médicale. Imaginons que l’on transpose son cas à la musique : ce serait un peu comme si John Lee Hooker avait arrêté d’enregistrer pendant vingt ans, puis, à l’âge où le commun des mortels s’enfonce dans la retraite, s’était mis à pondre chaque année un disque majeur.
Alors qu’Inquiétude sort en France, Oliveira est à New York pour un hommage, puis en Suède pour une rétrospective, tout en pensant à son prochain scénario et en s’apprêtant à débuter le tournage d’une version contemporaine de La Princesse de Clèves, avec un rocker portugais en guise de duc de Nemours ! Une énergie, un appétit de vie et de création qui laissent pantois. « De chaque voyage, même très court, je reviens comme d’un sommeil entrecoupé de rêves une torpeur confuse, toutes mes sensations collées les unes aux autres, soûl de ce que j’ai vu. »
C’est dans un état assez proche de ce sentiment de Pessoa-Soares dans le Livre de l’intranquillité qu’on sort d’Inquiétude. Et ce n’est peut-être pas un hasard : entre l’inquiétude d’Oliveira et les passions de l’âme de Pessoa, les liens existent probablement. Inquiétude, grand film, est d’une complexité inextricable et d’une sublime limpidité : après des films certes très beaux mais moins convaincants (l’hermétique Couvent, le bavard Party et le trop testamentaire Voyage au début du monde), Oliveira semble renouer ici avec la veine plus littéraire de ses chefs-d’oeuvre de vieillesse : les amples tourments de Francisca ou de Val Abraham, ou les grandioses prosopopées de Non ou la vaine gloire de commander.
Ce qu’il y a de bien avec les films d’Oliveira, c’est d’abord que l’on y retrouve toute une troupe d’acteurs magnifiques devenus progressivement familiers, de Leonor Silveira à Luís Miguel Cintra, en passant par Diogo Dória ou José Pinto. Mais cette familiarité avec des visages et des attitudes corporelles n’induit aucune adhésion immédiate aux images. De même, ce talent d’Oliveira qui consiste à convoquer, explicitement ou non, tout un patrimoine culturel qui tient en éveil l’attention du spectateur, le pousse à s’interroger, introduit un effet de décalage entre ce que l’on voit et ce que l’on croit connaître. C’est, pour nous, cette sensation de posséder des repères (ici, par exemple, Proust) tout en étant déplacé qui fait la grande richesse des films d’Oliveira.
Qu’est-ce qu’Inquiétude ? Le film d’un grand sceptique sur la question de l’immortalité, ainsi qu’une puissante interrogation sur la persistance des images. Une fois encore, Oliveira s’est entouré de récits littéraires pour composer son film : Inquiétude est l’adaptation de trois brèves nouvelles, Les Immortelles d’Helder Prista Monteiro, Suzy d’Antonio Patricio et La Mère d’un fleuve d’Agustina Bessa-Luís qui avait déjà collaboré avec Oliveira sur plusieurs films. Une parabole, un récit et une fable, trois histoires imbriquées qui explorent le sentiment de la mort et de la disparition.
Chacun des trois mouvements de cette symphonie de l’immortalité possède sa propre autonomie, tout en introduisant des correspondances indirectes et allusives, des résonances discrètes avec les deux autres. La première partie, récit de l’affrontement générationnel entre un vieil homme, scientifique, écrivain riche et célèbre surnommé Grand Papa (José Pinto), et son fils vieillissant mais en pleine santé, est théâtralisée à l’extrême. Le vieil homme exhorte son fils à se tuer (l’extraordinaire « Tue-toi ! » qui ouvre le film) avant que la décrépitude et la sénilité ne fassent de lui un « demi-mort ». Disparaître en pleine gloire pour « rester vivant à jamais » la mort donne l’immortalité. Telle est la trame ressassée à l’extrême de cette pièce de théâtre à laquelle sont en train d’assister les deux protagonistes de la seconde histoire. Oliveira joue bien sûr avec une dextérité extraordinaire de ce récit gigogne en acceptant et en faussant tout à la fois les règles du théâtre filmé. Le coup de génie du cinéaste est d’intégrer au coeur même du récit une ellipse magnifique, ouvrant la scène théâtrale sur l’extérieur et détruisant toute convention : admirable citation du Déjeuner sur l’herbe, avec l’apparition solaire d’Isabel Ruth. A la fin des Immortelles, le rideau tombe, les spectateurs applaudissent et la mise à distance est totale. Ce n’était que du théâtre.
La troisième histoire, La Mère d’un fleuve, est elle aussi intégrée à la seconde en un long flash-back raconté en voix off. Autant le premier récit était une parabole linéaire et tragique, autant le troisième se rattache directement au mythe des origines, au mystère légendaire de la vie. On y cite la Théogonie d’Hésiode, on y parle grec, c’est l’histoire de tous les commencements. La jeune Fisalina, qui éprouve une « tendresse mortelle pour tout ce qui vit » et une grande tristesse, découvre auprès de la Mère d’un fleuve (Irène Papas, magnétique) les mystères de l’origine et devient à son tour immortelle. Lorsque le fleuve jaillit à ses pieds, Fisalina se met à rire. Ce rire répond, comme un écho lointain et improbable, à la violence du « Tue-toi » qui ouvrait le film. Tout cela reste très mystérieux, comme les étoiles du ciel, l’ange des clochers ou les doigts d’or, ces autres détails. Mais c’est avec délectation que l’on s’abîme dans ce mystère.
La belle imbrication des différents volets tient aussi à la perfection du récit-cadre, le second, dans lequel on retrouve un couple un peu fantomatique de dandys portugais qui n’est pas sans rappeler celui de Francisca. Diogo Dória y fait merveille par son jeu incroyablement retenu et sceptique, passant du désarroi le plus simple à la grandiloquence déclamatoire. Pessoa, encore : « Pour connaître le repos, il me manque la santé de l’âme. Pour le mouvement, il me manque quelque chose qui est entre l’âme et le corps ; ce que je sens se dérober à moi, ce ne sont pas les gestes mais l’envie de les faire. » On est ici au coeur de l’inquiétude, de l’incapacité vertigineuse de l’âme au réconfort. Car, sans que jamais la psychologie ne prenne le pas sur la représentation, il n’est question que de cela : d’incarnation fuyante et de contemplation, d’identités troublées et de vérité insaisissable, de temps qui passe et de sentiments persistants.
Tout cela pourrait être très intimidant, très austère, incompréhensible et ennuyeux. C’est au contraire parfaitement émouvant et beau. Grâce en soit aussi rendue à Suzy, le personnage opaque interprété par Leonor Silveira, soleil noir du cinéma d’Oliveira. Ce qui frappe, c’est la tension entre le souci d’une forme claire (il faut sans doute être aussi vieux pour filmer aussi simplement, aussi librement) et la préciosité littéraire qui s’insinue dans le verbe des personnages, dans les détails sursignifiants. Le verbe est capital dans le cinéma d’Oliveira, et tout particulièrement dans Francisca et Inquiétude, mais c’est une parole curieuse, ressassante, quasiment morbide.
Inquiétude est un film énigmatique et capital, un univers de signes tantôt indéchiffrables et tantôt limpides qui se multiplient sans que l’on puisse forcer leur mystère. Mais c’est aussi un film simplement émouvant, dans lequel un vieux cinéaste filme avec une grande tendresse des personnages qu’il a suivis et affinés au cours des ans. En naviguant entre le baroque et l’épure, entre le souci du détail et la rigueur de l’ensemble, Oliveira a réalisé son film le plus vibrant, son plus grand poème.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}